Histoire de la littérature romaine

par

Paul Albert

tome II

1870

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE PREMIER

Le siècle d'Auguste. — Politique, religion, moeurs. — Le prince. — Le théâtre, les mimes. — Labérius et Publius Syrus. — Les
Pantomimes.— Fin de la tragédie.

CHAPITRE II

Virgile.

CHAPITRE III

Horace.

CHAPITRE IV
Les contemporains de Virgile et d'Horace. — Gallus, Tibulle, Properce, Ovide, Varius, Valgius, Albinovanus.— Les didactiques.
— Manilius, Cornelius Severus, Phèdre.

CHAPITRE V

Les prosateurs du siècle d'Auguste. — Ruine de l'éloquence. — L'histoire. — Les contemporains de Tite-Live. — Tite-Live.


LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE PREMIER

Ce qu'on appelle la décadence. — La famille des Sénèque. — Sénèque le Rhéteur. — Sénèque le Philosophe. —Lucain. -Perse. — Pétrone.

CHAPITRE II

Juvénal. — Martial. — Stace. — Silius Italicus.— Valerius Flaccus.

CHAPITRE III

Quintilien. — Pline l'Ancien. — Pline le Jeune.

CHAPITRE IV

L'histoire sous les empereurs. Velléius Paterculus. — Valère Maxime. — Quinte-Curcc.— Florus. — Tacile. — Suétone.


LIVRE CINQUIÈME

CHAPITRE PREMIER

État général des lettres depuis le principat d'Hadrien jusqu'à la fin de l'empire d'Occident. — Les rhéteurs. — Fronton. — Aulu-
Gelle.- Apulée.

CHAPITRE Il

Les Panégyriques et les Historiens. — Les écrivains de l'Histoire Auguste. — Aurelius Victor. — Eutrope. — Sextus Rufus. —
Ammien Marcellin. — Symmaque.

CHAPITRE III

Les derniers poëtes.- Les petits poëtes.- Claudien.- Rutilius Numatianus.


LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE PREMIER

§1.

Le siècle d'Auguste. — Politique. — Religion. — Moeurs. — Le prince. Le théâtre. — Les Mimes.— Labérius etPublius Syrus. —Les Pantomimes. — Fin de la tragédie.

La période de l'histoire littéraire qu'on est convenu d'appeler le Siècle d'Auguste est renfermée dans d'assez étroites limites. Certains critiques rejettent même parmi les écrivains de la décadence le poëte Ovide, né sous le principat d'Auguste, et qui ne lui survécut que de quelques années. C'est pousser un peu loin le purisme. Il est certain néanmoins que les qualités propres aux auteurs de cette époque, ne se retrouvent pas au même degré chez aucun de leurs successeurs. Quelles étaient ces qualités?
La pureté du langage, l'élégance sobre, la mesure ; ajoutez- y un esprit nouveau, mais qui ne se perdra plus, l'esprit monarchique. Les poëtes en particulier en sont de bonne heure profondément imprégnés : les Alexandrins qu'ils étudient, les façonnent bien vite à l'admiration sans bornes du prince; il devient un Dieu, le seul vrai Dieu, car il est vivant, présent et payant. Grâce à lui, plus de troubles, plus de révolutions, le loisir accordé à tous.
Les dernières convulsions de la vie républicaine ont cessé. Brutus et Cassius n'ont survécu que d'un an à Cicéron (712). Après la défaite de Sextus Pompée et la mort d'Antoine, Octave César accepte le monde épuisé de discordes civiles (Tacite). Le temple de Janus est fermé pour la seconde fois depuis Numa; il y a un apaisement universel, et une sorte de recueillement qui ne laisse plus apercevoir que l'imposante grandeur de Rome. Un seul homme dirige les destinées du monde, la servitude commence. Mais elle n'a rien d'amer ou de blessant. Le prince, c'est le titre dont il se contente, est un homme simple dans sa vie et dans ses moeurs. Il habite une maison modeste sur le Palatin; seulement il a réuni l'un après l'autre entre ses mains tous les pouvoirs de la république : il est consul, impérator, tribun, grand pontife, il sera même censeur; mais rien ne semble changé dans la constitution de l'État : c'est l'élection qui lui confère toutes ces dignités. Le Sénat semble gouverner; le prince n'a pris pour lui que l'administration de certaines provinces. Il a des collègues dans le consulat, et il affecte de les prendre parmi ceux qui sembleraient devoir être ses plus implacables ennemis, le fils de Cicéron par exemple, puis les Pollion, les Pison, les Varron, les Lépidus, les Lentulus, les noms les plus illustres de la république. Ainsi, son usurpation est comme consacrée par l'adhésion de ceux-là mêmes qui devaient y être les plus hostiles. La douceur et l'habileté du prince, cet art qu'il a de faire accepter à tous un pouvoir qui est la ruine réelle de toute liberté, triomphent sans peine des dernières résistances. Quelques vieux républicains restent bien à l'écart, insensibles à toutes les cajoleries de l'empereur : tel Valérius Messala Corvinus qui, nommé par lui préfet de la ville, refuse, parce que, dit-il, "cette dignité n'est pas faite pour un citoyen," mais< c'est un exemple qui n'a rien de contagieux. Octave est bientôt salué du nom d'Auguste, un décret du Sénat le met au-dessus des lois. Encore un pas, et il est Dieu. Les poëtes chantent déjà son apothéose. Il incarne en lui la majesté et la divinité même de Rome. Ce qui frappe tous les regards, ce qui ravit toutes les imaginations, c'est la grandeur de Rome dominatrice du monde, et les doux loisirs de la paix dus à un prince qui est le bienfaiteur de l'univers. Voilà les sources d'inspiration pour les poëtes et les historiens : il en est de plus hautes.
On a vu par Cicéron et Varron ce qu'étaient devenues les croyances religieuses des Romains, je n'y reviendrai pas. Il n'y avait pas dans tout l'empire un seul homme éclairé qui admît encore les fables du polythéisme. Mais tous reconnaissaient en même temps la nécessité d'une religion officielle, placée dans les mains du Sénat, ou d'un collége d'augures, pris parmi les plus illustres citoyens.
Auguste voulut restaurer le culte national et l'épurer en bannissant les superstitions étrangères, particulièrement celles de l'Orient qui avaient envahi Rome. Mécène lui conseilla d'employer jusqu'aux supplices pour arrêter les progrès menaçants des cultes asiatiques. Mais tous ses efforts échouèrent. Ces superstitions et ces pratiques bizarres et monstrueuses étaient au nombre de ces choses dont parle Tacite, qu'on défend toujours et qu'on n'empêche jamais. Il fit relever les temples détruits et en construisit de nouveaux; il affecta le plus grand zèle pour l'accomplissement de toutes les cérémonies de la religion nationale; il fit célébrer par ses poëtes les anciens dieux du Latium, les fêtes instituées en leur honneur; il essaya de donner la vie et le mouvement à ces abstractions froides, à ces allégories grossières qui pâlissaient devant les splendides divinités de la Grèce et de l'Orient; il entoura d'un éclat inaccoutumé les Jeux séculaires que chanta froidement Horace : mais toute cette pompe extérieure ne réussit pas à galvaniser le cadavre du polythéisme romain. On savait d'ailleurs qu'Auguste lui-même, dans une orgie, avait parodié avec des compagnons de débauche les festins des douze grandes divinités de l'Olympe. Et Horace, son ami, ne craignait pas de dire : « Que le juif Apella croie cela, je le veux bien, mais je sais moi ce que c'est que les dieux. » Aussi tous ces nouveaux collèges de prêtres qu'il créa, tous les priviléges qu'il leur accorda, toutes les splendeurs antiques qu'il rétablit, rien ne put ramener à des croyances mortes un peuple qu'attiraient de plus en plus les mystérieuses pratiques des cultes de l'Orient. Auguste ne put même trouver une vestale pour remplacer celle qui venait de mourir. Mais en revanche Mithra, Cybèle, Isis et Sérapis ont des adorateurs sans nombre, et les lois les plus sévères ne les peuvent décourager. Le prince lui-même, s'il poursuit ces cultes étrangers, sacrifie aux superstitions populaires. Il craint la foudre, se couvre d'une peau de veau marin pour s'en préserver, et va se cacher dans une cave bien close. Il redoute le vol d'un aigle, qui apparaît au moment où il va clore le lustre; pour rien au monde il ne chausserait son pied gauche le premier. Le nouveau dieu se défie de ses collègues. Même hypocrisie dans les moeurs. Les désordres que j 'ai signalés au début du siècle précédent, subsistent, avec cette aggravation, qu'ils sont acceptés de tous, qu'ils sont devenus la coutume régnante. La famille, cette base de l 'État, n'existe plus. La facilité du divorce devenue extrême, l'adultère reçu en usage, l'ont sapée à la base. Mécène, l'ami particulier de l'empereur, divorce huit ou dix fois avec sa femme dont il ne peut se passer et avec laquelle il ne peut vivre. Auguste a enlevé Livie enceinte à son époux. Mais il n'en publie pas moins les lois les plus sévères contre l'adultère et la séduction. Les deux Julie, sa fille et sa petite-fille, font scandale dans une société qui était cependant fort indulgente; l'empereur est forcé de les exiler. Ses lois sur la pudicité sont violées par ceux qui l'approchent de plus près. Il a pour consolation les vers d'Horace, l'amant des Néère et de tant d'autres, qui s'écrie: Aucun adultère ne souille plus la chasteté de la maison ; les moeurs et les lois ont vaincu cette honte : les femmes mettent au monde des enfants qui ressemblent à leur père, le châtiment suit le crime et l'écrase. Et ailleurs : Il a mis un frein à la licence qui se précipitait en désordonnée, il a fait disparaître le crime, il a fait refleurir les anciennes moeurs. Toutes ces lois, toutes ces assertions poétiques sont vaines et mensongères. Symptôme plus grave, la plaie du célibat s'étend tous les jours.
Les encouragements honorifiques et pécuniaires de l'empereur ne peuvent décider les Romains au mariage, même au mariage tel qu'il est alors, si voisin du divorce. Horace célèbre le bonheur et la pureté des chastes et fécondes unions, mais ni lui ni Virgile ne se marient. Attendons les dernières années du règne, et nous verrons Ovide rédiger le code qui régit alors les rapports entre les deux sexes, c'est celui de la séduction et de la galanterie.
La suppression de la vie publique, et l'oisiveté qui en est la conséquence, achèvent de démoraliser les Romains. Ils se plongent avec une sorte de fureur dans toutes les folies du luxe et de la débauche. Les lois somptuaires sont impuissantes à les contenir. L'épicurisme fait chaque jour de nouvelles conquêtes : c'est bien la philosophie qui convient à des hommes à qui les nobles occupations de la vie publique sont interdites. Les jeux du cirque et du théâtre remplissent une partie de l'année; l'autre se passe en voyages, ou dans les villas splendides de la Campanie. Quant au peuple, il est nourri par l'État, ou plutôt par César ; il ne fait rien, il assiste aux représentations scéniques, aux tueries de l'amphithéâtre,mendiant, sale, déguenillé. Auguste les voit fourmiller au forum dans leurs haillons, et il déclame avec une emphase ironique le vers majestueux de Virgile :
Romanos rerum dominos gentemque togatam.
De toges ils n'en ont plus, Horace dira bientôt « la populace en tunique », (tunicatus popellus). Où est le client d'Ennius? où est « ce citoyen avec qui le patron s'entretenait des grandes affaires du forum et du Sénat » ? Le client, c'est le mendiant attitré, qui suit son patron pour lui faire un beau cortège et ne lui parle que pour demander l'aumône. Voilà ce que l'on trouve dans Rome. Mais Rome elle-même, c'est la création d'Auguste, c'est la vraie et l'unique splendeur du nouveau règne. Le prince se vante de l'avoir reçue de briques et de la laisser de marbre. Un forum nouveau, des temples éclatants de marbre et d'or, des portiques immenses, où les oisifs se promènent en causant, des basiliques, toute une ville monumentale bâtie au milieu de l'ancienne, voilà l'oeuvre d'Auguste.
Il sollicite la collaboration des riches citoyens, obtient de Marcius Philippus la construction d'un temple à Hercule, de Corniticius, celle d'un temple à Diane, d'Asinius Pollion, celle d'un temple à la Liberté. Cornélius Balbus, Statilius Taurus et surtout Agrippa construisent à l'envi théâtres, temples, portiques, bains, aqueducs. Le nombre et la magnificence des jeux publics donnés par l'empereur, sont incroyables; il en donnait en son nom et au nom des principaux magistrats, c'était un moyen de gouvernement. On y voyait des histrions de tous les pays et de toutes les langues, car toutes les nations de la terre avaient leurs représentants à Rome. Chasses, luttes d'athlètes, combats navals, courses de chars, combats de bêtes et de gladiateurs : il convoque dans des cirques immenses Rome tout entière, sauf quelques soldats destinés à protéger contre les voleurs les maisons sans habitants.
Il renouvelle les Jeux Troyens, où la brillante jeunesse romaine étale ses grâces et fait l'essai de son adresse. Il montre aux députés des peuples étrangers cette magnificence.
Il s'épuise en inventions bizarres pour amuser son peuple, exhibant tantôt un rhinocéros ou un serpent de cinquante coudées. Il règle avec un soin minutieux la place que chacun doit occuper : ici les sénateurs, là les chevaliers, plus loin les soldats, puis les hommes mariés; les femmes ne peuvent assister aux combats de gladiateurs qu'à une certaine distance; les vestales seules ont une place réservée et tout près de la scène. Il fait aussi la police parmi les histrions, fait fouetter celui-ci, récompense celui-là. Il est évident qu'il attachait à cette partie de sa tâche la plus grande importance, et avec raison. Néron, qui l'imita en cela, fut toujours populaire. Tel est le milieu où vivent les écrivains du siècle d'Auguste.
Après Cicéron, Varron, Lucrèce, Catulle, les lettres étaient devenues une des puissances de la république. Il fallait compter avec elles, Auguste le comprit. Il fut le protecteur déclaré et voulut être l'ami des grands écrivains de son temps. Il séduit le républicain Varron en le chargeant d'acheter et d'organiser de vastes bibliothèques publiques ; il recueille le poëte Horace, naufragé de Philippes, et qui s'était cru l'âme d'un républicain ; il encourage le doux Virgile, le comble de bienfaits, lui donne de nobles sujets de poëmes, la glorification de l'antique agriculture du Latium, les légendes héroïques du berceau de Rome. Il a les plus douces flatteries pour Tite-Live, qui commence à écrire sa grande histoire de Rome ; il lui fait doucement la guerre sur son attachement à l'ancienne république et l'appelle Pompéien. Lui-même affecte le plus profond respect pour les grands citoyens qui l'ont combattu; il salue la statue de Brutus à Milan, il supporte l'humeur hautaine et dénigrante de l'historien Timagène, et la prétendue opposition d'Asinius'Pollion. Il encourage le goût des lectures publiques, des petits comités littéraires, et il les honore volontiers de sa présence. Ces gens qui liment des vers ou des périodes avec tant de soin, qui méprisent le vulgaire et se piquent de ne plaire qu'aux délicats, il les aime, il voit en eux des collaborateurs. Ils ne soulèveront point de tempêtes au forum ni au sénat; leurs vers ne voleront point sur les bouches enflammées des hommes, et ne verseront point dans leurs coeurs jusqu'à la moelle des traits de feu, comme ceux du vieil Ennius. Ils berceront et charmeront les oisifs et les érudits.
Cependant, quand la mort a emporté l'un après l'autre tous ceux qui avaient vu les derniers orages de la république et de la liberté, l'empereur est d'humeur moins facile envers ceux qui sont nés ses sujets. Il chasse Timagène, il exile Ovide en Scythie, il tire du fourreau la loi de majesté qui deviendra l'épée de chevet de Tibère, et l'étend aux écrits satiriques. Il fait brûler l'histoire de Labiénus, et exiler Cornélius Sévérus, le seul poëtequi se fût indigné du meurtre de Cicéron. Pour éviter l'exil, Albutius Silon, coupable d'avoir regretté trop haut la république, se tua. C'est le revers de la médaille. Les littérateurs sont avertis ; ils savent ce qu'il leur est permis d'approuver ou de blâmer. Les splendeurs de la Rome impériale s'imposent à eux. Poëtes, historiens, orateurs, érudits, il faut que tous ne songent au passé que pour le faire servir à la glorification du présent.

§ II.

LE THÉÂTRE.

L'influence de l'esprit nouveau pesa tout d'abord sur le théâtre et sur l'éloquence. L'éloquence fut pacifiée, c'est-à-dire qu'elle n'exista plus, car la parole est une arme, et tout orateur est un combattant. Le théâtre ne pouvait, lui, cesser d'être; car si les Romains d'alors étaient las des orages du forum et des tribunaux, ils n'en étaient que plus avides de divertissements. La ruine de la vie publique les avait rendus nécessaires ; seulement le théâtre se transforma comme tout le reste.
A la fin du septième siècle, le peuple applaudissait les comédies de Plante et de Térence, les tragédies de Pacuvius et d'Attius. De grands acteurs, amis des plus illustres personnages de la république, Ésopus, Roscius, avaient porté l'art de la déclamation et du geste au plus haut degré de perfection. De plus, bien que le nombre des pièces empruntées à l'histoire nationale fût très restreint, les spectateurs portant au théâtre les passions de la vie publique, saisissaient avidement ou créaient dans les oeuvres des poètes une foule d'allusions qui enflammaient l'attention. Enfin des pièces purement nationales par le choix des sujets et des personnages, les Atellanes, offraient une satisfaction à ce besoin de raillerie et de satire si vif chez la race italique. Dès le milieu du principat d'Auguste, tout cela a disparu, ou du moins on n'en découvre plus aucune trace. L'Atellane, qui ne doit pas périr cependant, car nous la retrouvons sous Caligula et Néron, a cédé momentanément la place à un genre nouveau, à la fois étranger d'origine et national de caractère, c'est le mime. Je n'en dirai qu'un mot, aussi bien les représentants du mime sont perdus pour nous; leurs noms, quelques indications de titres de pièces, un prologue et des vers-sentences, voilà tout ce qui en a été conservé. Rien de tout cela ne peut nous donner une idée bien nette de ce qu'était dans sa composition et son esprit ce genre qui semble par son nom se rattacher à la Grèce, et par son caractère demeurer tout à fait italique. Ce qui dominait en effet dans le mime, c'était le côté satirique, si cher aux Italiens. Les personnages étaient plus varies que dans l'Atellane, mais au fond il y avait une grande analogie dans l'esprit général des rôles. Le plus ordinairement, le poëte mettait en scène moins un individu qu'une profession; nous avons déjà signalé ce caractère dans l'Atellane. Les foulons, les fileuses, le cordier, le marchand de sel, le teinturier, le pécheur, la courtisane, l'augure, voilà les titres de quelques-uns des mimes de Labérius; c'était une peinture des moeurs de l'Italie, des villes municipales sans doute. Il paraît que les plaisanteries des mimes étaient extrêmement salées, les situations scabreuses, pour ne pas dire pis. Le patito de ces pièces était le plus souvent un honnête mari trompé, bafoué, battu. C'était le commentaire populaire des lois d'Auguste sur l'adultère et la pudicité. Écoutons Ovide, sacrifié, disait-on, à la morale publique. "Que serait-ce donc, si j'avais écrit des mimes aux plaisanteries obscènes, peintures d'amours criminelles? c'est là qu'on voit paraître un amant brillant et paré; c'est là qu'une femme rusée trompe son mari. Voilà les spectacles auxquels assistent la vierge, la matrone, l'homme fait et l'enfant, et le sénat presque tout entier. Ce n'est pas assez que l'oreille y soit souillée de mots impudiques, les yeux s'y accoutument à supporter toutes les obscénités. Une femme a-t-elle imaginé un tour nouveau pour tromper son mari, on applaudit, on lui décerne la palme. Plus la pièce est éhontée, plus elle rapporte au poëte, plus le préteur la paye cher. Compte, Auguste, ce que coûtent ces jeux placés sous ton nom, tu verras à cornbien te reviennent de telles turpitudes. Et tu as assisté toi-même à de tels spectacles, tu les as commandés toi-même, car partout et toujours douce et familière est ta majesté! Oui, de tes yeux, de ces yeux qui veillent sur le monde, tu as contemplé tranquille ces peintures de l'adultère (1)."

(1) Ovid. Trist. lib. II, v. 495. — Je recommande la lecture de l'élégie tout entière, peinture fort curieuse des moeurs et de la littérature légère du temps.

Par une inconséquence qui ne doit pas nous surprendre, ces pièces graveleuses étaient semées de sentences morales admirables. Les Romains ont toujours aimé ce mélange du bouffon et du sérieux, du lascif et de l'austère. Dans l'âge suivant, quand les commentaires commencèrent à fleurir sur les ruines de la littérature originale, on tira des mimes de Publius Syrus une sorte de code moral en vers. Sénèque admirait fort ces maximes qui se détachaient comme une perle pure de la fange du mime. Il se plait à citer Publius Syrus, il le commente avec son enthousiasme ordinaire. Le mime eut trois représentants illustres, Cn. Mattius, le seul ami désintéressé qu'ait eu le dictateur César; il fut le créateur des mimiambes ; Décimus Labérius et Publius Syrus. Les autres, contemporains d'Ovide, ne sont pas même nommés par lui. Décimus Labérius était chevalier romain, et appartenait au parti populaire. Il était hostile au dictateur César. Celui-ci l'invita à représenter lui-même les mimes qu'il composait, et lui offrit pour cela 500,000 sesterces. Une telle invitation était un ordre. Labérius parut sur la scène, et, dans le prologue suivant, il expliqua la violence qui lui était faite. Les hyperboles laudatives à l'adresse du dictateur ne sont pas autre chose qu'une ironie sanglante. «Nécessité au cours oblique, dont beaucoup ont voulu et dont peu ont pu éviter le choc, où m'as-tu réduit, presque au terme de ma vie? Moi que ni l'ambition, ni la faveur, ni la crainte, ni la puissance n'ébranlèrent jamais au temps de ma jeunesse, voici que dans ma vieillesse je glisse de mon rang pour obéir à la prière humble, douce et caressante sortie de l'âme clémente d'un homme illustre ! Simple mortel, puis-je rien refuser à celui à qui les dieux eux-mêmes n'ont rien pu refuser! Ainsi, après soixante ans d'une vie sans tache, sorti de ma maison chevalier romain, j'y rentrerai mime! Ah! j'ai trop vécu d'un jour. 0 fortune, toujours excessive dans le bien comme dans le mal, si tel était ton caprice que mon génie dans les lettres fût l'écueil où se brisât ma réputation, pourquoi n'est-ce pas au temps où mes membres étaient pleins de vigueur et de séve, au temps où j'aurais pu complaire au peuple romain et à un tel homme, que tu m'as saisi pour me courber sous ton étreinte? Où me jettes-tu aujourd'hui ? Qu'apporté-je sur la scène ? Le charme de la beauté, la grâce du corps, l'énergie de l'âme, le doux son de la voix? Non. Comme le lierre rampant étouffe l'arbre vigoureux, ainsi l'âge m'étrangle par l'étreinte des ans ; véritable sépulcre, je ne conserve que mon nom. » Tel n'était pas le ton ordinaire des mimes, comme on peut le penser. Ceci est de la fière et virulente ironie. Labérius, dégradé pour avoir paru sur la scène, redevint chevalier romain, grâce aux 500,000 sesterces que lui donna César ; mais quand il voulut aller prendre sa place parmi ses égaux, ils s'arrangèrent de façon à ce qu'il ne pût s'asseoir : « Je l'offrirais bien une place, lui cria Cicéron, si je n'étais si serré. Tu n'as pas trop de deux sièges, » répliqua le mime, par une allusion sanglante à la conduite équivoque de Cicéron allant toujours de Pompée à César. Ce même Labérius, dans la pièce même qu'il dut jouer, prit le costume d'un esclave syrien, qui, meurtri de coups et cherchant à fuir, criait : « 0 Romains, c'en est fait de notre liberté! » Et il ajoutait, sombre menace : « Il doit craindre tout le monde celui que tout le monde craint. » « A ce vers, dit Macrobe, le peuple, se tournant en foule vers César, montra qu'il comprenait le soufflet insolent donné à sa tyrannie. » Le dictateur se vengea en refusant le prix à Labérius, pour le donner à l'esclave affranchi Publius Syrus. Celui-ci était fort admiré des anciens, moins pour son génie comique dont ils ne parlent guère, que pour les maximes morales semées dans ses mimes. On en fit un recueil dans le siècle suivant, vraisemblablement après la mort de Sénèque.
Ce recueil nous le possédons encore. Il se compose de 860 vers sentences, rangés par ordre alphabétique. Il est certain que ce recueil, qui porte le nom de Publius Syrus, est formé d'extraits empruntés à plusieurs auteurs différents, à Labérius, à Matlius, et probablement à Sénèque lui-même. Ce qui semble le prouver, c'est que le vers de Labérius, cité plus haut : « Il doit craindre tout le monde celui que tout le monde craint, » fait partie de ce recueil. Ces maximes parfois ingénieuses et profondes, sont écrites dans le style de Sénèque : brèves, antithétiques, elles frappent l'esprit, sans le satisfaire toujours. Peu ou point d'images, ni même d'expressions poétiques; cependant je ne sais quoi de condensé, de grave, de triste, qui n'est pas sans charmes. Voici un vers tout grec par la grâce et le sérieux : « L'amour, comme les larmes, naît des yeux et tombe sur le coeur. » On plaçait ces sentences morales entre les mains des enfants dans les écoles au temps de saint Jérôme.
Le mime était encore un poëme dramatique, si inférieur qu'il fût à la comédie; mais que dire des Pantomimes, qui bientôt le rejetèrent au second rang? De tout temps, les Romains préférèrent les spectacles qui frappaient les sens aux représentations idéales de la vie humaine. On se rappelle comment ils dispensèrent Livius Andronicus de déclamer ses rôles, pourvu qu'il les jouât par le geste. Cette tendance du génie italique prédomina de plus en plus. Bientôt les paroles devinrent l'accessoire, l'insignifiant, le geste fut tout. De là, le Pantomime, de là, la suppression du poëte remplacé par l'histrion.
Au moyen de la danse, de la gesticulation, de mouvements harmonieux du corps, l'acteur des Pantomimes exprimait tous les actes, toutes les sensations, toutes les passions. Ces danses expressives ne furent plus un intermède comme les ballets de notre opéra, ce fut la partie importante du spectacle. Les choeurs étaient comme un repos ménagé au Pantomime. C'est sous Auguste que ce genre nouveau fut créé, et du premier coup il parvint à la perfection. Deux acteurs célèbres, Pylade et Bathylle, passionnèrent les sujets du prince. Bathylle, affranchi et mignon de Mécène, excellait dans la danse comique et gracieuse, Pylade, dans la danse grave et pathétique. Il y eut des factions, des luttes, des émeutes dont les deux histrions étaient les héros. Pylade fut banni par Auguste, puis rappelé. « Tu n'exciteras plus de cabales contre Balhylle, lui dit l'empereur. » «Mais, César, répond l'autre, il vous est utile que le peuple s'occupe de Bathylle et de moi. » Pylade avait de l'esprit et comprenait son temps. Voilà en effet les seuls orages intérieurs que Rome ait connus sous Auguste. La révolution est accomplie. Le Pantomime détruisit la comédie; il tua aussi la tragédie. Il y avait en effet des acteurs de Pantomimes tragiques, qui dansaient une tragédie (saltare tragoediam).
Jusqu'où cet art fut porté, on peut à peine se l'imaginer d'après les témoignages des auteurs anciens. Les situations les plus délicates, les plus impossibles à rendre par le geste, sans le secours de la parole, étaient figurées avec une vérité saisissante. Par une conséquence toute naturelle, le poëte devint un être inutile. Je ne sais en effet s'il y eut des tragédies proprement dites représentées sous le règne d'Auguste. Il y. eut des poëtes tragiques, on n'en peut douter, mais leurs oeuvres furent-elles jamais interprétées sur le théâtre ? Elles étaient lues, déclamées si l'on veut, en petit comité, devant des amis prompts à applaudir, à titre de revanche. Tels furent probablement le Thyeste de Varius, l'Atalante de Gracchus, l'Adraste de Julius César Strabon, la Médée d'Ovide, et les tragédies de Cassius de Parme et d'Asinius Pollion.
Écoutons Horace : voici ce qui se passait au théâtre sous ce règne d'Auguste, l'âge d'or des lettres latines.Voici ce qui épouvante et met en fuite le poëte le plus audacieux. Cette partie du public, qui est la plus nombreuse, mais non pas la meilleure, cette foule ignorante et stupide, toute prête à en venir aux mains pour peu que les chevaliers ne soient pas de son avis, s'avise parfois au milieu de la pièce de demander un ours ou des lutteurs, car tel est le goût de la populace, que dis-je ? des chevaliers eux-mêmes. Déjà le plaisir a fui de leurs oreilies pour passer à leurs yeux errants et amusés de vains spectacles. Quatre heures et plus, la toile demeure baissée, tandis que défileront sur la scène cavaliers et fantassins, escadrons et bataillons. Puis vient, menée en triomphe et les mains liées derrière le dos, la fortune des rois vaincus; puis des chars qui se hâtent, des litières, des fourgons, des vaisseaux, nos conquêtes figurées en ivoire, Corinthe elle-même captive. Oh ! combien rirait Démocrite, s'il était encore de ce monde, de voir l'animal à double nature, panthère et chameau tout ensemble (la giraffe), ou bien l'éléphant blanc, fixer seuls les regards de la foule ! Les spectateurs l'attacheraient plus que le spectacle, et mieux que les comédiens lui donneraient la comédie. Pour nos poëtes, il lui semblerait qu'ils font des contes à un âne sourd. Quelle voix en effet assez puissante pour surmonter le bruit dont retentissent nos théâtres? Non, les bois du mont Gargan, les flots de la mer de Toscane ne mugissent pas avec plus de fureur que le public de nos jeux, devant ces richesses lointaines, ces produits d'un art étranger dont l'acteur se montre paré, et qui dès son entrée sur la scène, font de toutes parts battre des mains. « Quoi ? qu'a-t-il dit? — Rien encore.—Et qu'applaudit-on ? Sa robe teinte, aux fabriques de Tarente, de la couleur des violettes. »

CHAPITRE II

VIRGILE

§1.

L'HOMME.

Les biographes, les commentateurs et la légende ont chargé de détails puérils ou merveilleux la vie de Virgile. Elle présente peu d'incidents, c'est une véritable vie de poëte. Il est né dans la haute Italie, à Andes, près de Mantoue, l'an 684 (70 avant J.-C.). Son père, petit propriétaire ou potier; s'appelait Majus ou Magus; c'est peut-être sur ce frêle fondement que l'imagination populaire fit de Virgilè un magicien. Ses connaissances très variées et très étendues, les maîtres dont il suivit les leçons (le grammairien Parthénius, et le philosophe Epicurien Syron) permettent de supposer qu'il jouissait d'une certaine aisance. Peut-être fût-il demeuré inconnu, s'il n'avait été victime des misères du temps. Son patrimoine lui fut enlevé en 713, à la suite de la distribution de terres que les triumvirs firent à leurs soldats.(Voir la première Bucolique.) Asinius Pollion et Mécène obtinrent d'Auguste la réparation de cette injustice. Dès ce jour, Virgile est recherché par les plus grands personnages de Rome. Il publie de 713 à 717, les Bucoliques; de 717 à 724, les Géorgiques ; les dernières années de sa vie, de 724 à 735, sont consacrées à l'Ênéide, qu'il laissa inachevée. La douceur de son caractère exerçait un charme infini sur tous ceux qui l'approchaient ; mais il était d'une timidité extrême, peu fait pour l'existence de citadin et de courtisan. Aussi habitait-il d'ordinaire Naples ou Tarente, livré à l'étude et à la contemplation sereine de la nature. La faiblesse de sa santé, une sensibilité vive et profonde, un besoin continuel de recueillement et de paix, lui firent souvent préférer à Rome, où l'appelaient d'illustres amitiés, le séjour des champs. La dernière année de sa vie, il voulut voir la Grèce et l'Asie Mineure, demander aux lieux chantés par Homère une dernière inspiration. Il ne put achever ce voyage, revint précipitamment et mourut en débarquant à Brindes. Il avait institué pour ses héritiers Auguste, Mécène, Varius et Plotius Tucca, et exprimé le désir que son Énéide fût livrée aux flammes. Ses amis la publièrent sans y rien changer. Elle renferme des vers inachevés et quelques contradictions. Il fut enseveli à Naples, ainsi qu'il l'avait souhaité. On montre encore aujourd'hui son prétendu tombeau. Il n'est pas plus authentique que les bustes nombreux du poëte. Peut-être la petite miniature qui se trouve dans un manuscrit du Vatican, est-elle une reproduction d'un buste ancien.

§ II.

Virgile avait vingt-six ans quand César fut assassiné. Il vit et détesta toutes les horreurs de la guerre civile et les excès de la victoire plus cruels encore. Provincial, étranger à tous les partis, il fut de bonne heure indifférent à leurs succès ou à leurs revers. La paix, l'ordre, la stabilité, voilà les premiers biens qu'il souhaita pour sa patrie et pour lui-même. L'empire les lui donna, il aima l'empire, et salua dans Auguste le bienfaiteur du monde.
Horace fut d'abord un ardent républicain ; toutes les sympathies de Virgile étaient pour la monarchie. Elles se conciliaient heureusement avec le goût particulier qui le porta toujours vers la philosophie d'Épicure : on sait de reste qu'elle est peu propre à faire des citoyens. Aussi bien une société nouvelle se fonde, animée d'un tout autre esprit que celui de Rome républicaine. Il y a un assoupissement général de la vie politique. La paix est imposée au monde, le repos aux particuliers. Détournée de son objet ordinaire, l'activité des patriciens se porte vers les études littéraires. Il y avait du temps de Cicéron un reste du vieux préjugé romain contre les hommes qui aimaient mieux écrire qu'agir : aujourd'hui tout le monde rêve la gloire d'auteur. Des collèges de poëtes se forment, les lectures publiques sont instituées ; Auguste, Mécène, Pollion, se plaisent à y assister. Libraires, rhéteurs, grammairiens, philosophes, une foule d'industries et de professions jusqu'alors peu connues ou peu estimées, s'établissent à Rome ; c'est une véritable invasion de la Grèce savante, lettrée, artistique. «Feuilletez nuit et jour, dit Horace, les modèles grecs. » Une nouvelle école littéraire se fonde, Virgile en est le chef, Horace en est le champion. L'un crée les modèles achevés de l'imitation savante ; l'autre bat en brèche la gloire des vieux auteurs nationaux, pose les principes de l'art nouveau, et le défend contre les amateurs obstinés de l'antiquité.
Faibles d'invention et d'élan, les poëtes novateurs sont des artistes consommés de beau langage et de versification. Leur travail est celui de l'abeille, à laquelle se compare Horace ; il est lent, mais exquis. Épopée, poésie lyrique, didactique, élégiaque, pastorale, ils laissent dans chaque genre un spécimen accompli de leur art. Les calamités des guerres civiles d'une part, de l'autre, la paix glorieuse de l'empire, et la splendeur de Rome souveraine du monde, voilà l'inspiration générale des oeuvres de cette époque. L'héroïsme et l'amour de la liberté ne les échauffent plus.
Virgile et Horace sont les deux hommes de génie de cette école. Tous deux furent vivement attaqués et critiqués par les admirateurs du passé, un Bavius, un Mévius, un Cornificius, et quelques autres, qui cachaient sous une guerre littéraire une opposition politique. Tous deux ont créé des genres nouveaux dans la littérature romaine, ou donné à des genres anciens une empreinte toute nouvelle : voyons quelle fut la part de Virgile dans cette oeuvre de transformation.

§ III.

Les Bucoliques. (Bucolica). Les grammairiens ont donné aux dix petits poëmes qui composent les Bucoliques, le nom d'Églogues, ou extraits choisis; mais leur véritable titre est Bucolica. Les pâtres de boeufs, étaient les plus anciens et les premiers des bergers; de là, le nom général de pouxoXixa donné à des poëmes destinés à retracer des scènes de la vie pastorale. Les bergers des temps primitifs n'étaient pas les mercenaires ou les esclaves qui conduisaient au pâturage les troupeaux d'un maître. Les populations antiques de l'Arcadie, les Pélasges qui s'étaient établis dans toutes les parties de la Grèce et de l'Italie, furent, les premiers bergers et les premiers poëtes bucoliques. Le culte de la nature adorée et célébrée dans toutes ses manifestations, était alors la seule religion et la seule source de poésie. Chants de joie ou de deuil, chants en l'honneur du printemps qui renouvelle la nature, chants de tristesse sur les longues nuits d'hiver et la mort de toutes choses : voilà les premières expansions de l'âme humaine chez des peuples dont la vie était intimement unie à celle de la terre.
Un érudit, un Alexandrin, Théocrite, essaya de reproduire dans une galerie de petits tableaux les petits faits et les sentiments qui composaient la vie des bergers de Sicile de son temps. Il est le créateur de la poésie pastorale artificielle, aussi éloignée de la poésie des pâtres anciens, que de la vérité contemporaine. Ce fut le modèle qu'imita Virgile. Dans un genre faux ou impossible, il ne réussit pas à créer des personnages réels, ni un intérêt tiré du sujet même. Ses bergers n'ont jamais existé ; jamais bergers n'ont eu les idées et les sentiments que leur prête le poète; jamais ils n'ont chanté les sujets imaginés. par lui. Les combats de chant, ces improvisations dialoguées, d'un tour sarcastique, étaient, comme nous l'avons vu, chères aux anciens habitants du Latium. C'est le seul trait du caractère national reproduit par le poëte, et singulièrement atténué. (Églogues, IIIe, Ve, VIle, VIIIe.) Le cadre même de ces petits poèmes dramatiques est plutôt indiqué que reproduit.
Des allégories souvent obscures, des allusions à des événements politiques ou à des détails sans importance de la vie de quelque courtisan (Églogues Ire, IVe, IXe); un luxe d'érudition pédantesque, importée d'Alexandrie, des subtilités de raisonnement; voilà les défauts les plus saillants de cette première oeuvre du poëte. Il doit les uns à son modèle ; son goût, si délicat plus tard, ne lui avait pas encore fait rejeter les autres. Mais si l'inspiration générale est médiocre, et l'invention presque nulle, dans l'exécution on sent déjà le vrai poëte. Bien qu'il n'ait pas à son service la langue harmonieuse et le dialecte flexible de Théocrite, son style a déjà l'aisance, la noblesse et la grâce dont les Géorgigues seront le plus parfait modèle :
Molle atque facetum,
Virgilio annuerunt gaudentes rure Camænæ,

dit Horace, et il est permis de croire qu'en s'exprimant ainsi, il avait en vue les Bucoliques aussi bien que les Géorgiques.
Mais ne bornons point l'originalité du poëte à d'heureux procédés de style et de versification. Virgile est déjà tout entier dans les Bucoliques. Telle description en quelques vers est un chef-d'oeuvre de vérité et de grâce ; tel fragment a déjà la majesté de l'épopée, mais surtout on sent déjà vibrer ce profond sentiment de la nature qui fut sa plus constante inspiration ; enfin la passion a trouvé son véritable langage. La deuxième Bucolique (Corydon), la huitième (Damon et Alphesiboeus), la dixième (Gallus), sont brûlantes. Choix des détails, simplicité et force de l'expression, et par-dessus tout, mouvement rapide et naturel de l'âme, intime et hardie association de la nature entière aux troubles d'un coeur malade; tout ce que nous retrouverons dans les Géorgiques et dans l'Énéide, est déjà là.
Malgré le factice du genre et la tyrannie du modèle, l'originalité éclate par la vie. L'annonce mystérieuse d'une ère nouvelle saluée par le poëte dans la quatrième Bucolique (Pollion), la remarquable élévation du langage, frappèrent les écrivains chrétiens du quatrième siècle : ils y virent une prédiction de la naissance de Jésus-Christ, et Virgile fut considéré comme une sorte de révélateur païen. Ce petit poëme est de l'année 714. Virgile y célèbre la naissance du petit-fils d'Auguste, ce jeune Marcellus dont il déplora plus tard la mort prématurée (1).

(1) Suivant quelques commentateurs, le poëte salue la naissance de l'enfant que Scribonia, femme d'Auguste, allait mettre au monde. Ce fut la fameuse Julie.

L'ordre dans lequel sont rangées les Bucoliques n'est pas l'ordre chronologique. On peut les ranger ainsi : an 713, deuxième, troisième, cinquième, première, neuvième, huitième Églogues, an 714, sixième et quatrième, an 715, septième et dixième. Ce n'est pas tout à fait l'ordre adopté par Otto Ribbeck.

§IV.

LES GÉORGIQUES.

Les Georgiques (Georgica), poëme didactique en quatre livres sur les travaux des champs. Ce fut, dit-on, sur la prière de Mécène et d'Auguste que Virgile composa les Géorgiques. Les guerres civiles, l'instabilité de la propriété, la démoralisation qui suit toutes les grandes catastrophes, avaient éloigné de l'agriculture, cette forte éducatrice des anciens Romains, les peuples de l'Italie.
Le poëme de Virgile ne lit pas renaitre le goût de ces occupations d'un autre âge : la race laborieuse, sobre et vaillante des petits propriétaires avait disparu ; quelques familles aristocratiques possédaient toutes les terres de l'Italie, les faisaient cultiver par des esclaves ou les mettaient en pâturages. C'est de la Sicile et de l'Egypte que Rome tirait ses approvisionnements de blé. Les vers de Virgile n'eurent donc aucune influence sur les contemporains. Ils les charmèrent, voilà tout. Dans un poëme de ce genre, le premier mérite était l'exactitude du savoir. Virgile possédait sur l'agriculture les connaissances les plus étendues et les plus sûres. Dans l'âge suivant, Pline et Columelle invoquent son autorité. Lui-même avait étudié et imita Hésiode, Théophraste, Aristote, Nicander, Aratus (Prognostica), Xénophon (Aeconomica), Caton et Varron (de Re rustica), Ératosthènes et Parthénius.
Il a emprunté à Aratus toute la partie du premier livre relative aux phénomènes célestes ; Thucydide et Lucrèce lui ont fourni plus d'un trait pour sa description de la peste des animaux ; un poëte alexandrin resté inconnu lui a donné le modèle de l'épisode d'Aristée ; de plus une foule de détails techniques sont tirés de Caton, de Varron et de Xénophon. C'est cependant l'oeuvre la plus originale et la plus forte du poëte. Bien que dans chaque livre il traite un sujet spécial (dans le premier, culture du blé ; dans le deuxième, culture des arbres, dans le troisième, élève du bétail ; dans le quatrième, (éducation des abeilles), le poëme a son unité, non cette unité artificielle et vaine des compositions de ce genre, mais celle qui naît d'une idée générale féconde. La nature apparaît à Virgile dans sa vaste harmonie et dans sa variété infinie : une âme immense la meut et la soutient, et tous les êtres, à quelque degré qu'ils soient placés, sont des manifestations de la substance universelle. La tige du froment née d'un grain de blé, le jeune rejeton du chêne, sorti d'un gland, occupent les derniers degrés dans l'immense échelle des êtres. L'animal vient ensuite, organisme plus savant, mû par une intelligence et pourvu de sensibilité. Enfin, à un degré supérieur encore, d'après les idées anciennes, l'abeille qui participe presque à la raison. Le poëte semble avoir exposé lui-même l'idée de son livre dans ces vers :
His quidam signis atque lisec exempla secuti
Esse apibus partem divinae mentis et haustus
Aetherios dixere ; deum namque ire per omnes
Terrasque tractusque maris coelumque profundum;
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas;
Scilicet huc reddi deinde ac resoluta referri
Omnia; nec morti esse locum, sed viva volare
Sideris in numerum, atque alto succedere caelo
(1).

(1) Georg. IV, 219, sqq.

Ainsi s'expliquent l'intérêt et la vie qui circulent dans le poëme. L'âme de la nature anime jusqu'aux brins d'herbes parasites qui se mêlent aux riches épis ; un sentiment profond de cette universelle réunion des êtres dans un foyer commun soutient et inspire Virgile. Les champs, les bois, les animaux, sont comme les associés inférieurs de l'homme ; il les groupe autour de lui. A mesure qu'il les connaît mieux, il apprend à les aimer, à les respecter en se servant d'eux, en les pliant à ses besoins. Souvent le poëte, par une illusion charmante, transforme en êtres sensibles les plantes et les arbres ; il leur prête des préférences, des aversions, des désirs : le laurier faible encore se tient à l'abri sous la grande ombre de sa mère.
« L'arbre greffé admire son nouveau feuillage et des fruits qui ne viennent pas de lui. » — « Le chêne immobile voit passer les générations des hommes et demeure debout et vainqueur. » — « Au printemps, la terre se gonfle ; elle attend la semence féconde. Alors le père tout-puissant, l'éther, descend en pluies fécondes dans le sein de son épouse réjouie, et mêlé à son corps immense, immense lui-même, il nourrit tous les germes. » C'est en présence de cette infinie variété de phénomènes d'un intérêt éternel, que le poëte, comme enivré de sa contemplation, s'écrie :
Felix qui potuit rerum cognoscere causas !
Vivre parmi ces merveilles, les comprendre et en jouir, lui semble la plus grande des félicités.
0 fortunatos nimium sua si bona norint Agricolas !
Flumina amem sylvasque inglorius....

Voilà où réside le charme infini des Géorgiques: c'est une oeuvre de science et une oeuvre de sentiment. Le poëte connaît, comprend et aime ce qu'il chante. Il y croit surtout, et comment n'y croirait-il pas? Ne voit-il pas éclater sous ses yeux le mouvement et la vie universels ?
Là, est la vive et impérissable originalité de I'oeuvre ; elle réside dans l'union intime de l'homme avec la nature extérieure, union que la loi du travail impose, mais que l'amour rend légère et douce. Point de vue tout nouveau. L'auteur du de Re rustica, Caton, exploite sans pitié et la terre, et les germes qui sortent de son sein fécond, et les animaux qu'il courbe sur les sillons fumants, et les esclaves qu'il traite plus durement encore : c'est un calculateur. Sa vie est une lutte contre la terre nourricière ; il faut lui arracher un à un les trésors qu'elle renferme. Point de pitié pour elle, encore moins d'amour : il semble qu'elle ne rappelle au rude laboureur que cette pesante loi du travail sous laquelle il succombe. Virgile salue dans la terre l'inépuisable bienfaitrice de l'homme, celle qui le nourrit et le rend meilleur. Elle est la richesse, la force, la sérénité ; d'elle émane un charme mystérieux, l'apaisement des soucis et des poursuites insensées. Il convie à cette union fortifiante les hommes de violences et de rapines que les guerres civiles ont laissés sanglants et oisifs. Appel inutile ! Seul alors le poëte comprenait et sentait les pures et saines voluptés de la vie des champs. Les pauvres gens fuyaient à la ville pour être nourris par César, les gens riches allaient à la campagne pour échapper à la ville
.

§V.

L'ÉNÉIDE.

Virgile n'a pas mis la dernière main à son oeuvre, mais il ne l'eût point modifiée dans la composition générale et les grandes parties. Nous avons donc réellement dans l'Enéide l'épopée telle qu'il l'imagina et l'exécuta. Longtemps attendue par les contemporains saluée d'avance comme supérieure à l'Iliade, admirée, imitée, commentée dans les siècles suivants et dans toute la durée du moyen âge, préconisée par les faiseurs de traités et les critiques de tous les temps comme le modèle achevé et le type du poëme épique, l'Enéide a été reléguée depuis le commencement de ce siècle à un rang bien inférieur. La fameuse théorie de Wolti sur les épopées populaires, fruit d'une inspiration collective et libre, a singulièrement exalté les poëmes homériques et rabaissé l'oeuvre de Virgile. C'est une production artificielle, a-t-on dit, une composition d'érudit, admirablement versifiée, mais il faut aller chercher ailleurs le grand souffle épique. On est un peu revenu aujourd'hui de ces appréciations excessives, qui séduisent l'imagination, mais ne supportent pas un examen sévère. Il n'y a pas une oeuvre poétique quelconque où l'art n'apparaisse ; dans quelle mesure et par quels moyens l'art a-t-il atteint la beauté et la vérité ? voilà la vraie question.
Lorsque Virgile composa l'Enéide, Rome n'avait pas d'épopée ; on ne peut en effet donner ce nom aux récits historiques en vers de Naevius ou d'Ennius, mais de nombreuses tentatives en ce genre venaient de se produire et se produisaient encore chaque jour. Un secret instinct avertissait les uns que toute épopée vraiment digne de ce nom, devait avant tout être nationale. Cicéron chantait Marius et son propre consulat; Varron d'Atace célébrait la guerre de César contre les Séquanes (de Bello sequanico). Hostius racontait en vers la guerre d'Istrie (Bellum histricum). Alpinus prenait pour sujet de ses chants les exploits de Pompée. Parmi les amis de Virgile, Valgius, Rufus, Rabirius, et enfin Varius, chantaient les grands événements dont le monde était encore ébranlé, la mort de César, la bataille d'Actium. D'autres au contraire, se reportant aux traditions de l'âge héroïque, refaisaient d'après les cycliques telle ou telle partie des épopées anciennes, les Chants Cypriaques, une Diomédéenne, des Argonauttiques, une Ethiopide, un Retour de Ménélas et d Hélène. Mais ni les uns ni les autres ne découvrirent un sujet d'un intérêt vraiment national, vaste dans ses proportions, touchant à la fois à l'âge héroïque, cet inépuisable foyer de grande poésie, et à l'âge contemporain. Virgile trouva ce sujet dans l'Enéide.
Enée joue un rôle important dans Homère. Fils de Vénus, allié à Priam, présenté déjà dans l'IIliade et dans l'hymne homérique à Aphrodite comme appelé à de mystérieuses et glorieuses destinées, il était de plus, suivant les traditions populaires de l'Italie, considéré comme l'ancêtre des fondateurs de Rome. Epargné par les Grecs après la prise de Troie, il avait successivement abordé en Thrace, en Arcadie, en Sicile et s'était enfin fixé en Italie.
Denys d'Halicarnasse, Tite-Live, les anciens poètes Naevius et Ennius adoptèrent celte croyance générale. Jules César déclarait hautement dans l'Eloge funèbre de sa tante Julia, que sa famille remontait aux Dieux par Iule, Enée et Vénus. Virgile n'a donc été que l'interprète du sentiment de tous, en choisissant pour sujet de son poëme le récit des aventures d'Enée, son arrivée en Italie, les guerres qu'il eut à soutenir, la victoire qu'il remporta. De plus, ce sujet éminemment national était admirablement propre à la composition d'une épopée. De ce côté donc on ne peut refuser au poëte le mérite de l'invention, et la convenance parfaite du choix. Mais, dira-t-on, dans l'exécution, il se montra beaucoup moins original ; on retrouve à chaque page la trace d'emprunts manifestes ; Homère, Apollonius de Rhodes, les Tragiques, sont imités, traduits même sans scrupule. Disons de plus que nous avons perdu un grand nombre des sources auxquelles puisa Virgile, Arctinos, Leschès, Panyasis, Antimaque, et d'autres poëtes cycliques, plusieurs poëtes alexandrins, des tragédies dont nous ne connaissons que les titres, et enfin Naevius, Ennius, et tous ses devanciers latins. Mais qu'importent toutes ces imitations de détail dans une oeuvre aussi vaste, si la conception première est originale, si l'inspiration est forte et vraiment nationale? Or, on ne peut le nier. Ce n'est ni dans Homère, ni dans les Cycliques que Virgile a trouvé cette grande idée de Rome, que les destins suscitent pour être la reine du monde, idée qui est l'unité et la vie de son poëme. Il faut aller plus loin. Homère avait représenté dans ses deux poëmes, d'une part l'enthousiasme guerrier, les grandes batailles livrées loin de la patrie par les héros aventureux, de l'autre, les tribulations et les épreuves infinies du retour. Les poëtes cycliques, soit par imitation, soit en obéissant à un instinct naturel, avaient aussi suivi dans leurs compositions cette double division, les uns s'attachant à tel épisode de la guerre de Troie, les autres ramenant dans ses foyers tel héros. Virgile a réuni dans l'Énéide ce double courant épique. Les six premiers livres procèdent d'une évidente inspiration de l' Odyssée, les six derniers se rapprochent de l'Iliade. Mais l'oeuvre conserve dans son ensemble une unité de ton et de couleur qu'aucune imitation de détail n'a pu altérer. La grande image de Rome domine et absorbe tout. Le poëte n'a pu se représenter sa patrie dominatrice des nations, sans incarner pour ainsi dire son génie et sa gloire en un homme. Cet homme fut Auguste, le pacificateur du monde, l'héritier de César, le descendant d'Iule et des Dieux. C'est par ce côté que l'épopée virgilienne, rameau détaché de la vieille souche épique, fut réellement nationale, contemporaine et vivante.
Le peuple lui-même accepta cette identification de la patrie souveraine des peuples avec Auguste, etl'Enéide si impatiemment désirée de tous, érudits, beaux esprits, peuple illettré, fut par tous accueillie comme le grand, l'impérissable monument de la grandeur romaine. Quant aux imitations, quelques esprits chagrins et envieux les signalèrent, il est vrai ; mais qu'importait aux contemporains? L'originalité majestueuse de l'ensemble emportait tout. Et d'ailleurs, Virgile ne prétendit jamais dissimuler ses emprunts : l'imitation était comme une loi de la littérature latine, et Sénèque le rhéteur a parfaitement raison quand il dit : « Non surripiendi causa, sed palam imitandi, hoc animo ut vellet agnosci. »
Il faut cependant le reconnaître, une lecture suivie de l'Énéide laisse souvent froid et indifférent. L'idée de Rome, la perspective des destinées du peuple-roi, qui agissait si puissamment sur l'imagination des contemporains, se réduit souvent pour les modernes à une pure abstraction. Le patriotisme virgilien ne satisfait pas l'esprit d'un moderne ; nous avons un idéal plus haut, et la cité reine du monde par la conquête, n'est pas à nos yeux la cité universelle. La conception générale qui a présidé à l'oeuvre, si élevée qu'elle soit, ne suffit donc pas à vivifier toutes les parties du poème : il faudrait que les personnages eussent une existence propre ; que par leurs actes, leurs passions, leurs souffrances, ils apparussent véritables contemporains et frères des héros d'Homère, et de plus marqués de ce caractère idéal qui, à travers les différences des lieux et des temps, fait partout reconnaître l'homme à l'homme. Or l'âme de Virgile était plutôt tendre qu'héroïque. Son imagination ne put jamais reproduire la vive couleur de ces âges violents où la force était le seul droit reconnu, où la guerre et le pillage étaient les seules occupations des héros, de ces hommes que Jupiter, dit Homère « avait formé spour vivre de l'adolescence à la vieillesse an sein des mêlées sanglantes, jusquà ce que chacun y pérît. » Ages de fer et d'airain, sans justice et sans pitié, mais d'une poésie incomparable, comme tout ce qui est sincère et fort. Homère en avait retracé une peinture énergique et sobre, et avait à peine adouci çà et là quelques traits du tableau. Virgile n'était point fait pour ces scènes de carnage. Cet horrible droit de la guerre et de la force, il le détestait. Le souvenir des désolations de l'Italie fermait à son imagination tout retour vers des horreurs analogues, même dans les fantastiques régions du passé. De là, la pâle et froide figure d'Enée. Il est jeté dans un monde qui n'est pas fait pour lui. C'est malgré lui, et pour obéir aux destins, qu'il vient prendre possession de ce sol de l'Italie ; c'est malgré lui qu'il veut arracher à Turnus qu'elle aime, Lavinie qui lui est indifférente. C'est malgré lui qu'il combat ses ennemis, qu'il les renverse ; il voudrait leur tendre la main, les relever, cesser cette guerre horrible. Il semble un instrument inerte dans les mains du Destin. Mélancolique et résigné, il se laisse aimer par Didon, et la quitte à la première injonction des Dieux. Un sentiment profond de piété, de la gravité, toutes les qualités sérieuses du Romain, chef d'un vaste empire; mais pas d'élan, pas d'énergie, rien de violent et d'implacable dans la haine, rien enfin de ce qui caractérise un aventurier vaincu, qui cherche fortune, et que de longues souffrances ont fait sans pitié et sans justice. La majesté froide d'Auguste est descendue sur les traits du héros troyen ; et Virgile a de plus versé dans son âme sa propre sensibilité et cette vague mélancolie qui était en lui. En outre, Énée est isolé dans le poëme comme Auguste sur le trône du monde. Le vaillant Gyas, le vaillant Cloanthe, le fidède Achate, ne sont pas des êtres vivants. Où est la variété, où est le mouvement de l'Iliade, cette vaste arène où chaque héros parait à son tour et frappe ses grands coups? Le seul personnage intéressant de l'épopée virgilienne, c'est Turnus, évident ressouvenir de l'Achille homérique, dans lequel un commentateur moderne a cru retrouver le triumvir Antoine !
Telle est la principale imperfection de l'Énéide. La vérité historique qui touche de si près à la vérité poétique, y fait défaut. Vainement on y chercherait ce que nous appelons aujourd'hui couleur locale; même dans les descriptions si savantes de l'Italie ancienne, c'est Rome, toujours Rome qui est au fond du tableau. C'est ce qui conserve à la littérature latine, si faible par l'invention, une originalité remarquable. Plaute et les tragiques de la république habillaient à la romaine leurs personnages grecs; Virgile est resté fidèle à la tradition littéraire de ses devanciers, dont il s'éloigne sous tant d'autres rapports.
C'est ainsi que Racine a conçu et exécuté ses tragédies, si vraies au point de vue humain et général, si contraires à l'histoire et si peu antiques. Les dieux de l'Énéide n'ont pas une personnalité plus forte que ses héros, Le génie romain, dépourvu d'invention, n'a pas su créer de mythes poétiques. Virgile a dû emprunter aux Grecs le caractère, le rôle et les passions qu 'il prête à ses divinités. Son Jupiter, sa Junon, sa Vénus sont tout homériques, avec plus de majesté, comme il sied à des Romains. Quant aux divinités indigènes, tout son génie n'a pu leur donner la vie qui leur manquait. Mais s'il n'a pu reproduire les grands côtés de l'épopée primitive, il a créé le modèle de l'épopée moderne, moins naïve et moins forte, mais plus profonde et plus humaine. Il n'y a rien dans Homère qui approche du IVe et du VIe livre de l'Énéide. Ces admirables analyses de la passion, cette éloquence et cette flamme, tant de grâce, de force et de vérité, voilà l'impérissable triomphe de l'originalité de Virgile. Le VIe livre tout entier est d'une magnificence incomparable. Légendes populaires, conceptions philosophiques sublimes, tableaux éclatants des merveilles que réserve l'avenir aux descendants d'Enée : toutes les splendeurs sont réunies dans cette peinture hardie des mystères du monde des enfers. C'est par ce côté nouveau que Virgile frappa surtout les imaginations du moyen âge si préoccupées des choses de l'autre vie. Dante le prit pour guide dans son voyage à travers les mondes surnaturels.
On trouve à la suite des oeuvres de Virgile plusieurs petits poëmes qui lui furent attribués de bonne heure, et qui, s'ils ne sont pas de lui, appartiennent cependant à ce qu'on est convenu d'appeler le siècle d'Auguste. Ces poëmes sont Culex en 413 vers hexamètres, Ciris en 541, Copa en 38 vers élégiaques, Moretum en 123 vers hexamètres; enfin différentes petites pièces, épigrammes pour la plupart, rangées sous le nom général de Catalecta. Il y a dans le Culex une quarantaine de vers qui semblent comme un premier prélude du fameux épisode : 0 fortunatos nimium ...

§ VI.

LE STYLE.

Pour bien apprécier l'originalité et la suprême beauté du style de Virgile, il faut lire Lucrèce qui écrivit à peine une génération avant lui. Dans Virgile tous les archaïsmes, toutes les aspérités, toutes les consonances barbares, tous les défauts d'une versification souvent abrupte ont disparu. Rien de comparable à la souplesse, à l'harmonie facile de cette nouvelle poésie. Elle se développe doucement par un mouvement aisé et gracieux ; l'expression est élégante sans affectation, les ornements exquis et sobres. La langue rompue par une laborieuse discipline, a le tour naturel et la suavité de l'idiome grec.
Les commentateurs nous ont appris avec quelle lenteur Virgile écrivait, avec quelle sévérité il revoyait et corrigeait sans cesse ses vers. Ce fut là le signe distinctif de la nouvelle école. Les anciens méprisaient la rature, dit Horace ; les écrivains du siècle d'Auguste poursuivent obstinément une perfection de langage qui leur a été rarement refusée. Dans la composition de la phrase règnent une égale distribution d'ombre et de lumière, une mesure et une proportion exquises, de la noblesse sans emphase, de la simplicité sans bassesse: cura, diligentia, aequalitas, disait Quintilien, exactitude, élégance scrupuleuse, unité de couleur et mélange savant de nuances.
Mais cette préoccupation minutieuse de la forme ne nuit en rien à l'expansion du sentiment, au mouvement animé du style. Les nobles idées, les impressions rapides ou profondes de la passion se traduisent en un beau et naturel langage ; le lecteur suit sans effort l'impulsion donnée à son esprit ; l'art est achevé, il ne paraît pas.
Il n'y a pas dans toute l'antiquité d'écrivain qui ait exercé sur l'imagination des hommes une influence aussi profonde et aussi durable que Virgile. L'Énéide, dès son apparition, fut proclamée le chef-d'oeuvre de la poésie. Les grammairiens et les rhéteurs en font la matière de leur enseignement. Expressions, tours de phrases, sentences morales, thèmes de déclamation, c'est l'Énéide qui devient l'arsenal universel. On en fait des centons, des floriléges; les Grecs eux-mêmes traduisent l'épopée romaine.
Le christianisme veut transformer en croyant le grand poëte. Les nobles et mystérieuses aspirations de cette âme élevée, qui semble flotter entre l'Olympe et le ciel chrétien, sont considérées comme des révélations prophétiques. Virgile reçoit un véritable culte : c'est un magicien, un devin. Ses vers deviennent autant d'oracles. La ruine de l'empire romain, loin d'arrêter le développement de la légende pieuse, lui donne une énergie nouvelle. Tout le moyen âge se prosterne avec adoration devant cet enchanteur, qui est à la fois le prophète et le savant universel. La Renaissance ne lui enlève ce caractère surnaturel que pour en faire la première et la plus haute autorité. C'est sur le modèle de l'Ênéide que se font les traités de l'épopée et les épopées. Jamais gloire ne fut plus éclatante et plus pure, jamais la postérité ne confondit aussi intimement dans son admiration et son amour l'homme et son oeuvre. Aussi possédons-nous dans une pureté parfaite le texte de ses poëmes, conservé avec un pieux respect, reproduit à l'infini. Le plus ancien manuscrit, celui de Médicis, remonte au IVe siècle, et un des premiers monuments de l'imprimerie est l'édition prtnceps de Virgile. Quant aux commentateurs de ces oeuvres si admirées, ils furent innombrables. Dès le milieu du premier siècle, on cite Valérius Probus; puis le stoïcien Annaeus Cornutus, puis Emilius Asper, Apronianus, Arruntius Celsus, Hyginus, cité déjà par Aulu-Gelle, Velius Longus, cité par Servius et par Macrobe ; Terentius Scaurus, grammairien célèbre du temps d'Adrien. Nous possédons une vie de Virgile par Donatus, qu'il ne faut pas confondre avec Mlius Douatus, commentateur de Térence. Le commentaire de Servius Afaurus Bonoralus nous est parvenu dans son intégrité; c'était, d'après Macrobe, un grammairien et un rhéteur fort estimé de la fin du quatrième siècle. Ce commentaire est probablement un résumé des travaux antérieurs ; il offre des renseignements curieux sur l'histoire, l'archéologie et la mythologie. Celui qui porte le nom de Junius Philargyrius est beaucoup moins important; et d'ailleurs sa conservation laisse fort à désirer. Les Scholies de Venise, découvertes sur un palimpsestc, par Angelo Maï, ne sont qu'une compilation des anciens commentateurs.

CHAPITRE III

HORACE.

On aime à se représenter Virgile dans les hauteurs sereines, entre le ciel et la terre, ombre à la fois légère et majestueuse, pure surtout, et ayant quelque chose de virginal. Tel le voyait Dante, quand il le prenait pour guide à travers les mondes surnaturels. Eût-il trouvé dans toute l'antiquité une âme plus élevée, plus naturellement religieuse, pour ainsi dire, et plus voisine de la lumière du ciel chrétien? Les Pères de l'Eglise eux-mêmes ont subi ce charme, eux et tout le moyen âge. C'est qu'en effet Virgile a quelque chose d'éthéré et de mystérieux. De sa vie nous ne savons rien que des détails touchants et poétiques : la spoliation du champ paternel, la lecture des vers divins sur le jeune Marcellus, et ce voyage au doux pays de la Troade, et cette mort en touchant le rivage. Tout le reste, c'est-à-dire le côté matériel et vulgaire, nous échappe. Les sots biographes postérieurs ont eu beau faire, ils n'ont pu le créer; dans leurs plates inventions le mystérieux, le divin apparaît toujours : il domine cette vie, il est comme le caractère même de cette figure.
Tout autre est Horace. Il ne s'est pas fié aux biographes du soin de le faire connaître ; il s'est chargé lui-même de son portrait, et il l'a fait et refait avec complaisauce et sincérité. Poëte lyrique, il devrait, ce semble, se plaire sur les hautes cimes, et de son aile légère s'élever au-dessus de la fange humide ; mais il est mieux sur terre que parmi les astres ; il nous dit bien qu'il va frapper les étoiles de son front sublime, mais il n'est pas dupe, il ne veut pas que nous soyons dupes de cette ambitieuse métaphore. Il monte rarement vers les hauteurs et difficilement, il en descend vite et avec plaisir.
Rien de mystérieux et de voilé dans sa vie. Il nous apprend sans fatuité comme sans mauvaise honte qu'il est petit, gros, replet même, qu'il a mal aux yeux et les soigne avec du collyre, que son estomac n'est pas excellent, qu'il a parfois la pituite. Il nous dit à quelle heure il se lève, ce qu'il fait tout le long du jour. Écoutons-le : « En quelque lieu que me mène ma fantaisie, j'y puis aller seul. Je m'arrête à demander le prix des légumes, du froment. J'erre jusqu'à la nuit close dans la foule du cirque et du forum, m'amusant de leurs charlatans, écoutant leurs devins ; je reviens ensuite à la maison trouver mon plat de légumes, de pois chiches et de petits gâteaux. Trois esclaves font le service. Un buffet de marbre blanc porte deux coupes et un cyathus ; auprès est un hérisson de peu de valeur, un vase à libations avec sa patère, le tout en terre de Campanie. Enfin, je m'en vais dormir, sans affaire dans la tête qui m'oblige à me lever le lendemain de bonne heure, à me rendre avec le jour auprès de Marsyas, dont le geste témoigne qu'il ne peut souffrir la figure du plus jeune des Novicius. Je reste au lit jusqu'à la quatrième heure (dix heures du matin). Ensuite je me promène, ou bien encore, après avoir occupé mon esprit de quelque lecture, m'être amusé à écrire, je me fais frotter d'huile, mais non comme le sale Natta, aux dépens de la lampe. Quand la fatigue et l'ardeur du soleil m'avertissent qn'il est temps d'aller au bain, je quitte le champ de Mars et ses jeux, puis je mange ce qu'il faut seulement pour ne pas rester jusqu'au soir l'estomac vide, et jouis à la maison comme je l'entends de mon loisir.
Voilà comment vivent les hommes exempts des misères de l'ambition, qui n'en portent point les lourdes chaînes ; ainsi je me console de ma médiocrité, plus heureux par elle que si j'avais eu, comme d'autres, un aïeul, un père, un oncle questeurs. »
Va-t-il à la campagne, il nous décrit les lieux qu'il habite, son genre de vie, les heures où il dort, boit, mange, travaille, ce qu'il pense, ce qu'il sent, ce qu'il aime, ce qu'il hait. Il nous entretient de ses maîtresses, de ses amis, des amis de ses amis. Tout lui est matière à confidence. Jamais poésie ne fut plus personnelle que la sienne ; Montaigne lui-même n'a pas un moi plus expansif. Avec cela, aucune fatuité et beaucoup d'esprit ; on l'écoute avec plaisir, et on le croit, car volontiers il dit du mal des autres et de lui-même.
Les événements qui composent sa vie sont peu de chose, mais ils font bien connaître l'homme et le poëte. Il n'a jamais été marié, il n'a jamais exercé la moindre charge publique, il n'a jamais plaidé au forum. Il est en effet, comme il le répète si souvent, exempt d'ambition. Une fois, une seule fois, il s'est jeté en aveugle au milieu des orages de la guerre civile. Il avait alors quelque vingt ans. Brutus, tout chaud encore du meurtre de César, était venu à Athènes et avait enflammé les jeunes Romains qui y étudiaient la philosophie, en faisant sonner les grands mots de patrie et de liberté. Horace, simple fils d'un affranchi, collecteur pour les ventes à l'enchère, vivait familièrement parmi ces jeunes gens des plus grandes familles de Rome, grâce à la libéralité éclairée d'un père excellent qui consacra tout son bien à l'éducation de son fils. Ardent et enthousiaste, il suivit Brutus, fut nommé par lui tribun commandant une légion, et se battit à Philippes. Mais cet héroïsme ne se soutint guères. Il fut des premiers à jeter son bouclier, il fut le seul qui s'en vantât plus tard. « Pendant que Brutus se plongeait son épée dans le corps, dit M. de Lamartine, Horace jeta la sienne, ainsi que son bouclier, pour fuir plus légèrement. » Notre grand poëte est sévère pour ce pauvre Horace, presque autant que pour La Fontaine. Il voit de trop haut les choses et les hommes, le niveau de la réalité ne saurait être le sien. Sans accepter ses jugements dans toute leur rigueur, souhaitons qu'il y ait toujours parmi nous de ces âmes incapables de comprendre et de justifier ce qui est le contraire de l'héroïsme (1).

(1) L'abbé Galiani, qui avait tant d'esprit, ne le prenait pas de si haut avec Horace. « La bataille de Philippes le guérit de la maladie qu'on appelle bravoure, et il redevint pour toujours poëte, et, comme de raison, poltron. »

Après Philippes (710, il avait vingt et un ans, étant né en 689), il revint en Italie, « humble et déplumé», nous dit-il (decisis humilem pennis) ; ses biens avaient sans doute été confisqués. Il se fit scribe du questeur, et tint les registres du trésor public, sans amour, on le conçoit, pour cette besogne. C'est alors que l'audacieuse pauvreté le poussa à faire des vers. Quels vers? De passion? d'enthousiasme, comme il sied à cet âge? Non, des vers satiriques de différents mètres (épodes et premières satires). Quelques traits acérés allaient jusqu'à Mécène, le favori du vainqueur. Virgile et Varius vont le trouver et lui offrent de le présenter à Mécène, c'est-à-dire de le débarrasser enfin de ce rôle de républicain et d'opposant auquel il est impropre. Il accepte. Il a lui-même raconté l'entrevue (1) qui n'aboutit qu'au bout de près d'une année.

(1) Sat. I, Il, 25.

Le voilà reçu dans l'amitié de Mécène, et par lui comblé de biens et de faveurs, approché d'Auguste, et faisant déjà des jaloux. On n'a pas épargné au poëte les gros mots sur cette brusque et si complète conversion.
L'ode à Pompéius Grosphus (Carm.,II, vii), qui semble avoir été écrite vers cette époque (715), et dans laquelle il a le malheur de plaisanter sur ces noms lugubres de Brutus et de Philippes, et ces braves qui « touchent du menton le sol fangeux », et ce bouclier jeté, a servi de point de départ à bien des accusations. Sans accepter entièrement l'ingénieuse et indulgente explication de M. Patin, je dirais volontiers avec lui que le poëte ne pouvait guère agir autrement, non parce que bien d'autres faisaient de même, mais parce que entre tous Horace était préparé à cette évolution. Elle était conforme à sa nature intime, à tous ses goûts : il était essentiellement monarchique de coeur. Ce n'est donc pas sa conversion qui est difficile à expliquer, c'est son court accès de républicanisme. « Il faut mesurer chacun à sa mesure, » dit-il quelque part ; sa mesure à lui, c'était un tempérament ingénieux entre tous les extrêmes. Le gouvernement d'Auguste, dont il ne vit que la plus belle partie, lui convenait sous tous les rapports. Il aimait la paix, les loisirs que faisait le prince aux ci-devant citoyens, les formes adroites dont il masquait son autorité, les délicates attentions qu'il déployait envers les gens de lettres.
Il se rendit sans combat à tous ces agréments, et sans renoncer à aucune conviction, car il n'en avait pas. Ceci bien établi, il faut ajouter que son attitude sous le règne d'Auguste fut de tout point celle d'un galant homme; qu'il ne montra jamais l'âme d'un valet, qu'il sut conserver une honnête indépendance individuelle. L'empereur voulut en faire son secrétaire, il refusa : il semble même avoir plus d'une fois fait comprendre à César et à Mécène qu'il voulait bien les aimer, célébrer leurs bienfaits, mais non se faire leur amuseur en titre. Mécène, retenu à la ville où il s'ennuie, veut forcer Horace à quitter la campagne où il se trouve bien. Le poëte refuse et se dégage de la manière la plus polie et la plus ferme à la fois. En acceptant les présents de son bienfaiteur, il n'a pas entendu vendre sa liberté que si Mécène insiste, réclame un droit, Horace rendra tout pour rester indépendant. Ceci n'altéra en rien leur amitié. Il avait juré en poëte qu'il ne survivrait pas à Mécène ; sa mort, qui arriva vingt jours après celle de son bienfaiteur, lui donna raison. Quand il mourut, il jouissait encore de cette médiorité dorée qu'il a tant célébrée : il n'avait pas voulu de l'opulence, ni des honneurs, ni du fracas d'une grande existence. Il resta toute sa vie simple et modéré. C'est le plus bel éloge qu'on puisse faire de lui. Si l'adversité l'avait abattu, ce qui n'est pas certain, la prospérité ne le gâta point.

Les Odes.

Tel fut l'homme : voyons le poëte. Il a laissé des vers lyriques, des satires, des épîtres. Ses vers lyriques se composent de quatre livres d'odes, un livre d'épodes, et le Chant séculaire.
Il parle lui-même et en termes magnifiques de cette partie de son oeuvre. « Je l'ai achevé, ce monument plus durable que l'airain, plus haut que les royales pyramides, pour la ruine duquel ne pourront rien, ni la pluie qui pénètre et qui ronge, ni l'aquilon déchaîné, ni la suite sans nombre des années, ni la fuite du temps. Non, je ne mourrai pas tout entier; une grande part de mon être échappera à la déesse des funérailles. Toujours je grandirai dans l'estime de la postérité, rajeuni par ses louanges... «On dira que... mélevant au-dessus de mon humble fortune, le premier, je fis passer les chants de la muse d'Éolie dans la poésie italienne. Conçois un juste orgueil, ô ma Melpomène, et viens toi-même ceindre mon front du laurier de Delphes. » Et ailleurs : « Je suis le premier qui ai fait vibrer les cordes de la lyre latine. » Il oublie Catulle, dont il ne prononce le nom qu'une fois et avec un dédain mal déguisé, Catulle qui lui dispute sérieusement l'honneur d'avoir été le premier poète lyrique en date et en génie.
Les odes d'Horaçe sont la partie la plus éclatante de son oeuvre et la moins originale. Le temps, qui nous a envié presque tous les poëtes lyriques de la Grèce, a cependant laissé de leurs vers subsister assez de fragments pour mettre à nu les procédés artificiels de la poésie d'Horace. Il n est peut-êlre pas une seule de ses odes qui ne soit une traduction ou une imitation partielle. J'ai déjà eu plus d'une fois l'occasion d'indiquer ce caractère général de la littérature romaine. Les Romains étaient fort peu sensibles à ce que nous appelons aujourd'hui l'invention, l'originalité. Ils ne se piquaient guère d'invention que dans la rhétorique. Dans la littérature proprement dite, et particulièrement en poésie, ils mettaient leur gloire à lutter contre un texte grec. Les plus forts d'entre eux marquaient leur oeuvre de l'empreinte du génie national, qui a toujours je ne sais quoi de plus énergique et de plus sobre. Horace n'échappa point à cette loi générale, et d'ailleurs où aurait-il pris l'inspiration libre et féconde? C'est un galant homme, mais sans enthousiasme. Il ne chantera point la liberté ; il l'a réduite de bonne heure à l'indépendance individuelle, et il ne voudrait point d'un nouveau Philippes. Cette partie de l'oeuvre d'Alcée, un de ses modèles, il la laisse prudemment dans l'ombre. Chanter a-t-il la patrie ? Oui, il ne peut s'en dispenser, mais la patrie incarnée en Auguste, ses amis, sa famille. La gloire guerrière du prince, il s'épuise en vain à la célébrer en Pindare : la matière est ingrate, et l'élan lui manque. Il s'y essaye cependant, et fait au nouveau César un cortège de toutes les splendeurs du passé ; mais ces grands noms qu'il évoque font pâlir celui d'Auguste, et les exploits de l'empereur languissent auprès de ceux des Scipions et des Fabricius. Sera-t-il plus heureux, lorsqu'il chantera les gloires pacifiques du nouveau règne, ces lois admirables et impuissantes contre les désordres des moeurs, la prodigalité et tous les vices qui minaient le colosse romain? On sent bien qu'il manque d'autorité pour entreprendre une telle tâche, et qu'il se moque lui-même de ses sermons rhythmiques. Il reste les dieux, la religion, les temples rebâtis ou multipliés par Auguste, les vieilles cérémonies remises en honneur. Le poète aborde aussi ce sujet, et consciencieusement s'efforce de chanter en croyant les belles choses dont il se moque à table avec ses amis et Auguste lui-même. Il reste froid et ne fait admirer que l'habileté de son langage et la riche harmonie de ses vers. Le souffle l'abandonne dès les premières strophes ; et il lui arrive parfois de terminer par une plaisanterie une ode religieuse ou morale. Quoi de plus faible que le chant séculaire ? Sous la pompe des images, on sent le vide et la sécheresse.
Le poëte est érudit, ingénieux, moral, mais il ne croit à rien de ce qu'il chante. Il y a cependant dans les odes d'Horace des pièces charmantes et vraies. Si le vol d'aigle de Pindare lui est interdit, il peut mouvoir avec grâce ses ailes dans une région moyenne, plus près de la terre que du soleil. Sceptique et indifférent aux grandes choses, il est sensible aux joies et aux tristesses de la vie intime. Il était tendrement attaché à ses amis Mécène, Virgile, Varius, Varus ; il eut des maîtresses, il fut aimé, trahi, repris et quitté. Il aimait les champs et les loisirs et les agréables conversations après boire. C'est dans les odes où il s'est chanté lui-même, qu'il faut chercher la vibration de la fibre poétique. Elle y est. Mais n'attendez point des effusions puissantes et désordonnées, cris d'une âme profondément atteinte et qui ne se maîtrise plus. L'homme est ému, l'artiste reste impasssible : les troubles intérieurs n'arrivent jusqu'à lui que pour mettre en mouvement ses facultés : dès qu'il écrit, le souci de la forme contient tout tumulte ; il faut que joie ou douleur, tous les sentiments se plient aux règles sévères de la beauté. C'est ainsi, ce n'est pas autrement que se produisent les oeuvres parfaites. Plus impétueux s'élancent Eschyle, Pindare, Shakespeare, Dante, mais dans ces torrents d'or il y a des scories. Virgile, Horace, Racine, plus maîtres d'eux-mêmes, sont faibles parfois, jamais mauvais. Au moment où Horace composait avec un art si achevé ses petits poëmes lyriques, l'idiome latin était parvenu à toute la souplesse, à toute l'harmonie dont, il est susceptible. La langue poétique était, je ne dis pas fixée, jamais elle ne le sera dans aucun pays où il naîtra des poëtes, mais elle possédait un riche trésor de tours et d'expressions distincts de la prose. Elle ne les avait acquis que par un travail pénible et une lutte de tous les instants avec les modèles grecs. De richesses intimes et tout à fait personnelles elle n'en possédait guère, et elles étaient frustes, sorte de diamants non taillés : tels les vers d'Ennius, de Lucilius et même de Lucrèce. Horace ne trouva en son propre génie que des perfectionnements artificiels, des richesses conquises par l'étude. Il ne fut pas une source nouvelle, jaillissant des sept collines ; ce qu'il ajouta au trésor commun, il le dut à d'habiles et souvent audacieux emprunts. Il traça lui-même les règles de cette imitation du grec, fondée sur l'analogie. Ses néologismes, car il en a et beaucoup, ont un air national, et sont pourtant étrangers. Aussi composait-il lentement, péniblement, toujours arrêté par quelque scrupule, ou ambitieux de condenser en peu de mots expressifs une idée ou un sentiment.
Mais, bien mieux que nous, il dira ce que c'est que la grande inspiration auprès de son travail difficile. « Une aile puissante soutient dans les airs le cygne thébain, quand il s'élance vers la région des nuages. Mais moi, comme l'abeille de Matine, qui se fatigue à recueillir les sucs embaumés du thym, je ne compose pas sans peine sous les ombrages, près des eaux. du frais Tibur, mes vers laborieux. »

Les Satires.

Combien il est plus aisé et plus naturel dans les Satires et les Épîtres ! Ce sont à vrai dire des conversations (sermones), soit avec le public, soit avec un particulier ; et il était plus facile à Horace de prendre ce ton que la fière allure de la poésie lyrique. Les satires furent composées de l'an 713 à l'an 726, entre la vingt-quatrième et la trente-septième année d'Horace ; l'une d'elles cependant (la 7e du Ier livre) remonte jusqu'au temps où il servait dans l'armée de Brutus. Elles correspondent donc pour la date à la jeunesse et à la première maturité du poëte, et l'on serait en droit de chercher dans une oeuvre de ce genre la verve et la flamme de la jeunesse. Quoi que nous en ayons en effet, ce mot de satire éveille aussitôt en nous le souvenir de Juvénal : Juvénal est pour nous comme le modèle suprême, l'idéal même de la satire, et c'est d'après lui que nous sommes enclins à juger tous ceux qui ont osé marcher dans la même voie. Horace ne ressemble en rien à ce roi de l'hyperbole. Ce n'est pas assez de dire qu'il n'a point en lui ces haines vigoureuses que doit donner le vice aux âmes vertueuses, il faut ajouter que tout ce qui est excessif lui demeure naturellement étranger. « Le sage, dit-il quelque part, mériterait le nom de fou, le juste celui d'injuste, s'il recherchait la vertu au delà de ce qui suffit. » Il faut en tout de la mesure, dans les plaisirs, dans les chagrins, dans la sagesse, dans la folie, et, si vous écrivez, dans l'expression Une âme ainsi faite, si raisonnable, si maîtresse d'elle-même, n'aura point de ces indignations tonnantes à la Juvénal. Horace, sceptique et doucement railleur, ne se met point en colère ; le ridicule, dit-il quelque part, fait mieux que la violence. Il voit, observe, prend ses notes, décoche ses traits malins sur celui-ci, sur celui-là; ne s'oublie pas lui-même et se fait agréablement son procès.
Ses plus grandes hardiesses ne vont pas au delà d'une raillerie spirituelle, délicate, comme il convient à un homme trop sensé pour se mettre en colère à propos des vices des autres. Ces emportements de langage d'ailleurs ne sont pas d'un homme bien élevé, et qui sait vivre. Or, la société familière de Mécène et d'Auguste se distingue surtout par l'urbanité, qui n'est autre chose que la mesure parfaite et le respect des convenances. Dans un tel milieu un déclamateur virulent eût été ridicule et souverainement incommode. Cette aimable société d'épicuriens a pour devise notre vers charmant :
Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.
La satire d'Horace prendra donc la forme d'une conversation enjouée et piquante, et ses plus grandes hardiesses n'iront guère au delà de ce que se permettent en causant familièrement des hommes d'un esprit aiguisé. Quelques crudités par-ci par-là, comme il en échappe en petit comité ; nul ne s'en scandalisait à Rome ; on en voyait, on en entendait bien d'autres au théâtre. Voilà pour le ton général de l'oeuvre. L'esprit naturellement modéré d'Horace et le cercle littéraire dans lequel il vivait ne permettaient pas qu'il fût autre, plus haut et plus passionné. Quant au fond, il porte plus marquée encore l'empreinte des circonstances extérieures. La position prise par le poëte dans la société romaine le condamnait nécessairement à une extrême réserve. N'était-il pas l'ami et le confident d'Auguste et de Mécène? N'avait-il pas chanté, ne chantait-il pas tous les jours dans ses odes les bienfaits du nouveau règne, la religion remise en honneur, la paix assurée au monde, les vieilles moeurs restaurées, la chasteté des mariages, la virile éducation donnée à la jeunesse? Si tout était bien sous le principat d'Auguste, quelle pouvait être la matière des satires? Nous touchons ici le point délicat, le desideratum de cette oeuvre trop vantée. On a voulu y voir un tableau complet et exact de la société romaine d'alors. Rien de moins fondé. Horace n'était pas de taille à tracer ce tableau, qui eût demandé un pinceau bien autrement énergique que le sien. Était-il dupe de l'hypocrisie officielle? Voyait-il sous les couleurs brillantes dont Auguste masquait son administration, les vices sans nombre de l'oeuvre nouvelle? CroyaiL-il sincèrement à ce replâtrage de la vieille Rome républicaine par un maître absolu ? Il avait, j'imagine, trop d'esprit pour prendre au pied de la lettre ces menteuses restaurations du passé.
Mais il n'avait ni le courage de les dévoiler, ce qui eût été à proprement parler l'oeuvre d'un vrai poëte satirique, ni l'idée de s'en scandaliser. Que la chose publique aille comme il plaira aux dieux et à l'empereur que cela regarde pour nous, jouissons de la vie et moquons-nous des sots. Les sots, voilà en effet les victimes d'Horace.
Il y en a bien des espèces : les bavards importuns, les beaux esprits, les difficiles, les inconséquents, ici un mauvais poëte, là un chanteur, un stoïcien renfrogné, un gourmand. Il esquisse d'une main légère ces divers personnages, et en dessine d'assez agréables caricatures. Mais est-ce au nom de la morale outragée qu'il accable ces malheureux de ses traits acérés ? Nullement.
Encore une fois ce point de vue élevé lui est absolument étranger. Voici l'idée qu'Horace s'est faite de l'humanité ; on y retrouvera un évident ressouvenir de ses études de philosophie morale à Athènes. Tous les hommes sont à un degré quelconque atteints de folie; folie ou passion, c'est tout un, le mot stultus a les deux sens. Tous sont poussés par la passion à des actes mauvais et surtout absurdes. Prenons un exemple, la satire IIe du premier livre. Le poëte démontre, car c'est une thèse qu'il soutient, que l'adultère est une folie, un fort mauvais calcul, si l'on veut. Il ne peut avoir pour excuse que la passion ; or, n'y a-t-il qu'une femme mariée qui puisse satisfaire les emportements de la passion? Elle n'est pas plus belle que toute autre, et, de plus, un commerce avec elle expose aux plus cruels dangers, à la perte de l'honneur, de la fortune, souvent même de la vie. Donc, libertins, respectez les femmes mariées et ; contentez-vous des affranchies et des courtisanes. Voilà la morale d'Horace, c'est celle que lui enseignait son père : il lui montrait un débauché connu, déshonoré, et lui disait : Veux-tu être comme lui ? Les dernières conséquences de cette théorie sont faciles à déduire : d'un côté, identité du vice et de la folie ; de l'autre, identité de la vertu et de la prudence. Il est dans la nature de l'homme de céder à l'attrait du plaisir : seulement l'insensé compromettra sa fortune, son honneur, sa vie ; le sage saura jouir sans se compromettre en rien. L'avare et le prodigue, le gourmand et l'ambitieux, sont aussi des insensés. Ils veulent être heureux, et ils ont raison; mais les moyens qu'ils emploient sont mauvais. Voilà le fond moral des satires d'Horace ; elles peuvent toutes, sauf celles qui sont un récit (comme le voyage de Brindes, le souper ridicule, la présentation à Mécène, l'éloge de la campagne), se réduire à ce principe. Par là elles sont à la portée du plus grand nombre, et elles plairont toujours aux esprits modérés. Le poëte d'ailleurs s'applique souvent à lui-même les critiques qu'il adresse aux autres : il le fait avec un agrément et une sincérité parfaite, c'est un charme de plus. Au lieu d'un auteur, on trouve un homme.

Les Épîtres.

Les Épîtres sont des dernières années de la vie d'Horace. Je les appellerais volontiers son testament moral et littéraire. Arrivé à l'âge où l'on est devenu tout ce qu'on doit être, il se montre tel que l'ont fait les années, l'expérience des hommes et des choses et le travail de la pensée. Il y a deux parties bien distinctes dans cette oeuvre : l'une qui comprend les théories morales, ou, si l'on aime mieux, la philosophie d'Horace, c'est le premier livre ; l'autre, qui renferme ses théories littéraires, c'est le second livre. On sait que l'épître aux Pisons, vulgairement appelée Art poétique, en fait partie.
Voyons d'abord le moraliste.
Comme tous les Romains éclairés de son temps, Horace connaissait parfaitement les principaux systèmes philosophiques de la Grèce, et il avait extrait de chacun d'eux, en les combinant, en les corrigeant, un ensemble de règles pour la conduite de la vie. Écoutons-le. — « Je dis adieu pour toujours et aux vers et aux autres frivolités. Qu'est-ce que le vrai, l'honnête ? voilà ce qui m'inquiète, ce que je cherche, ce qui m'occupe tout entier. J'amasse désormais pour les besoins de l'avenir. Ne me demande pas sous quels drapeaux je marche, à quelle maison je m'attache ; je n'ai point de maître à qui je me sois donné, à qui j'ai juré obéissance ; hôte passager, je m'arrête où me jette la tempête. Tantôt j'embrasse la vie active, je me hasarde sur la mer orageuse du monde; je suis le partisan sévère, le sectateur rigide de la vertu véritable. Tantôt je me laisse doucement retomber dans la morale d'Aristippe, et je me soumets les choses du dehors au lieu de me soumettre à elles. » Il ne nomme point Epicure, mais c'est bien son vrai maître. Le stoïcisme n'était pas fait pour lui. Il se moque, lorsqu'il dit qu'il songe à se hasarder sur la mer orageuse du monde, et à embrasser la vie active du citoyen. Le stoïcisme ordonnait en effet à ses disciples de se mêler à la vie publique ; mais Horace en fut-il jamais tenté, et songeat-il jamais à conseiller à d'autres ce que lui-même regardait avec raison comme impossible? Qu'on lise les épîtres 17e et 18e du premier livre, adressées l'une à Scéva, l'autre à Lollius, on aura le vrai code de la morale politique du jour. « Gouverner, commander, offrir à ses concitoyens le spectacle d'ennemis captifs, voilà ce qui touche au trône de Jupiter, qui aspire aux honneurs du ciel. Mais plaire aux premiers de la terre, ce n'est pas non plus un honneur si médiocre. » Nous voilà bien prévenus, les grandeurs de la vie publique sont réservées aux dieux, c'est-à-dire à Auguste et à sa famille : pour les autres, la gloire de bien faire leur cour. C'est un art difficile, une Corinthe où tous n'abordent pas. Il faut être discret, réservé, regarder sans voir, écouter sans entendre, ne pas importuner surtout par des phrases de mendiant. « J'ai une soeur sans dot, une mère dans la pauvreté, un bien dont on ne peut se défaire, et qui ne suffit point à nourrir son maître. Parler ainsi, c'est crier : donnez-moi à manger. Ne soyez point non plus vil flatteur et bouffon, ni rude et renfrogné pour vous donner l'air d'un indépendant, d'un Caton, ni complaisant outré et fastidieux, ni contradicteur opiniâtre. « La vertu est un sage milieu entre deux excès opposés. » Il faut sacrifier ses goûts à ceux du maître, aller à la chasse de bon coeur s'il le désire, bien qu'on ait envie de rester chez soi à faire des vers. Surtout ayons grand soin de ne jamais recommander les gens dont nous ne sommes pas sûrs. Leurs fautes retomberaient sur nous. Soyons gai avec le maître quand il est gai, triste quand il est triste, grand buveur, quand il aime à boire. Que si toutes ces sujétions te semblent trop dures, étudie les philosophes et apprends d'eux la résignation, ou, ce qui vaut mieux encore, la modération dans les désirs, qui assure à l'homme ce bien inestimable, la liberté. A défaut du citoyen, nous avons l'homme. La morale devient personnelle, bornée exclusivement au moi. Que nous sommes loin du Traité des devoirs de Cicéron ! La suppression de la vie publique, en enlevant au Romain son plus haut intérêt, le condamne à se concentrer en lui-même. Il cherchera encore le souverain bien, mais il ne le trouvera plus dans l'action et le dévouement. Il a entendu les clairons qui sonnaient la retraite ; il quitte le forum, rentre chez lui. Qu'y fera-t-il? Il combattra l'oisiveté qui lui est imposée, par l'étude, les voyages, le jeu, les festins, les amours faciles. Ses amis ne sont plus des amis politiques, mais des compagnons de plaisirs.
Quelques-uns, âmes plus fortes, ne pouvant se consoler de n'être plus citoyens, restent dédaigneusement à l'écart, sacrifiant en secret à la vieille divinité, la république : hommes chagrins, austères, trouble-fêtes, qui ont toujours à la bouche les noms des Caton, des Brutus et des Cassius. Ce sont les stoïciens. Horace se moquera de ces gens attardés. D'autres se jettent en désespérés dans toutes les fureurs du luxe et de la volupté ; ils consument dans un seul festin une fortune royale, ils engraissent leurs murènes de sang humain, comme Apicius, comme Védius Pollion : ce sont les Épicuriens poussant jusqu'aux dernières monstruosités le précepte du maître. Les sages demandent à la vie tous les biens qu'elle offre à ceux qui savent les découvrir et en jouir. Point de regrets inutiles pour ce qui n'est plus et ne saurait revenir ; point d'ambitions démesurées ; le jour qui nous éclaire peut être le dernier, jouissons-en. Aimons, rions, buvons, chantons ; vivent les douces causeries, et le sommeil et la précieuse oisiveté ! Se porter bien, avoir de bons amis, des livres, un domaine aux champs, une : maison à la ville, que faut-il de plus pour être heureux? Et le bonheur n'est-il pas la fin de l'homme ? Voilà la philosophie d'Horace : elle est peu héroïque, comme dit fort bien M. Patin ; mais elle n'en est que plus raisonnable, et plus à la portée du commun des hommes.
Je serais étonné cependant qu'elle pût satisfaire des âmes jeunes. C'est un vin vieux, dit Voltaire, soit, mais il ajoute qui rajeunit les sens. Je croirais plutôt qu'il les engourdit. Mais c'était comprendre excellemment son époque que de présenter la vie sous cet aspect.

Théories littéraires.

Tout se tient dans Horace. L'homme et le poëte ne font qu'un. De même que tous les héros des anciens âges pâlissent devant Auguste, ainsi les poëtes modernes ; effacent la gloire de leurs devanciers. Cette guerre contre les poëtes de la république, il la commença de bonne heure, à peine rallié au nouveau règne, et il la poussa jusqu'à son dernier jour. C'est qu'il ne s'agissait plus seulement d'Auguste, de Mécène, du principat : il y allait de l'honneur de l'école moderne, Horace combattait pour son propre foyer. Il faut bien le reconnaître, c'est la partie la plus faible de son oeuvre. On ne comprend pas qu'un homme de tant d'esprit se soit obstiné à une plaidoirie si malheureuse. Ici évidemment ce sage, toujours maître de lui-même, a été égaré par la passion. L'amour-propre est le plus dangereux des guides.
Au temps où la nouvelle école représentée par Horace, Virgile, Varius, tous courtisans ou amis d'Auguste, mettait au jour des oeuvres qui portaient si vive l'empreinte de leur temps, il y eut surprise, indignation, et retour passionné vers les poëtes de la république. L'opposition politique devenue impossible se transforma en opposition littéraire. On ne pouvait attaquer Auguste, on attaqua Virgile et Horace. On se plut à opposer à leurs vers laborieux, la franche et vive allure d'Ennius, de Lucilius; à leur délicate plaisanterie, la verve puissante de Plaute : on affecta surtout une admiration passionnée pour les poëtes tragiques de la république, Pacuvius, Attius ; on remonta même jusqu'au cinquième siècle, et on remit au jour les Saturnins abrupts de ce fougueux Névius, l'opiniâtre adversaire des grands. Certains archéologues plus fanatiques encore s'éprirent tout à coup des lois des Douze Tables, du chant des Saliens, des livres des Pontifes, des vieux oracles des devins. Enfin on évoqua toute la vieille Rome littéraire pour la dresser comme un rempart contre les novateurs de l'empire. Le doux Virgile ne fut point troublé de ces clameurs : comme notre Racine il se borna à laisser tomber de sa plume une épigramme rapide et cruelle, qui perçait de part en part deux des plus ardents détracteurs, Bavius et Mévius. Horace était plus irascible. Il harcela d'abord ces ennemis littéraires, les Pentilius, les Démétrius, les Fannius, et bien d'autres; mais cela ne lui suffit pas : battus, ils se retranchaient derrière Ennius, Lucilius, toute l'antiquité. Horace fit leur procès aux anciens. Il s'indigne qu'on réclame pour eux autre chose que de l'indulgence. Ceux qui admirèrent les plaisanteries et le nombre de Plaule furent des sots. Quant aux antiquaires qui vantent les lois de Numa et les chants des Saliens, ils ne les comprennent pas plus que moi. Ils crient à l'impudence quand je me permets de critiquer la marche des pièces d'Atta. Quoi! s'écrient-ils, des pièces que jouaient le grave Aesopus, le docte Roscius ! (traduisez, des pièces républicaines, pleines d'allusions à la liberté menacée et perdue.) Sous cette admiraration obstinée il y a autre chose, il y a la malveillance et l'envie contre les poètes modernes. Mais enfin que pense-t-il des anciens ? Il pense que leurs vers sont durs, lâches et souvent languissants ; qu'ils écrivaient sans soin, à la hâte, plus désireux de faire beaucoup que de faire bien ; que Lucilius est un fleuve bourbeux, qu'Ennius est ridicule avec ses prétentions à être le continuateur d'Homère. Toutes ces critiques, on le voit, se réduisent à ceci. Les anciens sont grossiers dans leur langage et dans la facture de leurs vers qui le niait ? Mais on parlait ainsi de leur temps.
Avaient-ils du moins, ces barbares, l'inspiration forte, l'élan, la verve, la foi ? S'ils dédaignaient la rature, n'était-ce pas que leurs vers jaillissaient impétueux de leur âme de feu ? Il y a du fumier dans Ennius ; soit, c mais il y a aussi des perles ; et Virgile en faisait son profit.. Horace lui-même, lorsqu'il était plus jeune et plus équitable, retrouvait dans la phrase brisée d'Ennius les membres dispersés du poëte. Une nouvelle poétique se forme, Horace en donne les règles. La première, c'est l'étude incessante des modèles de la Grèce: «Feuilletez-les nuit et jour. » La seconde, c'est le soin scrupuleux de la forme, de la minutieuse exactitude.
Le poëte sera avant tout un être raisonnable ; il étudiera Socrate et ses disciples pour apprendre à bien penser. Il mettra chaque chose en sa vraie place, observera la distinction des genres, polira et repolira sans cesse son ouvrage. Précepte judicieux que notre Boileau développera complaisamment, et dont on ne s'avise que le jour où le vide des idées et la froideur de l'inspiration cherchent à se dissimuler sous la perfection de la forme. A quoi sert de le dissimuler, en effet ? Les nouveaux poëtes sont infiniment supérieurs à leurs devanciers sous tous les rapports, un seul excepté : l'élévation de la pensée et le sérieux de l'inspiration. La liberté soutenait et animait les premiers ; ils étaient citoyens avant d'être auteurs. Dans Catulle lui-même, on sent vibrer la fibre nationale. Horace et ses amis rappellent trop les poëtes d'Alexandrie, qu'ils imitèrent avec tant de complaisance. Je ne les appellerai point des courtisans, si l'on veut, mais à coup sûr ce ne sont point des républicains; ils ont l'âme monarchique. Ils aiment la paix, ils célèbrent Auguste qui en est l'auteur : c'est un dieu pour eux.
Ces loisirs, ils les consacrent à la lente et patiente composition de leurs oeuvres, leur vie s'y consume. Nul Romain n'avait encore été homme de lettres à ce point et si absolument. Ce soin passionné d'écrire et de bien écrire est un nouveau signe du temps. Les grands sujets d'intérêt général et populaire ne se présentent plus à des esprits absorbés dans les recherches de l'élégance et du poli : aussi ces grands artistes sont-ils à peu près inconnus au peuple; ils le dédaignent d'ailleurs; ils écrivent pour un petit nombre de gens délicats. Les réunions littéraires commencent à se former à Rome ; Horace se fait prier pour lire ses vers devant ce petit aréopage, mais de plus en plus la mode en prévaudra; de plus en plus les auteurs se tiendront en dehors du courant populaire, et formeront dans l'État une caste à part. Ce fut une des conséquences de l'établissement de la monarchie, et une des plus fâcheuses. Horace lui-même n'y échappa point. Voici le petit nombre de personnes pour lesquelles il écrit et à qui il veut plaire : « Que Sestius et Varius, que Mécène et Virgile, que Valgius, que l'excellent Octavius, que Fuscus accordent à ce que j'écris leur estime ; que j'aie aussi l'approbation des deux Viscus : voilà ce que je souhaite. Je puis, sans vouloir te flatter, te nommer avec eux, Pollion, toi aussi, Messala, ainsi que ton frère ; vous Bibulus, Servius, sincère Furnius, d'autres encore, hommes doctes et mes amis, que je m'abstiens de nommer, à qui je voudrais plaire, dont je regretterais fort le suffrage s'il trompait mes espérances. »

CHAPITRE IV

Les contemporains de Virgile et d'Horace. — Gallus. — Tibulle. Properce. — Ovide. — Varius. — Valgius. — AIbinovanus. Les didactiques.- Manilius. — Cornélius Severus. — Phèdre.

La plupart de ces personnages, cités par Horace, étaient poètes ou du moins faisaient des vers. Tout le monde en fait, dit Horace, docte ou ignorant. Rien n'est plus facile en effet. C'était alors une mode, à peu près comme chez nous vers le milieu du XVlIe siècle : poésies légères, rimées avec soin, lues devant quelques amis indulgents, et toujours applaudies. Je ne rechercherai pas curieusement dans les auteurs anciens le nom de ces poëtes mondains et les titres de leurs oeuvres perdues pour la plupart ; ce qui importe, c'est de bien en marquer le caractère ; celles qui ont survécu nous y aideront.
Horace et Virgile, Virgile surtout, ne remplissent pas leurs vers de leur seule personnalité : Virgile cherche la vieille Rome, Horace essaye de la peindre dans plus d'une ode. Leurs contemporains de quelques années plus jeunes et plus profondément pénétrés de l'esprit nouveau, indifférence à la vie publique et égoïsme, ne voient plus qu'eux-mêmes. Tels sont Gallus, Tibulle, Properce, Ovide, ce dernier avec un caractère plus particulier. De là. la préférence accordée en poésie à un genre tout nouveau, où Catulle seul s'était encore essayé, l'élégie.
L'élégie, qui avait été en Grèce tour à tour héroïque et morale avec Callinos, Tyrtée, Solon et Théognis, fut presque exclusivement voluptueuse chez les Alexandrins. Le vrai modèle des Romains, ce ne fut ni Callimaque, ni Philétas, mais Euphorion, le plus rapproché d'eux par les années, le plus célèbre peintre des tourments et des joies de l'amour. L'amour, voilà la passion qui a hérité de toutes les autres ; voilà la principale occupation de la génération nouvelle à qui le prince a fait des loisirs.

Cornelius Gallus.

C'est l'amour que chantait ce Cornélius Gallus, ami de Virgile, qui lui a dédié une de ses plus belles bucoliques (la 10e). Gallus, chevalier romain, né en 685, comme Virgile, à Fréjus, fut nommé, par Auguste, préfet d'Egypte, tomba en disgrâce, fut accusé de haute trahison, et prévint l'exil par une mort volontaire. Remarquons en passant que sous le nouveau régime il y a des condamnés, et pas de procès. Nous ne savons quel était le crime de Gallus ; nous ne saurons pas non plus quel était celui d'Ovide. Gallus se tua à quarante ans. Il laissait quatre livres d'élégies, dans lesquelles il chantait sa passion pour Lycoris. Cette Lycoris était, dit-on, une joueuse de mime célèbre, appelée Cythérea, et qui avait été la maîtresse du triumvir Antoine. Ces élégies ont péri. Sous le nom de Gallus nous en possédons six, qui sont évidemment d'un autre poëte et d'une époque bien postérieure : on les attribue à un certain Maximianus.
On sait seulement que Gallus avait pris pour modèle l'Alexandrin Euphorion de Chalcis, le père de toute cette littérature érotique.

Tibulle (Albius Tibullus).


Nous possédons les Élégies de Tibulle (1), et c'est un bonheur pour nous, elles sont charmantes.

(1) Les oeuvres et la personne de Tibulle donnent lieu à plus d'un doute. La date de sa naissance n'est pas fixée. Parmi les quatre livres d'Élégies publiées sous son nom, il y en a deux, le 3e et le 4e, qui sont rejetés comme apocryphes par un certain nombre de commentateurs. M. de Golbéry, le dernier éditeur français (Collection Lemaire, tome CVII) nous semble trop facile à admettre l'authencité de ces deux livres. Peut-être les érudits allemands s'étaient-ils montrés trop difficiles. J'avoue cependant que ces deux livres me semblent bien peu dignes des deux premiers. Quant au panégyrique de Messala, en vers hexamètres, je l'accepterais comme authentique, en le reportant aux premières années de Tibulle. Le nom et la condition des maîtresses de Tibulle ont aussi été l'objet de dissertations savantes, qui ont leur intérêt. Je ne puis les exposer ici.

Quelques mots d'abord sur ce poëte. Il appartenait à l'ordre équestre, s'appelait Albius Tibullus, et était originaire de Pédum, (aujourd'hui Zagarola), ville située entre Tibur et Préneste. Lui aussi, comme Virgile et sans doute Horace, fut victime des guerres civiles : son patrimoine lui fut enlevé en partie du moins, et passa entre les mains des vétérans. Cependant il put sauver du naufrage quelques débris, ou son puissant protecteur Corvinus lui fit restituer ses biens, puisque Horace lui écrivait : « Les dieux t'ont donné la richesse et l'art d'en jouir. » Il fit partie de la cohorte qui suivit Messala en Gaule et en Asie. Étant tombé malade à Corcyre, il ne put achever le voyage et revint en Italie où il mourut vers 735.
Il était l'ami d'Horace qui lui adressa une ode et une épître. L'épître n'est qu'un billet, d'une grâce charmante. Horace y appelle Tibulle « juge bienveillant de ses satires ». Il me semble difficile d'admettre après cela que Tibulle n'est né qu'en 710, c'est-à-dire vingt et ans un après Horace. Quelle apparence qu'Horace érige en juge de ses écrits un enfant de 17 ans? Car cette épître remonte à l'an 727. Pour moi je croirais volontiers que Tibulle est né vers 695, et qu'il avait alors environ trente-deux ans. Il mourut sept ou huit ans après, vers quarante ans. Mais laissons ces questions de chronologie.
Voyons l'oeuvre du poête.
Tibulle n'a vécu que pour l'amour. Il a d'abord été dupe de l'hypocrisie générale de son temps, de ces faux semblants de vie publique qui suffisaient aux contemporains d'Auguste ; et lui aussi il a songé à entrer dans la carrière des honneurs. Il s'attacha donc à Messala Corvinus, fit avec lui une campagne en Gaule et s'embarqua avec lui pour l'Asie. Mais ni les temps, ni l'humeur de Tibulle n'en firent un vrai citoyen. Il veut célébrer son patron, chose assez facile après tout. Il suffit d'évoquer les vieux souvenirs de Rome républicaine et de peindre son héros en pensant à Scipion ou à Camille. Mais de tels éloges n'étaient sans doute plus à la mode, c'étaient des vieilleries sans grâce. Aussi Tibulle compare-t-il Messala à Ulysse, à Nestor, aux héros de l'épopée homérique ; il fait une érudite analyse de l'Odyssée, et immole à son patron les rois de Pylos et d'Ithaque. Nous voguons en pleine mythologie; le faux déborde. Aussi bien l'esprit du poëte est ailleurs. Il se soucie aussi peu de la gloire de Messala que de la sienne propre. Il est amoureux et chante ses amours. Il n'a plus que du mépris pour les vaines agitations des mortels, comme s'il y avait autre chose au monde qu'aimer et être aimé !
Qu'est-ce que la fortune, mère des succès et des alarmes ? C'est dans une douce médiocrité qu'est le bonheur. Vivre dans son petit domaine, voir grandir et jaunir ses moissons, entendre dans son lit le rugissement des vents et serrer sa maîtresse sur son coeur : voilà la vraie félicité.
Que Messala aille faire la guerre, qu'il rapporte les dépouilles des ennemis et les attache à sa maison : pour Tibulle il est dans les fers d'une belle fille, et fait le siége de sa maison. Il en est le portier. Quelle folie que d'aller braver la mort sur les champs de bataille ! Elle est toujours là près de nous, on ne l'entend pas venir, et la voilà ! Qu'elle vienne donc, quand il plaira aux dieux. Il mourra dans les bras de sa maîtresse, elle le pleurera ; mais, tant que l'âge sourit, il faut aimer, il faut se livrer aux douces luttes. C'est là que Tibulle est bon général et bon soldat.
Celle qu'il aime porte différents noms, c'est d'abord Délia, puis Néaera, puis Némésis, peut-être Sulpicia, et Glycéra. Qu'est-ce que ces femmes ou cette femme ? Il paraît que sous Délia se cachait Plania, descendante d'une des plus nobles familles de Rome, comme Sulpicia.
Mais qui pourrait se flatter de retrouver la chronique scandaleuse d'une telle société ? Ce qui importe ici, c'est de découvrir un côté des moeurs du temps. Il y avait alors trois classes de femmes à Rome : les filles de parents libres à quelque classe qu'ils appartinssent, les affranchies, les courtisanes. Le costume les distinguait, c'était à peu près tout. Tibulle aima des matrones, des courtisanes et des affranchies, peut-être pis encore.
Mais, de quelque rang qu'elles fussent, il semble bien facile de les confondre. Délia était de noble famille. Elle trompait à la fois son mari et ses amants. Que d'infidélités lui reproche Tibulle, et que d'audace ! Mais ce que déplore surtout le poëte, c'est l'avidité de ses maîtresses. « Hélas! hélas! s'écrie-t-il, je vois que les femmes n'aiment plus que l'argent ! » — «A quoi servent les élégies, et les vers inspirés par Apollon? Elle tend la main et demande un autre salaire. » Que fera donc le malheureux poëte? « Plutôt que de rester plaintif étendu sur ce seuil insensible qui le repousse, il commettra un meurtre, il ira dépouiller les temples, surtout celui de Vénus. » On voit que son désespoir ne lui ôte point l'esprit. De tous les élégiaques latins, Tibulle est le plus touchant, le plus vrai, et il ne l'est pas encore assez. Une strophe de Sapho a plus de flamme que ses deux livres d'élégies. Ame faible, même en amour, Tibulle est languissant, mélancolique sans élévation. Il avait de prompts désespoirs qu'il aimait à faire connaître ; toujours près de mourir et revenant vite à la vie. Ces esprits passionnés, faibles et légers, font mieux comprendre la vigueur originale d'Horace. Lui aussi a connu les Délia, les Néæra, et tant d'autres ; lui aussi a été trompé, a maudit les dieux et sa maîtresse, mais pendant une heure ou deux. Quoi de plus noble et de plus élevé dans sa tristesse que le début de cette ode? « C'était la nuit, dans le ciel serein brillait la lune parmi les étoiles moindres : c'est alors que, prête à offenser par un parjure la majesté des grands dieux, tu répétais après moi les paroles du serment. Et tu me serrais dans tes bras plus étroitement que le lierre ne s'attache au chêne puissant. » Quoi de plus dégagé que les derniers mots : « Ah ! tu pleureras aussi la fuite de tes amours, et moi à mon tour j'en rirai ! » C'était un conseil de ce genre qu'Horace donnait à Tibulle, victime de la perfidie de Glycère : « Albius, cesse donc de gémir, et d'invoquer toujours le souvenir de la cruelle Glycère ; cesse de te répandre en élégies plaintives, parce qu'un amant plus jeune sourit plus au goût de l'infidèle. » Et il se citait en exemple, lui qui eût pu aimer et être aimé en meilleur lieu et qui restait dans les fers de l'affranchie Myrtalè.
Tibulle a donc l'âme plus sensible, si l'on veut, qu'Horace ; ou plutôt il n'a pas ce ressort énergique de son ami. Il ne voit rien au monde que les Délie, les Némésis, les Néaera et se montra digne de vivre sous le principat. Ses élégies, envisagées sous ce point de vue, sont curieuses à étudier, et laissent dans l'esprit une vraie tristesse. Voilà donc, se dit-on, ce qu'étaient devenus les fils de ceux qui combattaient Mithridate, Sertorius, Jugurtha ! Voilà les inspirations de la poésie nouvelle !

PROPERCE.
(Sextus Aurelius Propertius. )

Le nom de Tibulle appelle celui de Properce. Les deux poëtes étaient du même âge, ils sont morts à peu près en même temps; ils ont chanté les mêmes sujets. Properce ne fut même pas tenté d'aborder la vie publique; il ne s'attacha point à un patron illustre ; il ne songea point à servir dans les armées ; et de bonne heure « Apollon lui interdit de faire entendre sa voix au forum. » . C'était un épicurien peu délicat. Son père avait été victime des proscriptions qui suivirent la guerre de Pérouse; Properce n'en célébra pas moins les exploits et les vertus d'Auguste. Il faisait partie du groupe de lettrés qui étaient bien vus de Mécène et de l'empereur. Je croirais volontiers cependant que Virgile, Horace et Tibulle goutaient peu son caractère, sa conversation et son esprit.
Properce est d'une vanité exubérante : il félicite l'Ombrie de lui avoir donné le jour ; « qu'elle s'enfle, qu'elle s'enorgueillisse à jamais de sa gloire : elle est la patrie du Callimaque romain. » Et, ailleurs : «Je suis le premier prêtre qui de la source pure ai transporté dans les cérémonies italiques les danses sacrées de la Grèce. » Il oubliait volontiers que Catulle avait eu cet honneur avant lui, que Gallus et Tibulle le valaient bien, et que la modestie est l'apanage du vrai mérite. Mais c'était un Ombrien, que Rome et la société polie avaient bien pu décrasser, mais qui conservait encore je ne sais quoi de l'âpre saveur du terroir. Aussi nul de ses contemporains ne chanta ses louanges; on trouva sans doute qu'il s'acquittait trop bien de ce soin. Voilà, si je ne me trompe, sa physionomie dans le cercle des poëtes du temps. Il parait moins effacé que Tibulle, moins intéressant. Tibulle était beau, délicat et comme paré d'une douce mélancolie ; Properce a plus de relief et d'énergie, mais souvent la grâce lui manque et la mollesse.
Et d 'abord, s'il n'a composé que des élégies, plusieurs d'entre elles ont une tendance héroïque. Je ne parle pas seulement de celles où il célèbre la gloire d'Auguste et celle de Mécène. Il a essayé de tracer un tableau assez terne des lieux où devait s'élever un jour Rome. Je n hésite pas à croire qu'il a eu connaissance de l'Énéide ; on sait que c'est lui qui annonça l'oeuvre dans ce distique fameux : Retirez-vous, poètes romains, retirez-vous, poëtes grecs : il va naître je ne sais quoi de plus grand que l'Iliade. On retrouve donc en lui quelque chose qui ressemble à une inspiration patriotique. Bien qu'il déclare sans cesse que sa faible muse ne saurait aborder ces grands sujets, il s'y essaye cependant, et monte à une certaine hauteur. Il retombe vite, parce que Callimaque et Philétas, ses modèles chéris, le rappellent à eux, c'est-à-dire sur terre. Mais c'est là une partie de son originalité : l'ombrien se ressouvient du vieil Ennius, et y fait penser : « Il a, en effet, comme il le dit lui-même, approché sa lèvre faible des sources puissantes où le grand Ennius, altéré, avait bu. » Et, ailleurs : « Qu'Ennius couronne ses vers de la rude feuille du laurier, pour moi, ô Bacchus, présente-moi la modeste feuille du lierre. » Je signale d'autant plus volontiers ce côté de son oeuvre, que nous sommes au seuil même du néant politique.
Restent les élégies amoureuses. La maîtresse de Properce, c'est Cynthia. Suivant quelques commentateurs, son vrai nom était Hostia, elle était petite-fille du poëte Hostius. Suivant toute probabilité, c'était une affranchie et des plus légères. Properce ne cesse de gémir sur les nombreuses infidélités de Cynthia ; mais il préfère encore ces petits désagréments aux ennuis et aux dangers d'un commerce avec une matrone ; en cela, on le sait, il était de l'avis d'Horace et pouvait passer pour un homme de moeurs réglées. Mais peut-être était-ce là une concession faite à Auguste, prince moral, qui tenait beaucoup à ce que les apparences fussent sauvées. Il n'était pas riche, on le doit supposer, ou Cynthia aimait fort l'argent; car il se voit à chaque instant évincé par un rival plus opulent. Aussi regrette-t-il naïvement les anciennes moeurs, simples et frugales. Combien les premiers humains savaient mieux aimer au sein des forêts! Cynthia guettait à leur retour des provinces les préteurs enrichis, et n'en faisait qu'une bouchée. Properce en était bien quelque peu affligé, mais cela ne l'empêchait pas de donner à sa maîtresse des conseils assez étranges. «Si tu as de l'esprit, ne laisse pas échapper cette bonne aubaine, enlève à ce sot animal toute sa toison. » Ici encore se retrouve l'Ombrien, peu délicat et parfois grossier. Tibulle n'eût jamais parlé de ce ton. Deux détails encore, et je finis sur ce sujet. Properce se lamente souvent sur la corruption des femmes de son temps, et il en cherche les causes : c'est l'amour du luxe d'une part, et, de l'autre, les peintures légères que l'on met sous les yeux des jeunes filles. Les appartements en sont remplis. Quelles étaient ces peintures? On en a découvert de bien monstrueuses à Herculanum. Y en avait-il de semblables à Rome ? Properce ajoute à ces causes de démoralisation précoce les fameux bains de Baïes, déjà signalés par Cicéron comme une école de corruption.
Il nous semble que Cynthia eût trouvé Baies partout. Je signale en passant une autre élégie, la 7e du lIe livre. Cynthia et Properce se réjouissent ensemble de la suppression de la loi Julia de Maritandis ordinibus. Auguste avait voulu imposer le mariage aux célibataires; des protestations s'élevèrent de tous côtés; il fallut rapporter la loi. La joie de Properce est entière. Il ne sera pas forcé de se marier! Lui, père de famille! et pourquoi cela? Est-il chargé de procréer des soldats à l'empereur pour orner son triomphe? L'amour de Cynthia lui suffit. Il faut lire cette élégie malheureureusement incomplète.
L'ironie et le mépris des devoirs du citoyen et de l'homme y percent à chaque vers. Voilà un commentaire éloquent des réformes morales opérées par Auguste !
Tel est l'homme, tel est l'esprit de l'oeuvre. Quant à la forme, elle est évidemment fort inférieure à celle de Tibulle. Properce est un pur disciple des Alexandrins, comme il s'en vante. C'est un érudit. De là une froideur réelle dans un genre où la passion seule doit parler. A propos des trahisons de Cynthia, il raconte l'histoire de la chaste Pénélope ; s'il veut peindre son désespoir, il rappelle que Hémon, ayant perdu Antigone, se donna la mort; qu'Achille, privé de Briséis, laissa massacrer les Grecs. Il accuse Romulus d'avoir donné un fort mauvais exemple en enlevant les Sabines : on sent que tous ces souvenirs mythologiques sont pour lui non une broderie, mais le tableau même. Là encore nous retrouvons le provincial, qui étale avec complaisance toute sa richesse. La mesure et la distinction sont absentes. L'auteur veut paraître, et on oublie l'homme. Cependant l'expression est plus forte que chez Tibulle, et souvent aussi moins naturelle. La versification est régulière, mais non sans quelque hardiesse.

OVIDE (PUBLIUS OVIDIUS NASO.)

L'homme.

Ovide, le plus jeune des poëtes de la nouvelle école, en est le roi. Nul ne la représente plus exactement. Jamais homme ne fut plus de son temps que celui-là. Il est le type de ces esprits faciles et aimables qui s'ouvrent à toutes les influences du moment, et rendent immédiatement ce qu'ils ont reçu, à peu près comme ils l'ont reçu. On se figure volontiers le poëte isolé et cherchant les hautes cimes, voisin du ciel et loin des hommes. Si on eût transporté Ovide sur ces hauteurs, il s'y fût consumé d'ennui. A l'air vif des sommets il préférait la tiède atmosphère des salons, aux splendeurs du soleil levant, les douces lueurs des lampes éclairant les festins et les conversations mondaines. Voilà ce qu'il faut bien se dire avant de le juger. La sévérité ici serait injuste et toucherait au ridicule. Il faut mesurer les gens à leur mesure, et ne pas demander aux oiseaux gracieux de nos volières l'oeil de feu et l'aile puissante de l'aigle.
S'il n'avait été exilé, l'histoire de sa vie pourrait s'écrire en deux mots : il fut amoureux et fit des vers. Si nous en savons un peu plus, c'est à lui que nous le devons. Il était d'un naturel expansif, et tout lui était matière à poésie. Il nous apprend donc (1) qu'il est né à Sulmone, ville des Péligniens, l'année où « moururent d'une même mort les deux consuls » (Hirtius et Pansa, en 711), que sa famille était riche et appartenait à l'ordre équestre.

(1) Tristium lib, IV. Eleg. X.

De bonne heure amené à Rome, il y suivit les leçons des grammairiens et des rhéteurs à la mode, et, pour complaire à son père, se prépara à aborder la vie publique. Il fut, en effet, triumvir, centumvir et décemvir, noms anciens, fonctions nouvelles ; mais son respect filial et son courage ne purent aller plus loin. Le Sénat allait s'ouvrir pour le recevoir, mais il fuyait l'ambition et ses soucis. « Les filles d'Aonie le sollicitaient à rechercher les loisirs et la sécurité, biens préférables à tous les autres. » Le voilà donc qui abandonne le forum, les tribunaux, les jurisconsultes, et recherche la société des poëtes. « Autant j'en voyais, dit-il, autant je croyais voir de dieux. » Il ne fit qu'apercevoir Virgile, connut quelque peu Horace, fut lié avec Properce ; Tibulle mourut trop tôt pour qu'il pût devenir son ami. A peine âgé de vingt ans, il est ; déjà connu et recherché. En vain son père lui représente « que les Muses n'ont jamais enrichi leurs adorateurs, qu'Homère est mort sans laisser aucune fortune », Ovide ne put l'écouter. Il ne pouvait écrire en prose, les vers naissaient sous sa plume, se pliant d'eux-mêmes à la mesure : « tout ce qu'il essayait de dire se transformait en vers. » Il disait vrai. Il n'y a pas d'exemple d'une pareille facilité, elle devint une véritable tyrannie, et dès lors il fut impropre à toute autre chose qu'au métier de poëte.
Sénèque, le Rhéteur qui le connut dans le temps où il suivait les leçons d'Arellius Fuscus et de Porcius Latro, nous apprend que déjà alors son langage n'était autre chose que vers brisés. « Il déclama une controverse avec beaucoup d'esprit, seulement il n'y avait aucun ordre dans ce qu'il disait, il courait cà et là; toute argumentation lui déplaisait. »
Il vécut vingt-cinq ans de cette vie mondaine qui lui était si chère, goûté, recherché, lisant ses vers dans des réunions où il était applaudi, savourant les plaisirs qu'offrait alors la société romaine, dont il était le plus brillant et le plus spirituel représentant, lorsqu'il fut tout à coup relégué par Auguste à Tomes, chez les Gètes, aux extrémités de l'empire. Quelle fut la cause de ce châtiment ? il est fâcheux pour Auguste qu'on la cherche encore. Le poëte protesta jusqu'à la mort contre la rigueur de la peine et ne se reconnut jamais coupable que d'imprudence, il ajoute même d'imprudence involontaire. « Mes yeux, dit-il, ont vu involontairement un crime : voilà pourquoi je suis puni ; ma faute, c'est d'avoir eu des yeux. » Et ailleurs : « Pourquoi ai-je vu quelque chose ? Pourquoi mes yeux ont-ils été coupables?
Pourquoi, sans le vouloir, ai-je eu connaissance d'un crime ! » Qu'a-t-il donc vu ? Il fut probablement témoin et peut-être complice des désordres de Julie, petite-fille d'Auguste qui, cette même année, fut convaincue d'adultère et exilée. Il reconnaît d'ailleurs qu'Auguste punit lui-même une offense personnelle comme il en avait le droit. Peut-être à ces scandales de la maison impériale se mêlèrent des intrigues d'ambition. Livie et son fils Tibère étaient capables de tout : ils avaient déjà fait exiler Agrippa Postumus, petit fils de l'empereur, et le firent bientôt égorger.
Ovide eût été enveloppé dans un coup d'État de famille. Quoi qu'il en soit, pour mieux dissimuler les motifs réels du châtiment, Auguste fit retirer des bibliothèques publiques les oeuvres du poête, qu'elles eussent déshonorées apparemment, hypocrisie dont nul ne fut dupe. Que n'y avait-il pas dans ces bibliothèques ? Qu'on voie ce qu'en disait Ovide. On pense bien qu'il ne supporta pas fort courageusement une telle disgrâce. Un homme comme lui ne pouvait vivre qu'à Rome. Il fatigua de ses plaintes et de ses supplications Auguste et ses amis : l'empereur mourut sans pardonner. L'avènement de Tibère enleva à Ovide toute espérance, il se borna dès lors à demander un lieu d'exil moins rigoureux, et il ne put l'obtenir. Après huit ans de souffrances et de vaine attente, il mourut à Tomes, âgé de 59 ans (770). Les barbares, parmi lesquels il vivait, étaient devenus ses amis et ses admirateurs. Il avait appris la langue du pays et écrivait en langue gétique des vers qui ravissaient les indigènes.

L'OEUVRE.

Bien que tous les poëmes d'Ovide portent l'empreinte évidente d'un même esprit, je les diviserai en deux classes les uns que j'appellerai poëmes légers, badins, ce sont les Élégies amoureuses, l' Art d'aimer, les Remèdes contre l'amour, les Cosmétiques du visage, les Héroïdes ; les autres, ayant évidemment des prétentions au sérieux, sont les Métamorphoses, les Fastes, les Tristes, les Pontiques. Quant à Ibis et aux Halieutiques, ce ne sont que des fragments sans importance ; et de la tragédie de Mëdée nous ne possédons qu'un vers.
Les élégies amoureuses, publiées d'abord en cinq livres, puis en trois, sont le début du poête. Il avait 27 ou 28 ans. Comme ses prédécesseurs, Catulle, Gallus, Tibulle, et Properce, il chanta les menus événements de sa passion pour Corinne, c'est le nom qu'il donna à sa sa maîtresse. Était-ce une affranchie, une courtisane ? Un reste de pudeur publique interdisait aux poètes de prendre des matrones pour héroïnes de leurs vers : il est bien difficile cependant de ne pas voir dans la Corinne de l'élégie ive du leI livre une femme mariée, placée entre son amant et' son mari. Ailleurs, Corinne sera une affranchie, pis que cela même, mais qu'importe au poête ? Ses élégies ne jaillissent point de son coeur ; c'est un jeu d'imagination et d'esprit. Il met à la suite l'une de l'autre les petites scènes d'intérieur galant dont il a été le témoin ou le héros, peu soucieux de l'unité de ton et de couleur. Si la passion profonde et vibrante lui fait défaut, l'imagination saura bien y suppléer. Elle éclate déjà dans cette première oeuvre avec une richesse merveilleuse. La situation la plus simple fournit au poëte des développements ingénieux qui ne tarissent pas. Le dernier mot du vers éveille une idée ; il la saisit, l'expose, la reprend, la présente sous une nouvelle forme, la met en lumière par un rapprochement mythologique, par une comparaison, puis passe à une autre, et y applique les mêmes procédés. Ovide est déjà tout entier dans cette première oeuvre, c'est un peintre d'esprit qui ne sait pas composer un tableau, mais qui en réunira cinq ou six dans le même cadre. L'ensemble est choquant d'invraisemblance. Regardez de plus près ; chaque esquisse, prise à part, est délicieuse. Ajoutez à cela la fluidité d'un style que rien n'arrête, qui sait tout dire, qui ose beaucoup sans en avoir l'air; l'extrême liberté des images, sans grossièreté crue, l'art de ne supprimer aucun détail et de les voiler suffisamment.
La poésie érotique mondaine est créée. Le ton du badinage graveleux est trouvé. Ovide est le gentil Bernard et le Parny du siècle d'Auguste vieillissant. Il ne chante pas l'amour, mais le plaisir : il ignore la passion, mais il a la grâce, la légèreté, l'esprit. C'est l'idéal de la littérature de boudoir, qui ne peut naître qu'à de certaines époques. Il dresse lui-même quelque part un catalogue des ouvrages qu'il faut mettre dans les mains d'une femme qu'on veut préparer à l'amour, et il n'a garde d'oublier ses élégies et son poëme sur l'Art d'aimer
Qu'on me permette de dire que celui-ci est un chef-d'oeuvre, le genre une fois admis. Ovide est ici dans son élément ; il traite un sujet fait pour lui, il a trouvé sa vraie voie. Aussi je ne sais s'il y a dans toute la littérature latine beaucoup d'oeuvres aussi originales que celle-là. De modèles, je ne lui en connais point, il n'a que faire des Grecs en pareille matière. Les éléments de son poëme il les a sous les yeux ; la science qu'il enseigne, il l'a pratiquée depuis vingt ans et y est passé maître. Enfin son style léger, brillant, spirituel est le seul qui convienne. Tout se réunit pour produire une oeuvre accomplie, mais quelle oeuvre ! Ce n'est pas au fond autre chose que le code de la séduction et de la galanterie à Rome, au milieu du huitième siècle. Peu d'ouvrages plus instructifs que celui-là et moins édifiants. Nous voilà d'emblée introduits au coeur même de la corruption romaine, non par un déclamateur passionné, comme Juvénal, mais par un poëte à bonnes fortunes qui, au lieu d'écrire ses mémoires galants, résume en préceptes légers l'expérience de sa vie amoureuse. J'ai dit que jamais homme ne fut plus de son temps que celui-là. Ëcoutez-le
«Que d'autres soient charmés de l'antiquité ; pour moi je me réjouis d'être né de nos jours : voilà bien le siècle qui convenait à mon caractère. Non parce qu'on arrache aujourd'hui à la terre l'or qu'elle
recèle, parce qu'on rapporte de tous les rivages les coquillages précieux, parce qu'on fouille les monts
pour en arracher le marbre, ou que la mer se retire devant nos maisons de plaisance. Non. Mais aujourd'hui fleurit la politesse, il ne reste plus rien de l'ancienne rusticité que l'on a laissée à nos vieux aïeux. »
Voltaire disait aussi :
"Regrettera qui veut le bon vieux temps : Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs. Ah ! le bon temps que ce siècle de fer !"
Cette politesse moderne a bien son mauvais côté cependant.
«Nous vivons vraiment dans l'âge d'or, s'écrie-t-il, ailleurs : c'est l'or qu'on honore avant tout, c'est
l'or qui fait aimer. » Il faut à un amant pauvre du mérite pour plaire. Ovide lui enseignera l'art de suppléer à la fortune par l'esprit, et de se faire aimer presque gratis. On comprend que je ne puis analyser ce poëme : un trait ou deux suffiront pour en marquer le caractère. Ovide n'enseignera point l'art de se faire aimer des matrones: «loin d'ici, légères bandelettes, parure de la pudeur, loin d'ici la longue stole qui couvre les pieds de la matrone : je ne chante que les amours permises, les galanteries autorisées (par les lois), il n'y aura dans mes vers rien de criminel. » Après cet hommage rendu en passant aux lois d'Auguste, simple formalité, il entre dans son sujet. « On trouvera à Rome, dit-il, autant de belles femmes que dans tout le reste du monde ; il y en a autant que d'étoiles au ciel, de poissons dans la mer. On voit bien que Vénus habite la ville de son fils Énée. Sortez de chez vous et faites votre choix. — Allez sous les portiques, dans les théâtres, au cirque, dans les temples, surtout ceux de Vénus et, d'Isis, assistez aux sacrifices en l'honneur d'Adonis, mais c'est aux spectacles surtout que le choix est plus facile : là elles viennent moins pour voir que pour être vues. Vous les rencontrerez aussi à Baies, dans les festins et les réunions. Vous vous assoirez près d'elles au théâtre, au cirque, vous mettrez un petit banc sous leurs pieds, vous parierez pour le cheval qu'elles préfèrent.
Voilà les moeurs de la Rome impériale ; voilà ce qui charmait Ovide et ses contemporains ; voilà ce qu'il a chanté. Je m'arrête au moment où la connaissance est faite entre les deux amants, connaissance bientôt suivie de la conquête de l'un des deux, on ne sait lequel, par l'autre. Ovide, enchanté de cette première partie de son oeuvre, s'écrie : « Que dans sa joie l'amant couronne mes vers d'une verte palme ; que je sois préféré au vieillard d'Ascrée, au vieillard de Méonie (Homère et Hésiode). » On est tenté de crier à la profanation. Mais ces grands noms n'effrayent point Ovide : il se regarde naïvement comme le successeur de ces hommes divins ; il en diffère seulement par le choix des sujets. Ici nous touchons un des côtés les plus curieux de l'oeuvre du poëte, et il me semble qu'il n'a pas été assez remarqué jusqu'ici. Il n'y a point de poëme didactique, et l'Art d'aimer en est un, qui soit une simple exposition de préceptes : épisodes, digressions, tableaux, récits, tout ce qui peut jeter de la variété dans l'oeuvre en fait naturellement partie. Ovide en cela a imité ses devanciers; on peut même dire que chez lui les ornements l'emportent sur le fonds. Mais où va-t-il les prendre ? Il semblerait tout d'abord qu'il dût les emprunter à la chronique scandaleuse de son temps. Il n'en est rien; c'est l'antiquité héroïque et mythologique qu'il met à contribution. Il sait quel était le genre de beauté de toutes les héroïnes des âges primitifs, ce que leurs époux et leurs amants admiraient en elles ; il a pénétré dans l'alcôve d'Hector et d'Andromaque; il sait ce qui se passait sous la tente d'Achille, quand Briséis le recevait couvert du sang des Troyens. Il raille ce vieil Homère qui a fait respecter Briséis par Agamemnon; il déclare que cela n'est pas, et que pour lui il n'eût pas été si sot. Il raille Ménélas et félicite l'heureux Pâris. S'il abandonne les antiques légendes de la Grèce, c'est pour se rabattre sur celles du Latium.
L'enlèvement des Sabines pendant les jeux le charme ; il convie les Romains de son temps à imiter les compagnons de Romulus. Figurez-vous la Bible mise en madrigaux folâtres par un Hébreu, voilà ce que deviennent sous les mains d'Ovide les traditions religieuses et héroïques de la Grèce et de Rome. Le contraste entre les moeurs du jour et celles des anciens âges donnait plus de piquant à son oeuvre, il faisait preuve d'esprit et d'érudition à la fois. Le moyen pour lui de résister à cette double tentation !
Supposez maintenant une série de petits poëmes dans lesquels ces brillants hors-d'oeuvre, au lieu d'être l'accessoire, soient le sujet même, et vous aurez les Héroïdes : il ne se péut rien imaginer de plus faux et de plus spirituel que ces poëmes. Il se glorifie d'en être l'inventeur, et il eut bientôt des imitateurs. En effet, sur les 21 héroïdes qui portent son nom, il y en a plus de la moitié qui ne sont pas de lui, mais d'un certain Sabinus, son disciple. Ces héroïdes sont des lettres en vers élégiaques écrites à leur amant ou à leur époux par les héroïnes célèbres de l'antiquité : Pénélope à Ulysse, Phyllis à Démophon, Oenone à Pâris, Canacé à Macareus, Hypsipyle à Jason, Ariane à Thésée, Phèdre à Hippolyte, Didon à Énée, Sapho à Phaon. Sabinus avait imaginé de faire les réponses des héros. C'est un ouvrage de la première jeunesse d'Ovide. Il sortait des écoles de déclamation ; il déclama en vers,
puisqu'il ne le pouvait en prose, et sur des questions d'amour, puisqu'il n'en pouvait traiter d'autres. Les héroïdes ne sont pas autre chose en effet que des Suasoriae. Nous savons par Sénèque qu'Ovide préférait de beaucoup les Suasoriae aux Controversiae, parce que toute argumentation lui déplaisait. Il fit parler des femmes, au lieu de faire parler Sylla, Cicéron, Annibal. Il leur donna beaucoup d'esprit, il en avait de reste, et se préoccupa fort peu de la vérité historique ou héroïque. Il n'emprunte aux anciens âges que les noms et la situation des personnages ; il se charge de leur fournir les sentiments et les idées qu'avaient les Corinnes de son temps. 0 nobles et pures figures des siècles primitifs, vous doutiez-vous jamais qu'on dût un jour vous farder ainsi!
Les Remèdes d'amour, en un livre, parurent deux ans après l'Art d'aimer. C'est ce qu'on pourrait appeler, en style judiciaire, une récidive. Ovide cherche d'abord de bonne foi et sérieusement les moyens de se guérir d'une passion qui fait le tourment de la vie. Les philtres et les incantations magiques étaient alors fort à la mode. Il n'y croit pas et les condamne. Que reste-t-il donc? Il reste le travail, l'action. Est-ce bien Ovide qui parle? N'en doutez pas, aux grands maux les grands remèdes.
Il envoie notre amant malade au forum, il le condamne à l'étude des lois, aux plaidoiries ; il va même jusqu'à lui ordonner d'aller faire la guerre contre les Parthes !
C'est l'oisiveté qui a causé tous les maux. Pourquoi Egisthe a-t-il été adultère ? Parce qu'il est resté oisif à Argos, au lieu de suivre les Grecs au siège de Troie. « Il a fait ce qu'il a pu ; il a aimé pour ne pas rester à rien faire. » A défaut des travaux du forum et de la guerre, faites-vous chasseur, faites-vous laboureur. Voilà de bien durs préceptes, avoue- t-il, mais c'est le seul moyen de se guérir. Est-ce vraiment le seul? Ovide, qui a tant d'esprit, n'en saurait-il trouver d'autre? N'en doutez pas. Le naturel revient au galop. Le meilleur et le plus sûr moyen de combattre l'amour, c'est d'aimer, d'aimer ailleurs, s'entend. Voilà l'homoeopathie appliquée aux blessures du coeur, et Ovide redevenu chantre de la volupté, seul rôle qui lui convienne.
Au moment où Ovide fut condamné à l'exil, il se préparait à publier un grand poëme qu'il croyait sérieux. Ce sont les quinze livres des Métamorphoses. Il voulut, dit-il, les jeter au feu, comme Virgile son Énéide, mais il les épargna. Il demande grâce pour les fautes de l'ouvrage que ses malheurs ne lui ont pas permis de corriger. On ne se représente guère Ovide corrigeant ses vers ; et il ne faut pas prendre trop au sérieux ses doléances. Il m'est difficile, je l'avoue, de partager l'admiration des critiques pour cette vaste composition. Il leur a semblé qu'ils avaient enfin mis la main sur un Ovide sérieux, épique, digne émule d'Homère et de Virgile. N'auraient-ils pas dû se demander d'abord si le poëte des Élégies et de l'Art d'aimer pouvait être à la hauteur d une telle oeuvre ? Il en était absolument incapable. Pourquoi ne pas le reconnaître? Il ne faut pas que l'hexamètre héroïque nous fasse illusion. Si l'extérieur de l'oeuvre a une apparence de gravité, le fond reste ce qu'il est, un exercice d 'esprit, un recueil d'anecdotes joliment racontées.
Est-ce un poëme épique ? Non, car l'unité de sujet manque absolument. J'en dirai autant de l'unité d'action, à moins que l'on ne prétende que les transformations infligées à chacun des personnages mis en scène constituent l'unité du sujet. C'en est l'uniformité et le vice radical. Quel est le ressort du poëme ? Procède-t-il d'une inspiration héroïque ou religieuse? En aucune façon. De quelque côté que l'on se tourne, on ne peut rien découvrir qui donne l'idée d'une oeuvre fortement conçue. On est réduit à admirer l'art avec lequel le poëte a su lier les uns aux autres des épisodes détachés pour en former un semblant de tout. Mais ces soudures sont puériles et inadmissibles : elles ne font que mieux ressortir le caractère profondément artificiel et faux de l'oeuvre. Ovide se propose de raconter les métamorphoses subies par des personnages de l'antiquité, depuis le Chaos jusqu'à Jules César. La première transformation est celle de Lycaon changé en loup par Jupiter ; la dernière est celle du père adoptif d'Auguste, changé en astre. Il y a quinze livres. Chacun d'eux raconte trois ou quatre métamorphoses, et chaque récit se termine naturellement par une métamorphose. Tantôt c'est l'analogie de la transformation qui amène le récit suivant, tantôt c'est la différence. Parfois l'action se passe sous nos yeux, le plus souvent un des personnages mis en scène la raconte. Idée bizarre, sujet étrange et souvent absurde. Ovide n'a pas même eu le mérite de l'invention.
Il avait parmi ses devanciers jusqu'à six modèles, appartenant tous, cela va sans dire, à l'école d'Alexandrie : Corinna, qui avait écrit des livres de Transformations ; Callisthènes, qui avait écrit des Métamorphoses ; Antigone de Caryste, qui avait composé des Mutations ; Nicandre, auteur d'un poëme du même genre, et enfin Parthénius, le maître de Virgile, qui avait écrit des Métamorphoses. Le genre fut bientôt à la mode : il y eut des divisions et des subdivisions de métamorphoses. Tel poëte chanta les hommes changés en quadrupèdes ; tel autre les hommes changés en arbres ; celui-ci les hommes changés en oiseaux. Un certain Boëus avait démontré dans un poëme de ce genre que tous les oiseaux avaient été jadis des hommes.
Voilà les prédécesseurs et les modèles d'Ovide. Qu'il ait été supérieur à chacun d'eux, je le crois aisément. Mais que penser du choix d'un tel sujet? Qu'y a-t-il en effet au fond de ces métamorphoses d'hommes en bêtes ou en objets inanimés ? Un sens symbolique profond ou naïf, une allégorie morale ou plus fréquemment encore une conception naturaliste. Que la signification primitive de ces mythes se soit perdue ou du moins altérée par suite des progrès de l'anthropomorphisme hellénique, cela est incontestable, et au point de vue de l'art nous ne devons point le regretter ; mais qu'à cette transformation nécessaire soit venue s'ajouter encore cette suprême parodie des vieilles croyances religieuses, que la nature tout entière, cet immense théâtre des phénomènes et de l'activité humaine, ne soit plus qu'une sorte de panorama fantastique, où l'homme n'apparaît que pour se transformer en bête, en arbre, en oiseau, il faut avouer qu'il n'est guère possible de pousser plus loin l'inintelligence des grandes choses et la passion du joli quand même. Le joli, l'ingénieux, si l'on veut, voilà en effet le caractère de l'oeuvre. C'est une galerie de tableaux rangés par analogie de sujets. Le dénoûment est toujours le même, mais les descriptions varient. Ovide se plaît à montrer un homme devenant par degrés loup, une femme devenant araignée ou laurier.
Il y a là une sorte d'anatomie spirituelle qui l'amuse. Au fond il ne cherche pas autre chose. Vainement vous attendriez-vous à trouver dans ces vers quelques-uns de ces frémissements d'horreur religieuse, que Virgile a connus : le sceptique et spirituel poëte ne songe qu'à divertir. Il donne un spectacle avec de riches décors, il parle aux yeux, il les éblouit. Que si parfois il met l'homme en scène, avec ses passions et ses douleurs, c'est le déclamateur de l'école de Porcius Latro, qui parle : de beaux discours, comme ceux d'Ajax et d'Ullysse, de belles dissertations pythagoriciennes contre l'usage de manger la viande des animaux, quelques élégies par ci, par là, et l'oeuvre est terminée, la parodie est complète.
Le poëme des Fastes est un peu plus sérieux, ce qui n'est pas beaucoup dire. Il devait avoir douze livres correspondant aux douze mois de l'année. Quelques critiques ont supposé que les six derniers livres s'étaient perdus, mais à tort; ils ne furent jamais écrits. Ovide avait composé la première partie de son ouvrage au moment où il fut envoyé en exil, et il déclare formellement que sa triste destinée l'interrompit. On le comprendra sans peine pour peu qu'on se rende compte de la nature du poëme. C'est un travail d'érudition, d'archéologie. A Rome, Ovide trouvait tous les documents nécessaires pour mener à bonne fin son entreprise. A Tomes, ils lui firent défaut ; il se trouva réduit à ses propres ressources; et, malgré tout son esprit, il ne pouvait improviser la science.
Comment fut-il amené à un travail de ce genre ? On sait quelle était pour la vie civile et religieuse des Romains l'importance du calendrier. Pendant plusieurs siècles, l'aristocratie s'en était réservé exclusivement la connaissance, et s'en faisait un de ses plus puissants moyens de gouvernement. La réforme opérée par Jules César fut poursuivie et achevée par Auguste en 755. Des travaux considérables avaient déjà paru à cette époque sur les antiquités nationales et religieuses de l'Italie.
Clodius Tuscus, L. Cincius, Cornélius Labeo, et enfin le savant Varron, avaient publié sur ce sujet des livres de vaste érudition. L'étude des Fastes de Rome touchait à toute l'histoire romaine ; plus que chez aucun autre peuple, la religion était intimement unie chez les Romains aux moindres événements de la politique. Les anciens annalistes en fournissaient des preuves à chaque page.
Avec Varron, la critique commença à essayer de relier les usages de la vie civile et les cérémonies de la vie religieuse aux traditions antiques du Latium et de l'Italie. Voilà le sujet qu'Ovide songea à traiter à son tour. Son érudition est évidemment de seconde main, mais elle est précieuse pour nous qui avons perdu les originaux consultés par lui. Est-il besoin de dire que le poëte se proposa surtout d'égayer l'aridité du sujet par l'élégance et la variété des ornements? Ici donc se retrouve toujours le même esprit. Les légendes héroïques ou religieuses, empreintes dans Virgile d'un caractère auguste et mystérieux, sont par Ovide habillées à la moderne. L'énergie et la foi lui manquent. Qu'on lise, pour s'en convaincre, dans le premier livre, tout ce qu'il dit des Carmentales, d'Évandre, d'Hercule et de Cacus, et qu'on rapproche ces cent vingt vers de ceux de Virgile. On ne comprend guère qu'il ait employé dans un tel sujet le mètre élégiaque, et lui-même s'en excuse à plusieurs reprises. La meilleure raison qu'il donne de cette préférence, c'est que l'hexamètre était trop pesant pour lui. Pendant ses huit années d'exil à Tomes, il écrivit neuf livres d'Élégies, les Tristes et les Lettres du Pont. Les Tristes sont une espèce de mélodie plaintive que le poëte se chante à lui-même : il ne les adresse à personne en particulier, mais il les envoie à Rome. Sa femme, ses amis, les liront ; peut-être les mettra-t-on sous les yeux d'Auguste; et le tableau des souffrances du pauvre exilé fera naître un peu de pitié dans le coeur du prince.
Les Épîtres du Pont sont adressées à des amis : ce sont des prières, des remercîments, des effusions de tristesse et de désespoir. Il y a peu de lectures plus affligeantes que celle de ces neuf livres d'élégies. Mais il s'en faut que la misérable destinée du poëte cause seule la tristesse qu'on ressent. Il y a toujours en nous une affliction réelle, quand nous sommes témoins d'un malheur immérité ; à cette affliction se mêle un autre sentiment, quand la victime de l'injustice s'abaisse devant celui qui en est l'auteur. Nous plaignons le malheur, nous regrettons qu'il ne soit pas plus courageux. Nous nous sentons comme atteints en notre dignité d'homme ; il nous semble que, frappés comme Ovide, nous aurions eu du moins la force de nous taire, que nous aurions su opposer à la force brutale du despotisme, cette suprême et certaine vengeance, le mépris. Mais ce que nous appelons aujourd'hui l'honneur était peu connu des anciens. Ils ne rougissaient pas d'avouer ce qu'ils éprouvaient, dût l'orgueil en souffrir, et d'implorer grâce. Cependant Ovide est allé plus loin qu'aucun autre dans cet oubli de la dignité personnelle. Cicéron était bien faible, bien abattu pendant son exil ; mais il ne lui vint jamais à l'idée de s'humilier devant Clodius. Il était à peu près certain d'être victime de la cruauté d'Antoine, s'il ne rétractait les Philippiques et n'implorait son pardon : cependant nul parmi ses amis n'eût osé lui donner ce lâche conseil.
C'est que Cicéron avait l'âme d'un citoyen. Ovide a l'âme d'un courtisan. Je n'ai pas encore montré le Romain en lui ; peu de mots suffiront pour cela. Il est romain, quand il chante l'art d'aimer; il est romain quand il clôt la série des métamorphoses par celle de Jules César en astre ; il est romain, quand il compose les Fastes, commentaire poétique du calendrier réformé par César et par Auguste ; il est romain, enfin, quand il célèbre l'un après l'autre les portiques, les théâtres, les cirques, les temples de Rome, construits ou embellis par Auguste et les siens. Voilà son patriotisme : c'est justement celui du courtisan, qui absorbe la patrie dans le maître qu'elle s'est donné ou qu'elle subit. Mais peu de poëtes, race légère, ont porté si loin l'adulation. Tous les membres de la famille impériale sont pour lui autant de dieux. Exilé, misérable, mourant, il n'ose se révolter contre l'iniquité de son châtiment; il est juste, puisque César l'a ordonné. Il se borne à demander quelques adoucissements à sa peine. Le croira-t-on ? il implore un rapprochement de Rome, pour être plus près des exploits et des vertus de César, et pouvoir les célébrer plus dignement ; car, à. cette grande distance, l'inspiration s'affaiblit, il risque de ne pas se tenir à la hauteur du sujet : voilà sa dernière et constante préoccupation. Je me trompe, il faut y ajouter cette secrète inquiétude qui le tourmente au sujet de ses vers. Il craint qu'ils ne se ressentent de la barbarie des lieux qu'il habite. Peut-on bien écrire loin de Rome, ce centre de la politesse et du beau langage ? Tels sont les derniers soucis qui assiégèrent cette pauvre âme : plaire à l'empereur et faire de beaux vers. Tout Ovide est là.
Il ne sut pas même s'indigner et haïr. Calomnié, insulté dans son exil par un domestique de l'empereur, faiseur de vers, qui se permet même d'outrager la femme du poëte, Ovide écrivit, sous le titre d'Ibis, 644 vers en réponse au misérable. L'occasion était belle d'allonger au dos de l'esclave les coups qu'on eût voulu pouvoir donner au maître. Comment rester froid et spirituel devant une si lâche agression? Ovide y a cependant réussi. Il ne nomme pas ce persécuteur d'une femme et d'un exilé ; et il va emprunter à ses chers alexandrins les injures qu'il lui adresse. Callimaque avait composé sous le nom d'Ibis un poëme contre Apollonius, l'auteur des Argonautiques; Ovide s'en empare et le traduit. Il se venge par imitation ! De vraie colère, il n'y en a trace dans ces 644 vers. Il ose évoquer le souvenir d'Archiloque et de Lycambé sa victime ; mais de telles fureurs sont bien loin de son coeur. Ici encore il n'a que de l'esprit et beaucoup de mythologie à son service. Il dévoue Ibis à la colère de tous les dieux du ciel, de la terre, de la mer et des enfers. Vengeance d'érudit, inoffensive et puérile, comme le coeur même du poëte! Parlerai-je des autres poëtes, contemporains d'Ovide? Il y en eut beaucoup, et de toute sorte. On sait assez que les Romains étaient peu sensibles au mérite de l'originalité. Traduire ou imiter agréablement un poëme grec, suffisait à leur ambition. Les modèles ne manquaient pas.
Les Alexandrins seuls en offraient un nombre considérable, et que leur médiocrité facile mettait à la portée des imitateurs. Ajoutez à cela la nécessité d'employer à quelque occupation les loisirs que le nouveau gouvernement faisait aux citoyens, les commodités qu'offre la versification latine, la certitude d'être applaudi par les petites sociétés littéraires qui composaient alors le public. C'est là ce qui fit éclore une foule de productions, sans mérite réel ,pour la plupart, mais dont les titres et des fragments ont survécu, parce que les poëtes contemporains en ont fait mention, et les ont louées pour être loués à leur tour.
De ces poëtes des lectures publiques, on pourrait dire ce que saint Augustin dit de ceux qui vont recherché qu'à faire du bruit dans le monde. Je me bornerai à rappeler les noms et les ouvrages de quelques-uns d'entre eux.
Varius, ami de Virgile et d'Horace, était, suivant le témoignage de ce dernier, un poète épique, comparable à Homère. Disons que c'était surtout un poëte de cour. Il avait chanté la Mort de César, la Gloire d'Auguste, les Exploits Agrippa. Le louer, c'était louer les maîtres du jour. Tel était encore Valgius Rufus, que Tibulle place aussi à côté d'Homère. La poésie officielle est dans une cour la plus belle de toutes les poésies. PedoAlbinovanus, qui célébra le voyage de Drusus Germanicus dans l'Océan septentrional, est singulièrement vanté par Ovide. Il écrivit aussi une Thébaïde. Titius Septimius, qui faisait partie du cortége de celui qui fut Tibère, est assuré de l'immortalité par Horace ; il faisait à la fois des vers lyriques et des tragédies. Voilà ceux que célébrèrent à l'envi leurs contemporains : on en voit la raison.
Ce ne sont pas les seuls. Après la poésie officielle, vient la poésie artificielle. Les Géorgiques, qui le croirait! eurent une déplorable influence sur la littérature de cette époque. Le poëme didactique est chose si commode ! Des descriptions, des préceptes, quelques digressions par-ci, par-là, des récits mythologiques, et l'oeuvre est complète. Elle n'exige à vrai dire ni invention, ni chaleur, ni mouvement. L'exactitude, l'élégance, la grâce, suffisent, qualités rares, mais sur lesquelles, à la rigueur, on peut se faire illusion, pour peu qu'on ait quelque présomption.
C'est le genre qui inaugure et signale la décadence. Il faut n'avoir rien dans le coeur et dans l'imagination pour se faire pédagogue en vers. Stérilité et dogmatisme : voilà les marques du néant poétique. Où ne va-t-on pas prendre alors des sujets de poëme? Un certain Emilius Macer chante les oiseaux (Ornithogonia) et les poisons ( Theriaca); mais sa science de fraîche date, il l'emprunte à l'Alexandrin Nicander. Plus tard, un autre Macer chantera les plantes (De virtutibus herbarum). Un autre met en vers les préceptes de la rhétorique relatifs à l'élocution. Les plus distingués de ces versificateurs choisissent des sujets un peu moins éloignés des moeurs et des habitudes romaines; Gratius Faliscus chante la chasse (Cynegeticon). Il décrit les filets, les chiens, les chevaux, les armes que doit préférer un habile chasseur. Il imite Xénophon. Un autre chante la pêche (Halieuticon) Est-ce Ovide dans son exil? on l'a supposé. Mais la voie dans laquelle on se précipite à l'envi, c'est celle de l'astronomie, ou de l'astrologie, que les Romains ne distinguaient pas l'une de l'autre. Le grand initiateur fut Aratus l'Alexandrin. C'est lui que Cicéron imita.
Après Cicéron, Germanicus reproduisit sous le titre de Phenomena Aratea, de Diosemeia, Prognostica, les leçons du premier maître. Le plus illustre de ces versificateurs astronomes est Manilius. On ne sait rien de précis sur le lieu et la date de sa naissance : mais, suivant l'opinion la plus commune, il appartient aux dernières années du règne d'Auguste et à l'époque de la saine et pure latinité. D'ailleurs tous les poëtes que nous venons de citer sont remarquables par la correction du langage et le mérite de la versification. Il ne leur manque que des idées et de la verve. Manilius a parfois l'une et l'autre. D'où cela vient-il? Ce n'est pas un servile imitateur des Grecs. Il a pensé par lui-même. La plupart de ses contemporains et de ses successeurs n'avaient d'autre but que de versifier d'élégantes descriptions des signes célestes, et d'y joindre les légendes mythologiques les plus remarquables par leur éclat ou leur bizarrerie. Manilius ne s'interdira pas non plus ces ornements ; mais une idée générale préside à l'ordonnance de son poëme et lui donne une couleur particulière.
Manilius n'est pas un astronome seulement, c'est avant tout un moraliste. Supposez à cet esprit, plus de force, à cette âme une conviction plus ardente, et vous aurez dans le poëme des Astronomiques le pendant du fameux de Natura rerum de Lucrèce. Manilius est stoïcien par sa physique. Son Dieu n'est autre chose que l'âme du monde; le monde lui-même est dieu. Conception pleine de grandeur et éminemment favorable à la poésie, pourvu que l'esprit qui l'a reçue soit en même temps une imagination forte et féconde. Voilà le cadre de l'oeuvre, malheureusement il est à peine dessiné dans Manilius. On voit bien que son esprit se tournait d'un autre côté, que d'autres préoccupations obsédaient sa pensée. Il s'est demandé, après tant d'autres, quelle était la cause suprême des événements dont le monde est le théâtre, dont l'homme est tour à tour le héros ou la victime. Il n'en a découvert d'autre explication que la fatalité. C'est cette puissance aveugle qui règle tout ici-bas, l'heure de notre naissance et celle de notre mort, les faits heureux ou malheureux dont se composera le tissu de notre vie. Mais lui ne recule pas même devant les dernières et les plus douloureuses conséquences de ce principe. C'est à la fatalité qu'il attribue les vices et les vertus de l'homme, ses belles actions et ses crimes.
C'est par là que ce poëme étrange mérite quelque attention. Il porte bien l'empreinte de son temps. Les Virgile, les Horace, les Ovide ne voyaient que les splendeurs de la cour impériale, et se plaisaient à présenter à Auguste, comme le tribut de la reconnaissance du monde pacifié, les remerciments et les adulations sans fin. Il semble que Manilius, esprit plus sombre, poëte caché dans l'obscurité et la solitude, loin de la cour et des pompes du principat, ait surtout été frappé des misères infligées à l'humanité et des vains efforts que fait l'homme pour s'y soustraire. Il rappelle quelque part les meurtres hideux dont ce triste temps fut témoin : les fils assassinés par les pères, les pères par les fils, les frères armés contre les frères.
Et il s'écrie : « Ces crimes ne sont point l'oeuvre des hommes; un mouvement étranger les y pousse de force. » Il en dit autant des vertus. Elles ne sont point le propre de l'homme ; elles lui viennent du dehors aussi bien que la configuration de ses traits, ses dispositions naturelles pour tel ou tel art, etc. Il n'y a pas loin de cette conception désolée à l'idée fondamentale des Pensées de Pascal. La théorie impitoyable du péché originel et de la grâce n'a-t-elle pas quelque-uns des caractères du fatalisme antique ? Mais Pascal enferme sa solution dans sa théorie. Il se plaît à exposer toutes les misères sans nombre qui affligent l'homme, ce roi déchu, parce qu'il sait comment il le relèvera ensuite. C'est là ce que l'on chercherait vainement chez Manilius. La fatalité : voilà pour lui toute l'explication. Il ne se met pas en peine de concilier l'influence qu'il attribue aux astres sur notre destinée, avec celle qu'exerce le destin. Il les admet l'une et l'autre. On dirait qu'il cherche à appesantir le poids des chaînes que nous portons. Qui ne s'attendrait à trouver dans une oeuvre ainsi conçue les àpres accents du désespoir, des cris de révolte, ou de terribles arguments tirés du fond d'une âme désolée en faveur de ce tyran des choses humaines, la fatalité ? Il n'en est rien. Manilius a porté le-fardeau d'un tel système sans protester et sans se plaindre. L'âme de Lucrèce, qui a supprimé les dieux, est profondément triste ; Manilius est calme, indifférent ; peu lui importe l'organisation du monde. Il ne la voudrait point autre qu'elle est. Aussi bien il a les yeux sans cesse fixés sur les signes célestes, par qui sont réglées nos destinées. Il expose, il explique les causes et les effets. Que d'autres s'indignent ou se lamentent, pour lui, il n'est que rapporteur. Cette indifférence est encore, si je ne me trompe, un signe du temps. Il faut être bien ayant dans la mort pour ne pas sentir qu'on va cesser de vivre.
Faut-il pousser plus loin cette stérile énumération de versificateurs inconnus, d'oeuvres incomplètes ou perdues pour nous? Wernsdorff a dépensé beaucoup de science et de sagacité pour recueillir, distribuer, cataloguer les productions misérables des petits poëtes latins. Quand on a feuilleté ces sept gros volumes, on se demande avec tristesse ce qu'on a trouvé. Toutes ces oeuvres, il faut bien le reconnaître, sont mortes et vides. Le choix des sujets seul suffit pour montrer l'incroyable stérilité des esprits sous le régime impérial. Qu'est-ce qu'un Romain qui a perdu l'aiguillon de la vie publique? Un sec et froid contrefacteur de la mauvaise poésie des Alexandrins.
Chanter les oiseaux, les plantes, les astres, la pêche, quels sujets pour des poëtes ! Ce qui étonne, c'est qu'ils aient pu se résigner si absolument à la suppression de la liberté et de ses féconds orages. Comment ne se glisset-elle pas dans leurs vers, ne fût-ce que furtivement et embellie par les regrets ? Se peut-il qu'ils soient devenus à ce point faiseurs de vers, indifférents à tout ce qui avait passionné leurs pères? Je ne trouve dans toutes ces oeuvres d'érudits qu'un seul écho des souvenirs de la Rome républicaine. Ce n'est pas l'imprécation artificielle de Valérius Caton contre les soldats à qui on avait donné son domaine ; c'est le cri d'indignation qui s'échappe des lèvres de Cornélius Sévérus, à la pensée des indignes traitements infligés à Cicéron mort.
D'où est tiré ce fragment, quelque peu déclamatoire, mais passionné? Est-ce d'un poëme historico-épique, intitulé : la Guerre de Sicile? On l'a supposé. On a supposé aussi que ce Cornélius Sévérus était l'auteur d'un poëme sur l'Etna, oeuvre sèche, pédante, niaise, d'un écolier qui vient de suivre un cours de physique et se croit bien savant parce qu'il est un peu moins ignorant que la veille. Quoi qu'il en soit, voici les vers de Cornélius Sévérus ; ils nous ont été conservés par Sénèque le Rhéteur.
« On vit encore vivantes les têtes de ces hommes magnanimes, attachées à la tribune où ils avaient régné; mais elles pâlissent toutes devant l'image de Cicéron, comme s'il était seul. On se rappelle alors les grandes actions du consul, les serments des conjurés, le complot criminel par lui découvert, l'attentat des patriciens qu'il étouffa, Céthégus puni et Catilina renversé par lui de ses espérances
sacriléges. Que lui ont servi la faveur du peuple, ces concours d'hommes, ces années comblées d'honneurs ? Un seul jour a éteint la gloire de toute sa vie, et, frappée du même coup, l'éloquence latine se tait. Il était jadis le soutien et le salut des accusés, la noble tête de la patrie; il était. le défenseur du Sénat, du Forum, des lois, de la religion, il était la voix publique de la paix : la voilà muette à jamais, éteinte par le fer cruel. Ce visage défiguré, ces cheveux blancs, souillés de sang, ces mains saintes, ouvrières de si grands travaux, c'est un citoyen, qui les a foulés sous ses pieds orgueilleux, oubliant et les retours de la fortune et les dieux. Non, jamais les siècles n'emporteront dans leur course le crime d'Antoine. »
Cornélius Sévérus est, je crois, le seul poëte du règne d'Auguste, qui ait osé prononcer le nom de Cicéron.
Je terminerai cette énumération incomplète, je le sais, quoique trop longue, par Phèdre. D'après l'opinion des critiques les plus autorisés, Phèdre, bien que postérieur aux écrivains précédents, appartient encore à cette période littéraire, qu'on est convenu d'appeler le siècle d'Auguste. On sait comment elle se termine et ce qu'il faut penser de ces contemporains de Virgile et d'Horace.
Admirons, je le veux bien, la pureté de leur langage ; mais reconnaissons en même temps l'extrême stérilité de leur esprit et la sécheresse de leur imagination. Oserai-je avouer que Phèdre, écrivain si remarquable, ne me semble pas mériter l'admiration dont il est aujourd'hui l'objet? Les anciens semblent en avoir jugé ainsi. Le premier, le seul auteur qui mentionne le nom de Phèdre (Phedrus ou Pheder) est le fabuliste Avienus, qui vivait plus de cent cinquante ans après son modèle. Le vers de Martial, sur lequel on prétendrait fonder la notoriété de Phèdre, ne lui semble point applicable. Où trouver dans cet auteur d'apologues secs rien qui ressemble aux joci improbi, à la malignité dont parle Martial ? Quintilien ne le nomme pas, Sénèque ignore son existence. Lui, son contemporain, il déclare même que l'apologue n'existe pas à Rome. Je n'irai pas, comme certains érudits du dix-septième et du dix-neuvième siècle, jusqu'à contester l'authenticité du recueil des fables de Phèdre.
Après la publication textuelle du manuscrit faite en 1830 par M. Berger de Xivrey, le scepticisme n'est plus possible. Ce manuscrit, découvert et publié sans avoir été communiqué à personne par Pierre Pithou en 1596, remonte au dixième siècle. Transmis aux descendants de Pithou qui en ignoraient l'existence et l'importance, ce n'est qu'en i830 que le dernier propriétaire, le marquis Lepelletier de Rosanbo, voulut bien autoriser M. Berger de Xivrey à en prendre copie. Jusqu'alors on n'avait que le texte publié par Pierre Pithou, et qui, il faut le reconnaître, est bien supérieur en correction et en clarté au manuscrit original.
Non seulement Phèdre est resté longtemps inconnu, mais il a été pillé, défiguré avant d'être publié. Son oeuvre peu goûtée apparemment et peu lue a été remaniée, délayée par des plagiaires des derniers temps de l'empire et du moyen âge, notamment par l'archevêque Perotto. C'est ce qui rendait encore plus insoluble la question d'authenticité. Regardons-la aujourd'hui comme tranchée, grâce à la découverte et à la publication textuelle du manuscrit original. Aussi bien elle l'était déjà par le caractère même de l'oeuvre et surtout par le style. Quelques mots sur le personnage. Les conjectures les plus ingénieuses des commentateurs n'ont pas réussi à nous donner une histoire de Phèdre. C'est dans les prologues ou les épilogues de ses cinq livres de fables (quatre suivant le manuscrit Pithou) qu'il faut glaner à grand peine de vagues renseignements. Il était Thrace ou Macédonien, né dans la région qui s'étend aux pieds du mont Pierus, et fier de sa patrie qui fut le berceau des anciens aëdes Linus et Orphée. On pense que dès l'âge le plus tendre il fut amené à Rome comme prisonnier de guerre, puis, qu'il fut affranchi par Auguste. Il vit les règnes de Tibère, celui de Caligula et une partie
de celui de Claude. Le dernier livre de ses fables est dédié à Particulon, affranchi de l'empereur ; le quatrième à Eutychus, affranchi de Caligula. Il commença à publier ses fables sous Tibère ; et il tomba, on ne sait pourquoi, dans la haine de Séjan et par suite du prince lui-même. Condamné à la perte de ses biens sans doute, il vécut tristement jusqu'àun âge assez avancé. On suppose que des allusions sanglantes aux moeurs de Tibère, aux desseins cachés de Séjan, furent les causes de sa disgrâce. On sait en effet combien était soupçonneuse et ombrageuse la tyrannie de Tibère dans les dernières années de sa vie, et quel terrible usage il faisait de la loi de Majesté. Mais si nous ne pouvons douter de la condamnation de Phèdre, nous sommes réduits à des conjectures sur le crime qui lui fut reproché. Tel est l'homme. Sa vie, on le voit, nous fournit bien peu de lumières sur son oeuvre.
Voyons l'oeuvre elle-même.
Quelle part faut-il faire à l'invention originale dans Phèdre? Il avoue lui-même qu'il n'a fait que mettre en vers la matière créée par Ésope. Mais il dit ailleurs, en réponse à des détracteurs qui lui reprochaient de n'être qu'un plagiaire, qu'un bon nombre de ses apologues lui appartient en propre. On ne peut en douter. Plusieurs fables en effet semblent n'être autre chose que des récits empruntés à la vie commune des Romains de son temps. Le poëte en dégage une leçon morale quelconque, le plus souvent vulgaire et peu éloignée de ces réflexions banales que fait le passant témoin d'un accident ou d'un crime. Ce qui lui appartient en propre, c'est l'idée d'écrire en latin des apologues à la façon d'Ésope. Il est donc le créateur du genre à Rome, car les apologues semés par Horace dans ses Épîtres et dans ses Satires ne sont que d'agréables hors-d'oeuvre. Mais il ne réussit pas à lui donner le droit de cité. Pourquoi? L'apologue n'est pas fait pour plaire à des siècles de haute corruption et de culture intellectuelle raffinée. C'est la forme ingénieuse, et presque enfantine que revêt la sagesse balbutiante des âges primitifs. Envelopper une leçon dans un récit, éveiller la curiosité pour parler à la raison, insinuer un conseil en flattant l'imagination, telle fut l'oeuvre de ces anciens sages, qu'on retrouve au berceau de toutes les civilisations antiques. Ils sont les auxiliaires des poëtes inspirés et des grands législateurs. Ils mettent à la portée de tous les enseignements divins des Muses et les prescriptions austères de la loi. Ce sont des vulgarisateurs, des commentateurs. Mêlés à la foule, le plus souvent pauvres, esclaves, infirmes ou contrefaits, victimes de la dureté d'un maître, l'intelligence et l'esprit les affranchissent et les relèvent. Observateurs patients et sagaces, ils prévoient et prédisent les conséquences d'un fait ; on les croit volontiers divins, tant l'expérience et la réflexion sont alors choses nouvelles et admirables! Mais transporter un Ésope, un Pilpay, un Lockman dans un monde déjà vieux, fatigué et blasé, parmi des hommes qu'il serait impossible d'amuser avec des contes enfantins, et qui savent à quoi s'en tenir sur ce qu'il est utile de faire ou de ne pas faire, qui prêtera l'oreille à cette sagesse usée, déplacée, vieillie?
Les fables de Phèdre ont ce grave défaut : elles sont vieilles. C'est un bon vin, mais à qui les ans ont enlevé toute sa saveur et tout son feu. Cette morale élémentaire, sans élévation et sans vigueur, elle a fait son temps. On est alors épicurien ou stoïcien. Voilà des doctrines bien autrement fortes et complètes que le recueil des apologues d'Ésope. On lit Phèdre, on sourit, on passe. C'est un homme qui n 'a pas su être de son temps : les sentences sèches et nues de P. Syrus plaisaient davantage. Mais l'oeuvre de Phèdre était pleine d'allusions. Séjan était comparé au soleil et à une hydre, Tibère au soliveau que Jupiter donne pour roi aux grenouilles. Je le veux bien.
Qu 'est-ce que cela? Voilà les seuls traits que les commentateurs les plus ingénieux aient pu recueillir pour expliquer les malheurs présumés de Phèdre. Ce côté satirique de l'oeuvre nous échappe tout à fait. S'il eût été plus nettement accusé, soyez assuré que Phèdre eût été connu, glorifié ou maudit par ses contemporains et la postérité immédiate. Mais le moyen de faire de lui un peintre énergique et obstiné des turpitudes impériales?
Tout en lui répugne à un tel rôle. Il est froid, compassé, discret, mesuré. Son style, d'une limpidité merveilleuse, ne laisse pas une ombre à sa pensée. Celle-ci, nette, commune, médiocre, s'expose nue à tous les regards. Le poëte se travaille pour économiser les mots ; ce n'est pas un homme qui écrit, c'est un oracle qui parle. Il a le ton didactique et dogmatique. Il met en scène des animaux, des arbres, des hommes ; mais nul ne vit chez lui ; il ne s'imagine pas un seul instant qu'il doive peindre ses personnages, les animer sous nos yeux, les montrer agissants. Chacun d'eux est une abstraction, non un être. On dirait les propositions d'un syllogisme qui s'alignent dans l'ordre voulu pour opérer la démonstration annoncée. Qu'il y a loin de lui à notre La Fontaine ! Chez le bonhomme, chaque fable est un drame, qui a ses personnages, son exposition, son noeud, son dénoûment. Chaque personnage a son caractère. Le lieu de la scène est décrit. Après cela vient la morale, comme elle peut, un peu bien au hasard. On ne voit que trop qu'elle est bien l'accessoire. Chez Phèdre, elle est tout. Les personnages et le récit sont imaginés pour la maxime qui est en tête ou à la fin. Celle-ci est d'ordinaire assez plate et vulgaire. Le lecteur attend toujours quelque chose, et arrive, à la fin, toujours déçu. C'est alors qu'il s'avise des rares qualités de style qu'il n'avait pas remarquées d'abord. Il reconnaît qu'il est impossible d'être plus bref, plus clair, plus élégant, et il ajoute aussi, plus froid.

CHAPITRE V

Les prosateurs du siècle d'Auguste. — Ruine de l'éloquence. — L'histoire.
— Les contemporains de Tite-Live. — Tite-Live.

§ I.

Les écrivains postérieurs au siècle d'Auguste, historiens, rhéteurs, érudits s'obstinent à parler toujours de l'éloquence et des orateurs, comme si tout cela existait encore. Il n'en restait plus que l'ombre. La vie publique ayant cessé, c'est dans l'étroite enceinte du sénat que l'éloquence est claquemurée. Les orateurs prennent le mot d'ordre de César. Sous Auguste, ils s'ingénient à devancer ses désirs ; sous Tibère, ils commencent à se regarder avec une sombre défiance ; sous Caligula et les autres, les plus ardents et les plus vils se font délateurs. Ils ont des colères et des violences qui seraient burlesques, si elles n'étaient odieuses ; ils prononcent des réquisitoires contre Cremutius Cordus, Thraseas, Soranus. L'empereur semble en dehors de ces débats ; mais, l'accusé une fois condamné, César enrichit l'accusateur. Tacite et Pline nous ont conservé les noms de quelques-uns de ces misérables. Ils s'appelaient Eprius Marcellus, Regulus quelle dérision !, Capito Cossutianus. Quant aux autres orateurs que les critiques se sont donné la peine de juger, nous sommes réduits à nous demander quelle pouvait être la matière de leur éloquence. C'étaient sans doute des rapporteurs officiels, clairs, exacts, précis. Il ne semble pas en effet que leur éloquence ait eu de grandes batailles à livrer. Les contradictions étaient rares, très mesurées, et aussi peu propres à faire jaillir la passion que la vérité. Restait le barreau. C'était toujours une des grandes routes qui conduisaient aux honneurs. Mais, sous l'ancienne république, les procès avaient toujours un caractère politique, donc plus élevé ; les avocats qui s'en chargeaient plaidaient la cause de leur parti aussi bien que celle de leur client. De là ces grands mouvements d'éloquence, cette passion débordante. Sous la monarchie, il n'y eut plus que des avocats. La cause fut sans doute plaidée plus à fond, mais elle n'intéressa personne. De tout cela rien ne nous est parvenu, rien que l'obstination des Romains à cultiver avec amour un art devenu à peu près inutile.
Ils y restèrent fidèles jusqu'au dernier jour. Par une cruelle ironie du sort, nous ne possédons des monuments de cette éloquence que des panégyriques, celui de Pline et ceux qu'on appelle Anciens Panégyriques. On touche ici une des conséquences les plus immédiates de l'établissement de la monarchie. Quel vide que celui de la suppression de l'éloquence ! Là, était la séve du génie romain ; là, son originalité. Ce peuple n'est ni savant ni poëte : il avait le tempérament oratoire ; il aimait la prose, et il avait fait de sa langue l'organe même de l'éloquence. Quand la source en fut tarie, quel néant ! l'âme même de Rome sembla languir. Elle ne s éteignit pas cependant : les esprits médiocres et sans portée continuèrent à plaider ou à parler au sénat ; les esprits puissants et tourmentés du génie national se jetèrent dans l'histoire et dans la philosophie. Tels furent Tite-Live, Sénèque, Tacite. Voilà certainement les trois esprits les plus élevés et les plus forts de la Rome impériale. Ils suffiraient au besoin pour prouver que le vrai génie de leur race n'est pas le génie de la poésie, qui fut toujours plus ou moins artificielle, mais celui de la prose, qui se renouvela, se transforma et maintint en dépit de tout sa vive originalité.

§ II.

Lorsque parut Tite-Live, les Romains ne possédaient pas encore une histoire nationale, vraiment digne de ce nom. César et Salluste s'étaient bornés à des épisodes ; les écrivains antérieurs étaient plus complets, mais ils s'arrêtaient au septième siècle, c'est-à-dire à l'époque la plus intéressante. Parmi les contemporains de Tite-Live il ne s'en rencontra pas un seul qui songeât à embrasser dans son magnifique développement l'oeuvre de la grandeur romaine. Je vais les énumérer rapidement ; puis j'introduirai celui qui seul fut à la hauteur d'une si belle tâche.
Cornélius Nepos. — Il y a peu d'écrivains dont la vie et les ouvrages nous soient moins connus. Ami de Cicéron, d'Atticus et de Catulle qui lui dédia ses vers, il vécut probablement à Rome, mais il était originaire de la haute Italie. Catulle l'appelle Italus, Pline, Padi Accola, Ausone, Gallus. S'il est né à Vérone, comme on le suppose, ces diverses appellations peuvent lui convenir : Vérone appartenait
à cette partie de l'Italie appelée aussi Gallia togata. Il ne joua aucun rôle dans la république, à l'exemple de son ami Atticus. On sait seulement qu'il lui survécut, et mourut sous Auguste. Quant à ses ouvrages, les anciens en possédaient un certain nombre que nous n'avons plus; et le seul qui nous soit parvenu était inconnu des anciens. Aussi la sagacité des critiques s'est laborieusement exercée sur ces problèmes ; et, bien qu'aucune opinion n'ait encore rallié tous les suffrages, voici cependant celle qui paraît la plus vraisemblable. Cornélius Népos avait composé : 1° des Chroniques, en trois livres (Chronica), qui étaient comme un résumé d'histoire universelle. 2° des livres d'exemples (Libriexemplorum), c'est-à-dire une sorte de morale en action. 3° des livres sur les hommes illustres (Libri virorum illustrium). 4° un ouvrage sur les historiens (De historicis). 5° des lettres adressées à Cicéron. Suivant Pline, il s'était aussi exercé dans la poésie. Des critiques modernes supposent qu'il avait écrit des ouvrages de géographie et d'archéologie. Or de tous ces livres il ne nous reste rien. Ce n'est qu'au milieu du seizième siècle (1568) que Lambin, averti par Gifanius, revendiqua pour Cornélius Népos l'ouvrage intitulé Vitae excellentium imperatorum, dédié à Atticus, et renfermant vingt biographies de personnages athéniens, spartiates, thébains, syracusains, macédoniens, plus un catalogue des rois de Perse et de Grèce, la vie d'Hamilcar et celle d'Annibal, celles de M. Portius Caton et d'Atticus. Ce recueil avait passé jusqu'alors pour l'oeuvre d'un certain, Emilius Probus, qui vivait sous Théodose, à la fin du quatrième siècle. Le manuscrit portait une dédicace en mauvais vers, adressée à Théodose, et dans laquelle ce Probus se déclarait l'auteur du livre. On supposa non sans raison que ce Probus et les siens étaient, de leur métier éditeurs ou copistes. La latinité d'ailleurs était trop pure pour appartenir à une telle époque. Aemilius Probus fut donc dépossédé et Cornélius Népos rétabli dans la propriété de l'oeuvre. Mais avons-nous réellement dans ce petit volume l'ouvrage authentique de Cornélius Népos? Il est permis d'en douter. Si le style est en général élégant et correct, certains tours bizarres, des irrégularités graves, des erreurs historiques parfois grossières, et, par-dessus tout, je ne sais quoi de puéril et de niais, font supposer que Probus et d'autres peut-être n'ont pas été étrangers à la composition et à la rédaction de ce recueil. Les livres de Cornélius Népos, historien moraliste, se prêtaient parfaitement à ces modifications. Des abréviateurs ineptes auront fait un choix dans ses biographies, empruntant à tel ouvrage un personnage, à tel autre un autre, sans se préoccuper de l'unité de caractère qui était la base de chacune de ces compositions. Quant aux interpolations qui se glissèrent dans le texte, elles doivent être peu nombreuses, car le style a conservé une couleur uniforme, et la diction est généralement pure. Mais il est fort probable qu'à défaut d'additions, Cornélius Népos a subi des retranchements considérables. Un ami de Cicéron et d'Atticus, un homme qui a vécu dans un temps si fécond en enseignements, et dont ses contemporains vantaient l'intelligence, aurait donné à ses livres une plus forte empreinte. La vie de Caton et celle d'Atticus ont évidemment été moins mutilées ; on y retrouve l'écrivain d'une grande époque. La vie de Cicéron qu'il avait composée n'a pas été conservée par ces abréviateurs ; peut-être ont-ils jugé qu'elle eût déplu à Théodose.
On a attribué à Cornélius Népos le recueil intitulé : De viris illustribus, qui appartient à Aurélius Victor, et une histoire de la prise de Troie (Historia excidii Trojae), espèce d'extrait de l'ouvrage grec de Darès le Phrygien qui fut la source où puisa tout le moyen âge. Quant lettres aux de Cornélia, mère des Gracques, qui se trouvent à la suite des oeuvres de Cornélius Népos, il est permis de douter qu'elles soient authentiques.
Il est difficile de porter un jugement sur un auteur dont les oeuvres ne nous sont parvenues qu'incomplètes et modifiées ; cependant Cornélius Népos paraît avoir conçu l'histoire à la façon de Plutarque. Il dit formellement en effet dans sa vie d'Annibal qu'il comparera les hommes de guerre de Rome à ceux des autres pays, afin que l'on puisse juger ceux qu'il convient de placer au premier rang. C est ce que fait aussi Plutarque, qui invoque souvent son témoignage. Ce point de vue est étroit et puéril ; ces parallèles souvent forcés faussent l'histoire en la réduisant à des antithèses, le plus souvent sans fondement sérieux. Il est regrettable que de tels auteurs soient la maigre pâture offerte aux enfants qui commencent le latin. Ils n'y prennent que des idées fausses ou niaises. Plus stérile et plus puéril encore est Valère Maxime, le grand pourvoyeur de versions. C'est à dégoûter de la belle antiquité. De Cornélius Népos à Tite Live nous ne possédons guère que des indications et de rares fragments d'auteurs. On ne saurait trop regretter la perte de la plupart de ces documents. De ces écrivains, en effet, les uns comme Asinius Pollion et Auguste, avaient pris la part la plus importante aux événements qu'ils racontaient ; les autres, comme Tiron, Bibulus et Volumnius avaient vécu dans l'intimité des grands hommes dont ils avaient écrit la biographie. La vie de Brutus par les deux derniers, celle de Cicéron par son affranchi, éclaireraient sans doute pour nous d'une lumière inattendue cette époque si intéressante qui est le passage de la forme républicaine à la forme monarchique. Asinius Pollion avait été mêlé à toutes les péripéties des guerres civiles, tantôt avec Antoine, tantôt avec Octave, ne demeurant neutre que jusqu'à la victoire, tout prêt, comme il le disait lui-même, à être la proie du vainqueur. Fort admiré de ses contemporains, comme orateur, comme poëte et comme historien, chéri des poëtes dont il fut le protecteur, fondateur de la première bibliothèque publique qui ait existé à Rome, ce personnage remarquable, qui sut si habilement juger les hommes et pressentir les événements, avait composé en seize livres une histoire de Rome, qui commençait à la guerre civile entre César et Pompée, et se terminait à l'établissement de la domination d'Auguste.
Courtisan habile et peu genéreux, il traitait Cicéron, ce remords incessant d'Auguste, avec la plus extrême injustice. C'est la seule impression que les contemporains aient léguée à la postérité. Après la mort de Salluste, Asinius Pollion avait attaché à sa personne le savant grec Atéius dont la collaboration, si utile à l'historien de Catilina, ne le fut pas moins à son nouveau maître. Les oeuvres de l'empereur Auguste sont plus regrettables encore que celles de Pollion. Il avait en effet écrit une histoire de sa propre vie en treize livres, depuis ses premières années jusqu'à la guerre contre les Cantabres (26 ans av. J.-C. âge d'Auguste, 37 ans). Un autre ouvrage de lui, qui serait pour la connaissance de cette époque d'une importance encore plus grande, est désigné par Suétone sous le titre de Breviarium ou Rationarium totius imperii. C'était une sorte de tableau sommaire de l'État général de l'empire. C'était une statistique universelle rédigée par un grand administrateur. Quant à un autre livre, qui renfermait un résumé de tout ce qu'il avait fait, et qu'il avait ordonné de faire graver sur des tables d'airain placées devant son mausolée, c'est ce que l'on a appelé depuis le Monument d'Ancyre. Le voyageur érudit Busbecq en découvrit au seizième siècle des fragments en Galatie, à Ancyre. D'autres continuèrent ces recherches, Cosson, Paul Lucas, Tournefort, André Schott, Chishul. Enfin en 1861, à la suite d'une exploration archéologique en Galatie, en Bithynie, faite par
MM. G. Perrot, Guillaume et Delbet, ce monument, connu sous le nom de Testament politique d'Auguste, a été complété et publié. L'empereur l'avait écrit à l'âge de soixante-seize ans. C'est un résumé officiel plutôt que sincère des actes de sa vie. Il y rappelle les honneurs dont il a été comblé, les pouvoirs qui lui ont été confiés, ses victoires sur les citoyens et sur les peuples étrangers, ses
largesses au peuple, qui montèrent à des sommes incroyables, les jeux, les fêtes qu'il donna, la restauration et la construction des temples, les réformes qu'il crut avoir opérées dans les moeurs. « J'ai fait, dit-il, des lois nouvelles, j'ai remis en honneur les exemples de nos aïeux, qui disparaissaient de nos mains, et j'ai laissé moi-même des exemples dignes d'être suivis par nos descendants. » Ses successeurs n'en profitèrent point. De toute son oeuvre il ne resta debout que le pouvoir absolu, qui de sa nature se déprave sans cesse et déprave.
Un autre contemporain de Tite-Live semble avoir conçu l'histoire d'une manière plus philosophique. C'est Trogue Pompée (Trogus Pompeius), gaulois d'origine, attaché au parti de Pompée et qui reçut de lui le droit de cité. C'est à peu près tout ce que nous savons sur cet auteur. Son ouvrage même a péri ; et l'on doit le regretter d'autant plus que cet étranger a eu le premier l'idée d'une histoire universelle. Mais ce n'est pas Rome qu'il avait choisie comme le centre où devaient aboutir les autres peuples ; c'était la Macédoine, telle que l'avaient faite les conquêtes d'Alexandre. Le titre de cette vaste composition était : Historiae Philippicae et totius mundi origines et terrae situs. Elle comprenait quarante-quatre livres. Dans une introduction rapide, il traçait l'histoire des Asiatiques et des Grecs, dès les temps les plus reculés ; il passait ensuite à la Macédoine et aux royaumes d'Asie sortis de la conquête d'Alexandre. L'ethnographie et l'histoire naturelle tenaient une place importante dans ce grand ouvrage. L'auteur avait consulté les historiens grecs, Ctésias, Théopompe, et résumé dans un ensemble, habilement composé, la science et l'érudition de ses devanciers. Pline l'appelait auctor severissimus; son style avait la simplicité et la précision qui conviennent au genre historique.
Trogue Pompée ne craignait pas de blâmer les longues harangues de Tite-Live et de Salluste. Cet écrivain si original est devenu la victime de l'abréviateur Justin. M. Junianus Justinus (suivant d'autres Justinus Fontinus), qui vivait vers le milieu du deuxième siècle de notre ère, réduisit en extraits l'oeuvre de Trogue Pompée. Il retrancha tout ce qui n'était pas agréable à connaître, ou nécessaire comme exemple, c'est-à-dire qu'il supprima à peu près toute la partie géographique, négligea la chronologie, remplaça un livre plein de science et de philosophie, par un résumé dépourvu de toute valeur. Il fut cher aux écrivains ecclésiastiques, Jérôme, Augustin, Orose, qui le citent avec respect comme une grande autorité. Il n'a survécu de Trogue Pompée que des phrases reproduites et souvent écourtées par Justin. La latinité est correcte, simple, mais on sent ça et là la main de l'abréviateur.
Les historiens de la littérature latine mentionnent parmi les écrivains du siècle d'Auguste un certain nombre d'auteurs, dont les ouvrages ont péri. Je me borne à donner ici leurs noms.L. Fenestella écrivit des annales, dont rien n'a survécu. On lui attribua longtemps un traité en deux livres, De sacerdotiis et magistratibus Romanorutn, qui est d'un florentin Frocchi qui vivait vers 1450. C. Julius Hyginus, le commentateur de Virgile, affranchi d'Auguste, grand érudit, grand archéologue, qui avait écrit comme Cornélius Népos De vita rebusque virorum illustrium, un livre d'exemples (Exempla), des traités sur les Dieux, les Pénates les familles Troyennes, etc. — Julius Marathus, autre affranchi d'Auguste, qui écrivit l'histoire de ce prince ; Verrius Flaccus, qui fut chargé de l'éducation des petits-fils d 'Auguste, composa sous le titre de Rerum memoria dignarum libri un ouvrage historique assez étendu.
Q. Vitellius Eulogius, affranchi de ViteIlius, avait écrit une généalogie de la famille de son maître. Le plus remarquable de ces écrivains était sans doute Titus Labienus, que l'on appelait aussi Rabienus (le rageur). Sénèque le Rhéteur parle avec admiration de ses histoires, dont on ignore le titre. Il les lisait en public, mais en supprimant des passages considérables, qui, disait-il, «ne seront lus qu'après ma mort ». L'indépendance et la hardiesse de Labienus étaient excessives. Tibère fit rendre un sénatus-consulte qui ordonnait la destruction de ses ouvrages par le feu. Labienus se fit porter aussitôt dans le tombeau de sa famille, et le fit fermer sur lui. Une ère nouvelle commence. Le gouvernement absolu va rendre l'histoire impossible. Le siècle d'Auguste est fini.

III

Tite-Live (Titus-Livius) vécut soixante-seize ans, de 695 à 771. Il put, tout jeune homme, connaitre Cicéron ; la plus grande partie de sa vie se passa sous le principal d'Auguste ; il assista aux premières années de celui de Tibère, mais il avait quitté Rome dès son avénement et s'était retiré dans sa ville natale, à Padoue. C'était un honnête homme, que sa première éducation avait préparé au rôle de citoyen, que son éloquence eût sans doute élevé aux premières dignités d'un État libre, et qui ne voulut rien être par la grâce du prince. La vie publique lui échappa juste au moment où il pouvait y entrer. Il voulut cependant être et rester romain. Il y réussit, d'abord en acceptant les charges qu'impose la qualité d'époux et de père (il se maria deux fois, et éleva six enfants) ; ensuite, en consacrant toute sa vie et les rares facultés qui étaient en lui, à la composition de l'histoire de son pays. Auguste, ne pouvant en faire un courtisan, voulut paraître son ami. On rapporte qu'il lui avait donné le surnom de Pompéien, et qu'il essayait de le plaisanter sur sa fidélité à la cause du droit et de la légalité. On dit même qu'il le chargea de l'éducation de son petit-fils, qui fut plus tard l'empereur Claude. Il y a dans la vie de ce prince plus d'un acte inspiré par de généreux sentiments : il est permis de croire que l'influence du maître, bien qu'étouffée depuis par les vices du despotisme, n'y fut pas étrangère. Tite-Live en effet est avant tout une âme droite, sincère, prompte à l'enthousiasme. Le long commerce qu'il entretint avec les grands hommes de Rome républicaine le maintint dans une région pure à une certaine hauteur, loin des bassesses qu'il avait sous les yeux. Rien d'étonnant qu'il ait souvent embelli, idéalisé les hommes et les choses du passé. Il n'était pas de ceux qui immolaient aux pieds d'Auguste toutes les gloires de la patrie. Combien il est regrettable que les débris seuls du vaste monument élevé par Tite-Live soient parvenus jusqu'à nous! Il avait lui-même désigné son ouvrage sous le nom d'Annales, sans doute par un pieux souvenir des premiers écrivains nationaux qui avaient adopté et comme consacré cette forme. Cet ouvrage embrassait une période de 744 années, depuis la fondation de Rome jusqu'à la mort de Drusus, frère de Tibère. Il était divisé en cent quarante-deux livres. Les copistes le distribuèrent de bonne heure en décades, et c'est probablement une des causes qui contribuèrent le plus à la perte d'une partie considérable de l'ouvrage. En effet, sur ces cent quarante-deux livres nous n'en possédons que trente-cinq dans leur intégrité : savoir, les dix premiers, qui renferment l'histoire de Rome jusqu'à l'année 460 ; les vingt cinq livres de vingt et un à quarante-cinq, qui vont de l'année 536, commencement de la seconde guerre punique, jusqu 'à l 'anné 586, date de la soumission de la Macédoine. Des autres livres il ne reste que des fragments ou des sommaires composés probablement par Florus. On sait qu'un savant Allemand, Freinshemius, a essayé de combler les lacunes si considérables du texte.
Il paraît qu'au seizième siècle il existait encore un manuscrit complet de Tite-Live, mais toutes les recherches faites n'ont abouti qu'à la découverte de quelques fragments. C'est Sénèque le Rhéteur qui nous a conservé le récit de la mort de Cicéron. Les hommes se sont associés aux ravages du temps. Caligula, qui trouvait Tite-Live verbeux et plein de négligences, détruisit plus d'un exemplaire du grand écrivain ; le pape Grégoire le Grand en fit brûler un très grand nombre, parce qu'il s'y trouvait une foule de superstitions païennes.
Ainsi l'ensemble et les proportions de ce grand ouvrage nous échappent. De plus nous ne possédons rien ou presque rien de toute cette partie si importante qui renfermait l'histoire des guerres civiles, la fin de la république, la première moitié du règne d'Auguste, c'est-à-dire ce qu'il y avait évidemment de plus original et de plus dramatique dans l'ouvrage. Dans la première partie en effet l'auteur, rapportant des événements accomplis depuis plus de deux cents ans, n'était qu'un simple narrateur; dans la seconde il parlait en témoin oculaire. Il était impossible qu'il n'eût pas pris parti dans la grande mêlée où périt la liberté ; autrement que signifierait ce surnom de Pompéien ? Voilà quelles étaient les dimensions de l'ouvrage. Quand il apparut, il frappa de respect les contemporains et les étrangers eux-mêmes. On rapporte que des Gaulois et des Espagnols vinrent du fond de leurs provinces pour voir Tite-Live et repartirent aussitôt après l'avoir vu : ils avaient cherché dans Rome autre chose que Rome elle-même, son historien. Tite-Live est, en effet, le premier et le seul qui ait conçu et exécuté le vaste projet d'une histoire nationale complète. Avant lui, des extraits, après lui, des résumés. Il se met à l'oeuvre après la bataille d'Actium, à ce moment solennel où, le monde étant pacifié, la grande unité de l'empire apparaît dans toute sa majesté. Les splendeurs du triple triomphe d'Auguste, cette procession de peuples et de rois vaincus, les fêtes, les jeux, les supplications et les sacrifices dans tous les temples, la souveraineté de Rome rendue pour ainsi dire visible, les antiques prédictions des oracles si manifestement accomplies ; toute cette gloire et toute cette puissance qui avaient éveillé dans Virgile l'idée de son épopée et inspiré à Horace quelques-uns de ses plus beaux vers, frappèrent l'imagination de Tite-Live ; et il voulut lui aussi élever son monument à sa patrie, la dominatrice du monde. Seulement les poëtes ne voyaient qu'Auguste et rapportaient tout à Auguste; Tite-Live ne vit que Rome et ne sacrifia qu'à cette divinité. Tel est l'esprit, disons mieux, telle est l'inspiration de l'ouvrage.
Voyons quels sont les principes de critique. On pourrait croire que le patriotisme a aveuglé l'historien et faussé l'oeuvre. Il est certain que Tite-Live n'échappe pas toujours à ce reproche ; mais ses erreurs sont pour ainsi dire involontaires, je dirais presque inconscientes, et d'ailleurs ne portent que sur des détails. Il est toujours appuyé sur des autorités, mais il ne les contrôle pas toujours avec assez de
rigueur, et souvent se détermine par des raisons qui sont étrangères au véritable esprit historique. M. Taine, dans son bel essai sur Tite-Live, a parfaitement mis en lumière ce point intéressant ; peut-être a-t-il un peu trop accordé à l'orateur au détriment de l'historien. On sait quels étaient les matériaux réunis. L'histoire de Rome jusqu'à la prise de la ville par les Gaulois, racontée par une foule d'annalistes, par les poëtes Naevius et Ennius, ne supporte pas l'examen d'une critique sévère. Tite-Live lui-même reconnaît que bien des fables sont mêlées à un petit nombre de vérités ; cependant il accepte les traditions, il raconte les légendes. Il n'y a pas d'autre histoire des commencements de Rome que celle-là ; ce n'est pas à lui de la créer ; il est un rapporteur éloquent de ce qui a été dit et écrit, non un chercheur de la vérité. Il ne choisit pas toujours entre les divers récits d'un événement le plus probable et le plus authentique, mais celui qui frappe le plus l'imagination, prête aux plus beaux développements et satisfait la vanité nationale. C'est ainsi qu'il avait raconté, si l'on en croit les sommaires attribués à Florus, l'histoire de Régulus, mise en vers plus tard par le plagiaire Silius Italicus. Il emprunte à Polybe la plus grande partie de son histoire des guerres puniques, et se borne à dire de son modèle qu'il est haudquaquam spernendus auctor. Quand il s'écarte de ce guide si sûr, c'est pour donner la préférence à tel écrivain national, dépourvu d'autorité, mais plus admiratif. Il réunit souvent des documents de provenance différente, et d'autorité fort inégale, et en compose un ensemble qu'une judicieuse critique ne saurait accepter et cependant les sources auxquelles il puise sont rarement contrôlées avec soin. De là des erreurs nombreuses dans la description des lieux, dans celle des batailles et des opérations militaires, et même dans la peinture des institutions politiques. On pourrait en donner d'après Lachmann une foule de preuves. Il vaut mieux en expliquer l'origine et la cause.
Tite-Live n'est pas un politique ; il n'a jamais été ni chef d'armée, ni homme d'État, ni administrateur. Il ne s' est point préparé à sa tàche d'historien par une participation directe au gouvernement des affaires. Il sort de l'école, non de la vie pratique. L'éducation politique lui fait défaut; mais il a beaucoup lu, et il a été de bonne heure exercé par les rhéteurs et les philosophes à revêtir d'un beau langage, à décorer d'une certaine philosophie tous les sujets. Voilà la méthode qu'il applique à l'histoire. Par là il est le véritable héritier de Cicéron, qui ne l'eût pas écrite autrement. Les détails techniques, les recherches sur tel point spécial de politique, de tactique, d 'apdministratiori, il s'en soucie médiocrement : rien dans son éducation antérieure ne lui a donné le goût du savoir nécessaire à l'historien. Il y supplée par l'imagination; non qu'il substitue aux faits ses inventions personnelles c'est i une âme droite et élevée ; mais il se fait, comme il le dit lui-même, « un esprit antique », c'est-à-dire qu'il voit les siècles primitifs de Rome comme on les voyait de son temps, et les raconte comme lui seul pouvait les raconter. Il a l'enthousiasme du patriotisme, Rome est réellement pour lui, comme pour Virgile, la plus belle des choses. De là une partialité naïve : c'est l'entraînement de la passion qui le rend injuste contre Carthage et Annibal, contre presque tous les ennemis de Rome, y compris ces pauvresGrecs, adversaires bien peu dangereux cependant, et auxiliaires littéraires bien précieux. Mais ce patriotisme est souvent aveugle. S'il échauffe l'imagination de l'écrivain, il lui borne son horizon ; l'histoire n'est plus une science, elle devient une province de l'art oratoire.
Tite-Live admire; il loue, mais souvent sans comprendre et à tort. Rien de plus remarquable que cette
habile, patiente et opiniâtre politique du sénat, si bien analysée par Montesquieu, ce plan lentement développé de conquête universelle : Tite-Live mesure aux règles de la morale les combinaisons d'une politique froide et profonde. Il croit avec Denys d'Halicarnasse que la domination du monde a été accordée à Rome en récompense de ses vertus. Institutions, discipline, calculs, intérêts, ces ressorts et ces mobiles puissants, tout cela est à peine indiqué : nous avons en échange une galerie de portraits, des peintures de caractères, un panorama de vertus, l'histoire dramatisée. Il se demande ce qui serait arrivé si Alexandre fût venu en Italie. Il imagine une lutte terrible du conquérant macédonien contre Rome. Alexandre eût été vaincu, dit-il ; n'était-il pas ivrogne, orgueilleux, colère, débauché ? Les Romains étaient des modèles de tempérance et d'égalité d'âme (1).

(1) IX, t6, et sqq.

Quand il n'est pas injuste envers les peuples étrangers, il est méprisant.
«C'est un fardeau assez lourd, dit-il, de raconter les exploits de Rome, sans m'embarrasser des guerres que se font entre eux les autres peuples. » Tout ce qui touche Rome, au contraire, l'émeut et le passionne.
Auguste essayait de rendre la vie aux institutions et aux croyances religieuses que le temps et le scepticisme avaient minées : Tite-Live raconte avec un soin minutieux tous les prodiges, tous les oracles anciens. Ses contemporains n'y croient plus, et il le sait bien; mais les grands hommes d'autrefois y ont cru, ils ont consacré par des cérémonies publiques ces signes de l'intervention
céleste ; l'historien est obligé par un pieux scrupule à les consigner dans son ouvrage (1).

(1) XLIII, 13.

C'est ainsi qu'il reproduit la physionomie vivante des temps anciens, tels que se les représentaient ses contemporains, c'est-à-dire sous des couleurs fausses, mais éclatantes. Il a le sentiment profond de la dignité de son oeuvre ; il la croit aussi sincèrement utile. L'histoire de sa patrie lui semble le meilleur et le plus éloquent cours de morale. On y trouvera, dit-il, des exemples de toute sorte à imiter ou a fuir. Pour lui, ce long ouvrage a été une consolation des misères présentes ; dans la société des nobles âmes de l'antiquité, il a pu oublier ce qui se passait à côté de lui. Ce grand travail a été la nourriture de son coeur tourmenté.
C est cet esprit qui vivifie toutes les parties de l'oeuvre. Qu 'on lise une narration, un discours, un portrait on sent l'homme dans l'historien, le citoyen ému, tour à tour plein d'orgueil ou de tristesse. Tite-Live a revécu pour ainsi dire les sept siècles qu'il raconte. Chacun des événements a produit sur lui son impression ; il le rapporte non tel qu'il s'est passé réellement, mais d'après l'émotion qu'il a ressentie lui-même. Il a revu ce forum où retentissaient les véhémentes revendications des tribuns ; il refait leurs discours, mais tels qu'il les prononcerait lui-même si la vie publique l'appelait à ses orages. Récits, discours, tout porte l'empreinte de la personnalité même de l'auteur. Comme il connaît les conséquences des événements qu'il rapporte, conséquences ignorées des acteurs, il se sert de sa science pour donner une couleur plus éclatante à ses narrations et à ses discours. Par là il introduit dans l'histoire un élément de plus, que j'appellerais le pathétique d'intuition, et dont l'effet est tout-puissant. Qu'était-ce d'ailleurs que ces prodiges, ces réponses d'augures ou d'aruspices qu'il a consignés avec tant de soin dans son livre, sinon un élément dramatique merveilleux, qui donne aux hommes et aux événements je ne sais quoi de plus imposant?
Tite-Live a exercé une influence considérable sur la plupart des historiens des temps modernes, comme Virgile sur les faiseurs d'épopée. La critique de nos jours n'admet plus un tel modèle. Le style, l'éloquence, la mise en scène ne sont plus les premières qualités d'un historien. Après les travaux des Niebhur, des Michelet et des Mommsen, l'oeuvre de Tite-Live apparaît comme une succession de scènes dramatiques admirablement traitées. C'est ainsi que les contemporains d'Auguste comprenaient l'histoire. Les dix premiers livres n'ont donc guère plus d'autorité que n'en auraient les Annales d'Ennius, si nous les possédions. Le récit des guerres puniques est fait d'après Polybe. Mais nous avons perdu les cent livres qui étaient évidemment la partie la plus sérieuse et la plus originale de l'histoire. Il reste du moins le style.
Quintilien compare Tite-Live à Hérodote, avec lequel il n'a pas la moindre analogie. L'historien latin n'a pas ce naturel exquis et ce pittoresque naïf; mais sa diction est plus imposante, plus variée, plus animée. Il a moins de transparence que Cicéron ; mais souvent plus de relief, mais il serait injuste de ne pas y ajouter l'énergie. C'est une des formes de l'éloquence. Il y a bien peu de discours de Tite-Live dans lesquels la passion ne crée des expressions rapides, pleines de sens et de portée. Quant à l'accusation de patavinité dirigée contre lui par Asinius Pollion, on se demande encore aujourd'hui ce qu'elle signifie. Suivant les uns, elle faisait allusion à la partialité de Tite-Live pour les Padouans, ou bien à son pompéianisme ; suivant d'autres, ce serait un défaut de style, des taches de provincialisme. Avouons humblement que la patavinité de Tite-Live nous échappe, ou ayons le courage de déclarer avec M. Daunou qu'Asinius Pollion n'a dit qu'une sottise : on sait d'ailleurs, ajoute-t-il, qu'il en a débité beaucoup d'autres.

LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE PREMIER

Ce qu'on appelle la décadence. — La famille des Sénèque. — Sénèque le Rhéteur. — Sénèque le Philosophe. —Le poëte Lucain. — Perse. — Pétrone.

§ I.

On donne généralement le nom d'écrivains de la décadence à ceux qui vécurent après le règne d'Auguste. On établit, il est vrai, une certaine différence entre eux et ceux qui les suivirent. Les premiers ne sont que des demi-barbares, les autres ne méritent guère qu'on s'y arrête. Tous appartiennent à la décadence, c'est-à-dire à cette période fort étendue qui commence au règne de Tibère et finit à celui d'Augustule ; et la valeur de chacun d'eux est en raison directe de sa proximité ou de son éloignement de l'un des deux termes. Ce n'est pas là une critique sérieuse. Acceptons, je le veux bien, ce mot de décadence, mais essayons d'en bien déterminer le sens et la portée.
Il est incontestable que des écrivains comme Perse, Sénèque, Juvénal, Tacite, sont inférieurs à Horace, à Cicéron, à Tite-Live, sous le rapport de la composition et de la langue. Vous chercheriez en vain chez eux cette proportion exacte dans toutes les parties de l'oeuvre, cette unité, cette mesure, cette exquise propriété des termes d'où résulte la clarté lumineuse ; j'ajoute même qu'ils n'ont ni la simplicité ni la grâce de leurs devanciers. Mais quoi? si ces qualités sont moindres chez eux, ils en possèdent d'autres. La première, celle qui les renferme toutes, c'est l'originalité.
En quoi consiste-t-elle? Ils sont les hommes de leur temps. Époque misérable et désastreuse, je le veux bien, mais il n'en est pas des productions de l'esprit comme des fruits de la terre que la sécheresse ou les pluies détruisent dans leur germe : les âmes fortes réagissent contre les misères qui les entourent, souvent elles s'en inspirent; elles en tracent des peintures ineffaçables, ou, d'un vol puissant s'élevant au-dessus des calamités et des turpitudes, se créent à elles-mêmes un asile sublime. Otez à Tacite et à Juvénal les Césars et leur tourbe, vous supprimez Tacite et Juvénal. Sans les règnes de Caligula, de Claude, de Néron, le stoïcisme romain, ce dernier rayon de la vertu antique, n'eût point existé tel que nous le connaissons Eh bien ! pour peindre une société dont rien dans le passé ne pouvait donner une idée, il fallait une éloquence et une poésie nouvelles. Les belles et sereines descriptions de Tite-Live, les harangues majestueuses écoutées avec recueillement, les narrations savamment conduites, le développement des faits accomplis pour la gloire de Rome, dans la pleine lumière de la liberté, sous les yeux de tous : tout cela est interdit à l historien des Césars. D'autres couleurs, un autre style, une autre langue même, sont nécessaires. Tacite a créé l'instrument qu'il lui fallait. C'est un génie original. J 'en dirai autant de Juvénal. Ne lui demandez pas la grâce, l'urbanité, la mesure d'Horace. Horace ne connaît ni Séjan, ni Messaline, ni Domitien : les saturnales des Césars veulent un autre style. Les écrivains qui l'ont trouvé, ce style, et qui l'ont marqué à jamais de leur forte empreinte, je ne puis voir en eux des hommes de décadence.
Il faut réserver cette désignation pour les auteurs fort nombreux alors qui furent des imitateurs. Ceux-là n'ont pas d'idées qui leur soient propres, ils n'ont pas de style ; ce sont des empreintes effacées. Les poëtes s'essayent péniblement à refaire l'Énéides, ou les Bucoliques : ils copient les personnages de Virgile, les épisodes, les descriptions, et jusqu'aux épithètes. On sentait déjà dans le
modèle le factice, la convention ; chez ses imitateurs, on ne sent plus que cela. Voilà la véritable décadence ; la décadence incurable ; car elle est avant tout stérilité. Gardons-nous donc de confondre dans une même catégorie des écrivains qui ont su rester originaux, et de froids plagiaires. Je ne fais qu'indiquer ici cette distinction que je crois capitale : les études qui suivront la rendront plus sensible.

§ II.

Sénèque (Lucius Annaeus Seneca) est né en Espagne, à Cordoue, colonie patricienne riche et florissante, l'an 3 de l'ère chrétienne. Il appartenait à une famille équestre. Sa mère, Elbia ou Elvia,!était d'origine espagnole, mais romaine par le coeur et l'énergie. Son père vint à Rome sous le principat d'Auguste, s'y fixa, y fut très considéré et acquit une assez grande fortune. Il était rhéteur. Avant Cicéron et du temps même de Cicéron, les jeunes Romains allaient chercher en Grèce les leçons d'un art indispensable pour quiconque se consacrait à la vie publique. Il y avait alors fort peu de rhéteurs latins, et leur enseignement pâlissait auprès de celui des héritiers d'Aristote, de Démétrius de Phalère et de tant de maîtres illustres. Quand Auguste eut pacifié l'éloquence, c'est-à-dire l'eut renfermée dans l'étroite enceinte du barreau, il n'y eut plus d'orateurs proprement dits, il y eut des plaideurs de causes (causidici). Sénèque le père fut un des professeurs les plus habiles d'un art qui mourait pour ainsi dire d'inanition. « Ce sont les grands sujets qui nourrissent l'éloquence, » dit Tacite : or dans ce complet apaisement de la vie publique, l'art de bien dire dut se renfermer dans les limites des débats judiciaires.
Cependant si l'on ne trouve dans l'histoire du temps aucun vestige sérieux de l'ancienne éloquence politique, il en subsistait encore comme une ombre dans les écoles des rhéteurs. Leur enseignement comprenait deux exercices bien distincts : les controverses, ou plaidoyers d'une cause fictive, imaginée le plus souvent pour mettre en opposition deux textes de lois contradictoires. Des élèves, deux avocats stagiaires, étaient mis aux prises, ils se préparaient, en plaidant des causes impossibles à n'apporter dans des causes réelles que paradoxes ou jeux d'esprit. Voilà ce qu'était devenu le genre judiciaire. Quant au genre délibératif, les jeunes gens s'y exerçaient au moyen des suasoriae. On appelait ainsi des discours ou plutôt des consultations oratoires sur des sujets donnée par le maître. Quelques-uns de ces sujets étaient de pures fantaisies historiques, comme la délibération d'Alexandre pour savoir s'il s'embarquera sur l'Océan, s'il entrer dans Babylone. D'autres avaient un caractère moins vague et exigeaient autre chose que de l'esprit, par exemple, la délibération des Spartiates aux Thermopylos en présence de l'immense armée des Perses. D'autres enfin étaient empruntés à des événements récents encore, et qui pouvaient raviver ou entretenir bien des souvenirs et bien des haines : tel le discours que se faisait à lui-même Cicéron pour s'encourager à braver Antoine en face plutôt que de s'humilier et de lui demander la vie. Il y a de belles phrases, éloquentes, généreuses dans les amplifications que Sénèque le père nous a conservées sur ce sujet. Mais on sent bien que c'est là un héroïsme de parade, j'allais dire de commande. L'imaginalion en fait presque tous les frais. La génération qui grandit sous Auguste sait bien qu'elle ne sera jamais mise en demeure de braver un triumvir, et de mourir pour la défense de la liberté et des lois. Où sont les orages du Forum, les Clodius, les Cicéron, les Antoine ? Le prince a donné à la patrie des loisirs : rien ne semble changé dans la constitution de l'État; plus imposante même apparaît la majesté de ce grand corps. Il ne manque que le mouvement. On donnait à ces exercices divers le nom de déclamalions. Cicéron nous apprend qu'en Grèce et à Rome il déclamait des causes active, aux luttes du Forum ou du Sénat. Sous les empereurs, la déclamation ne préparait guère qu'à la déclamation : elle avait été un moyen, elle devint un but. Bientôt ce fut comme le ton général de toute la littéral ture. Ce qui la distingue en effet, c'est une disproportion choquante entre le fond du sujet et le style : la déclamation n'est pas autre chose. On sort du réel et de la vérité pour se guinder au-dessus, et on tombe à côté ou au-dessous. Quand la vie publique existait encore, l'expérience de chaque jour, les événements eux-mêmes avaient bientôt corrigé et redressé ce que ces exercices avaient de conventionnel et de faux; mais, ce salutaire enseignement venant à manquer, le vide et le factice subsistèrent seuls.
Telle fut la première école de Sénèque. Par là s'expliquent un grand nombre de ses défauts comme écrivain; je suis même convaincu que l'habitude de la déclamation n'a pas été sans influence sur la conduite de sa vie. Cette disproportion choquante entre ce que l'on a à dire et la manière dont on le dit, se traduit toujours quelque peu dans les actes. Quand on est si riche en belles paroles, on s'habitue plus aisément à une certaine pauvreté dans les actions, et l'esprit supplée trop souvent aux défaillances de la conscience.
Sénèque le père fut le précepteur de ses fils, et tous trois se distinguèrent dans l'éloquence. L'aîné Annaeus Novatus, appelé plus tard Gallion, parce que l'adoption l'avait fait entrer dans une famille de ce nom, suivit la carrière des honneurs, et fut proconsul à Corinthe où il eut à juger saint Paul. Le dernier des frères de Sénèque fut Lucius Annaeus Mela, qui fut le père de Lucai . Seul des trois, il eut pour l'éloquence un culte désintéressé : il ne lui demanda ni les honneurs ni la réputation. Cette sage réserve lui valut la préférence de son père. « Tu avais, dit-il à son fils, l'esprit plus vaste que tes frères, et ouvert à tout ce qui est bien. Ce qui prouve son excellence, c'est que ses qualités ne l'ont point corrompu, et que tu n'as jamais eu la tentation d'en mal user. Tes frères, emportés par des pensées ambitieuses, se préparent au Forum et aux honneurs; carrière où l'on doit redouter même ce que l'on espère. J'ai peut-être souhaité qu'ils y fissent leur chemin ; j'ai peut-être approuvé le choix d'une carrière dangereuse, pourvu toutefois qu'on s'y conduisît avec honnêteté ; mais aujourd'hui que tes deux frères sont lancés en pleine mer, souffre que je te retienne au port. »
Voilà le milieu dans lequel Sénèque fut élevé ; moeurs pures, vie studieuse et honnête, bons exemples et sages conseils. Il en subit longtemps la salutaire influence. Mais une imagination très vive, la soif du nouveau, de l'imprévu, le livrèrent bientôt à tous les hasards de la vie, sans qu'il fût suffisamment préparé par une forte gymnastique morale. A dix-sept ans, l'activité de son esprit le porte de tous les côtés à la fois.
Disciple de son père dans l'école, bientôt avocat, déjà célèbre, brusquement il abandonne cette carrière, déserte les rhéteurs et passe aux philosophes. Il se passionne pour la mâle discipline de Sotion, d'Attale, de Démétrius ; le voilà qui renonce à tous les plaisirs, à tous les agréments de la vie. Son vêtement est pauvre, il couche sur la dure, il s'abstient de manger de la viande : c'est un ascète. Son corps naturellement chétif dépérit ; son père s'inquiète, lui montre Tibère qui surveille d'un oeil inquiet ces prédicateurs d'une morale nouvelle et qui va les chasser de Rome. Sénèque consent à modérer ses austérités, mais il lui en resta toujours quelque chose: «A partir de ce jour, dit-il, je renonçai pour toujours aux huîtres, aux champignons, aux parfums, je cessai de boire du vin. » Cette première réforme, on le voit, laissa en lui des traces profondes. Il faut donc renoncer à faire de Sénèque un épicurien viveur, qui vante les charmes de la pauvreté au sein du luxe et de la mollesse. Je passe plus rapidement sur les autres événements de sa vie. Nous le voyons tour à tour avocat illustre, honoré de la questure, puis abandonnant la vie publique et suivant un de ses oncles en Égypte. Là, il se plonge dans les études archéologiques, il compose un ouvrage sur l'Inde, un autre sur les moeurs et la religion des Egyptiens, un troisième sur les tremblements de terre. Il mêle à ces travaux la distraction des vers ; il semble avoir oublié Rome, le barreau, les dignités publiques. Puis il retourne à tout cela ; il plaide de nouveau et devant Caligula, dont il excite la jalousie, et qui songe à le faire périr ; sa mauvaise mine le sauva.
« Il va mourir de phthisie, dit une courtisane à l'empereur, à quoi bon le tuer ? » Claude succède à Caligula, et Sénèque est condamné à l'exil. Il est accusé de complicité dans les désordres de Julie, fille de Germanicus, et c'est Messaline qui l'accuse. Le crime et l'accusateur semblent bien singuliers; et il m'est bien difficile d'y ajouter foi. Je hasarderai une conjecture. Ce fut la coutume des Césars, imités en cela par les sultans, d'éloigner ou de faire périr à leur avénement les parents ou les personnages illustres qui pouvaient être un danger. Tibère tue Agrippa Posthumus et trois sénateurs auxquels Auguste avait songé à laisser l'empire. Claude fait périr Vinicius, mari d'une fille de Germanicus, nom cher aux Romains. Caligula fait égorger son beau-père Silanus, puis le jeune Tibère. Néron fera mourir Britannicus, puis Rubellius Plautus, dernier descendant d'Auguste. Sénèque fut probablement enveloppé dans la disgrâce de Vinicius et de sa femme; et l'on transforma en intrigue d'amour une intrigue politique qui n'existait peut-être pas. Ce qui donne à cette hypothèse quelque fondement, c'est le rappel immédiat de Sénèque, dès qu'Agrippine, autre fille de Germanicus, devient la femme de Claude. Il est certain d'ailleurs que cet exil ne nuisit en rien à la considération de Sénèque. Il osait dire à sa mère : « On n'est pas malheureux dans un exil, où l'on est suivi de l'estime de tous les citoyens vertueux. » Joignons à son témoignage celui de l'inflexible Tacite. « Cependant Agrippine, afin de ne pas se signaler uniquement par le mal, obtint pour Sénèque le rappel de l'exil et la dignité de préteur, persuadée que cet acte serait généralement applaudi, à cause de l'éclat de ses talents, et bien aise aussi que l'enfance de Domitius grandît sous un tel maître, dont les conseils pouvaient d'ailleurs leur être utiles à tous deux pour arriver à la domination. Car on croyait Sénèque dévoué à Agrippine par le souvenir du bienfait, ennemi de Claude par le ressentiment de l'injure. »
Je ne suivrai pas Sénèque dans tous les détails de sa vie à la cour de Claude et de Néron. Qu'il ait été animé des meilleures intentions, qu'il ait conçu les plus belles espérances de son élève, on ne peut le contester. Mais les difficultés qu'il devait rencontrer étaient au-dessus de ses forces et de son énergie morale. Agrippine comptait trouver en Sénèque un instrument docile ; elle se trompa. Sénèque l'aida à préparer le règne de Néron ; mais il n'alla pas au delà. II combattit même son influence, quand elle voulut en user pour se venger de tous ceux qui lui faisaient ombrage, et quand elle réclama impérieusement la première place dans le gouvernement. Il faut bien se rendre compte de la situation déplorable faite à Sénèque. Il voulait arracher Néron à la direction funeste de sa mère, .et en faire un empereur accompli : mais il était l'obligé d'Agrippine, et comme tel condamné à certains ménagements. De là je ne sais quoi d'équivoque et de louche dans sa conduite. Pendant cinq années, il triompha d'Agrippine; il triompha même du naturel féroce et lâche de son élève ; il fit de Néron le modèle des empereurs, un Auguste adolescent. Il composait pour lui et lui faisait débiter au Sénat des discours admirables, qui promettaient à Rome le retour de l'âge d'or ; il lui soufflait des mots heureux que l'on avait soin de faire courir (Je voudrais ne pas savoir écrire !) ; bref, il lui créait, pour ainsi dire, des antécédents de vertu, pensant par là enchaîner cette âme faible et violente.
Mais de tous les côtés on ruinait son oeuvre : Agrippine détournait son fils de la philosophie : « Elle ne vaut rien pour un empereur, » lui disait-elle ; elle lui voulait des vices afin de le tenir par là ; puis venait la tourbe des affranchis et des jeunes amis de César, qui ne pouvaient subsister si César restait honnête. Il échappa insensiblement à Sénèque. Celui-ci voulut ressaisir son influence, disputer à d'indignes concurrents l'âme du prince. De là des concessions toujours nouvelles, toujours impuissantes; delà enfin une sorte de complicité dans les actes monstrueux du règne de Néron. Il est absolument étranger à l'empoisonnement de Britannicus; mais, le crime accompli, il devait se retirer, et ne plus rentrer chez César par la porte d'où sortait Locuste. Il ne s'est pas opposé au meurtre d'Agrippine, devenue son ennemie, d'Agrippine qui rêvait l'inceste, et dont il ne pouvait considérer la mort comme un malheur public ; mais on ne peut douter qu'il n'ait écrit lui-même la lettre justificative du meurtre que le prince adressa au Sénat. Il croyait sans doute que Néron, débarrassé enfin de cette funeste conseillère, reviendrait aux sentiments honnêtes. L'illusion fut de courte durée. « Il se précipita, dit Tacite, dans toutes les débauches, dès qu'il ne fut plus retenu par le respect quelconque qu'il gardait encore à sa mère. » Il passe de Poppée à Sporus, à Pythagoras ; il se donne en spectacle aux Romains, répudie et fait exécuter Octavie, incendie Rome, se débarrasse de Burrhus par le poison. Alors Sénèque, associé à l'ignoble Tigellinus, veut quitter la cour, rendre à César tous les biens qu'il en a reçus. Il était trop tard. Néron cherche à l'empoisonner d'abord, puis l'implique dans la conjuration de Pison et lui ordonne de mourir. On peut voir le récit de ses derniers instants dans Tacite (1).

(1) Annal. XV, CI, sqq.

Deux traits à relever : Sénèque dit à ses amis : « Je vous laisse ce que j'ai de plus beau, l'image de ma vie : conservez-en le souvenir, et vous emporterez la réputation d'hommes de bien et d'amis fidèles. » Et celu-ici : « Les conjurés avaient résolu, si leur entreprise réussissait, de se débarrasser de Pison, et de donner l'empire à Sénèque, comme à un homme sans reproche et que l'éclat de ses vertus appelait au premier rang. » Tel fut l'homme. Il aimait la vertu, je dirai même qu'il avait pour elle une sorte de passion ; il en était « enivré», comme Rousseau, mais cela ne suffit pas. L'enthousiasme est un état violent qui transporte l'àme à des hauteurs sublimes, où elle ne peut se maintenir : la pratique des devoirs de la vie réelle exige au contraire une succession d'efforts persévérants, et surtout le calme d'un esprit maître de lui-même. Chez Sénèque, l'énergie de la volonté ne fut pas en rapport avec la puissance de l'imagination. Il ne semble pas non plus avoir eu une notion très nette de la réalité : de là les illusions étranges ? qu'il conserva si longtemps et l'attitude compromettante qu'il se laissa imposer. Il a parfois l'air d'un complice ; il est plutôt dupe en attendant qu'il devienne victime.
Cette indécision, ces aspirations généreuses suivies de chutes lourdes, cette élévation admirable dans la théorie avec je ne sais quoi de vague et d'incertain sur tous les ? points fondamentaux, beaucoup d'esprit et peu de clairvoyance, tout cela nous le retrouverons dans ses écrits.

§ III.

Nous n'en possédons guère que la moitié. En voici la liste ; on verra que cet esprit curieux s'était porté dans toutes les directions.
Sur la colère (De ira libri tres), ouvrage dédié à son frère Novatus, et écrit sous Caligula. Il est probablement incomplet, car Lactance en cite des définitions qui ne se trouvent pas dans le texte que nous possédons.
De consolatione ad Helviam matrem. — Consolation à sa mère Helvia. Ouvrage composé pendant son exil en Corse. Juste Lipse y joint neuf épigrammes sur son exil.
Consolation à Polybe. De consolatione ad Polybium. — Polybe était un affranchi de Claude qui avait perdu son frère, Sénèque exilé l'accable de flatteries misérables. Quelques critiques se refusent à admettre l'authenticité de cet ouvrage, et je me rangerais volontiers à leur avis. Consolation à Marcia. De consolatione ad Marciam. — Marcia, tille de Crémutius Cordus, venait de perdre son fils. Sur la Providence. De providentia. — Incomplet vers la fin. Sur la paix de l'âme. De animi tranquillitate. —
Ouvrage dédié au préfet des gardes de Néron, Annaeus Serenus. Sur la constance du sage. De constantia sapientis.— Au même. De la clémence. De clementia libri tres ad Neronem. — Des trois livres qui formaient cet ouvrage, il ne reste plus que le premier et une partie du second. Calvin
écrivit un commentaire sur ce traité. De la brièveté de la vie. De brevitate vitae. — Ouvrage dédié à Paulinus, et composé peu de temps après la mort de Caligula. De la vie heureuse. De vita beata. — Dédié à son frère Gallion. Saint Ambroise a traité le même sujet en chrétien, et Descartes en a écrit un commentaire. Sur le loisir du sage. De otio sapientis. — Ce n'est guère qu'un fragment. Sur les bienfaits. De beneficiis libri septem.— Ouvrage considérable, dédié à Ébutius Liberalis. Appartient à la dernière époque dela vie de Sénèque. Lettres à Lucilius. Epistolae ad Lucilium. — Sont au nombre de cent vingt-quatre. Questions naturelles. Naturalium quaestionum libri septem. — Ouvrage de physique et de morale à la fois. L'apocoloquintose sive Ludusin Claudium. — Pamphlet bouffon où Sénèque raconte ce qui se passa dans l'Olympe après la mort de Claude, et la métamorphose de cet empereur en citrouille.
Les ouvrages perdus sont des vers et des poëmes, des harangues et des plaidoyers, des traités de morale sur différents sujets ; un livre sur la superstition, souvent mentionné par saint Augustin ; des exhortations ; des écrits sur l'Inde, l'Égypte, les tremblements de terre, la forme du monde. On lui en attribua dans la suite beaucoup d'autres encore, lorsque l'on s'avisa d'en vouloir faire un chrétien : telles sont les fameuses lettres à saint Paul dont nous parlerons plus loin. Quant aux poëmes, disons dès à présent que nous regardons Sénèque comme l'auteur des tragédies qui portent ce nom, sauf,
bien entendu, celle d'Octavie.
Une analyse de chacun des ouvrages de Sénèque est impossible, ou demanderait des développements qui ne peuvent trouver place ici. Je me bornerai donc à exposer les idées qu'ils renferment, les problèmes dont il donne la solution, voilà pour le fond ; puis la composition et le style de ses écrits.

§ IV.

Sénèque est pour nous le représentant le plus complet de la grande doctrine stoïcienne, mais il n'en est pas le plus exact. Ce n'est pas un simple interprète. Sur plus d'un point il s'émancipe et substitue à l'autorité des maîtres de la Grèce sa propre réflexion. En cela il est bien un Romain, et c'est avec raison qu'il dit : « Je ne me suis fait l'esclave de personne, je ne porte le nom de personne. » Mais s'il a conservé sa propre originalité, il n'a pu produire une oeuvre d'une assez forte unité pour qu'elle mérite le nom de système. J'indiquerai autant que possible les points sur lesquels il innove, et le caractère de ses innovations.

PHILOSOPHIE RELIGIEUSE.

On sait ce qu'était devenue la religion ancienne ; longtemps avant Sénèque, la vie s'en était retirée. Il n'y avait pas à Rome un esprit éclairé qui acceptât les fables du polythéisme ou les pratiques de superstition empruntées aux cultes de l'Orient. Sénèque méprise profondément toutes ces puérilités. Je ne suis pas assez sot, dit-il, pour croire à de telles fadaises. Il est fort regrettable que nous ayons perdu son ouvrage sur la superstition, dont Lactance et saint Augustin ont tiré tant d'arguments contre le polythéisme ; mais il suffit d'indiquer ce point en passant. La théologie des poëtes lui paraît absurde et irrévérencieuse. Quant aux pratiques superstitieuses, il les condamne en deux mots : elles substituent à l'amour la crainte ; au lieu d'être un culte, elles sont un outrage. Mais la religion est une institution de l'État, institution nécessaire, et que maintenaient avec énergie des hommes comme Cicéron et Varron. Sénèque s'occupe peu du polythéisme officiel, et cela se conçoit : de son temps la religion comme tout le reste était dans la main d'un seul, et elle avait perdu beaucoup de son importance comme instrument politique.
Cependant il approuve que le sage se soumette aux prescriptions de la cité, non qu'il les regarde comme agréables aux dieux, mais parce qu'elles sont ordonnées par la loi. « Quant à la tourbe des dieux qu 'a accumulés une longue superstition, si nous les adorons, nous n 'oublierons point qu'un tel culte n'a d'autre fondement que l'a coutume. » Reste la théologie naturelle, c 'est-à-dire la religion du philosophe : en quoi consiste-t-elle ? Sénèque emploie indifféremment, en parlant de la puissance divine, le singulier et le pluriel, Dieu et les dieux : c'est par un reste de respect pour la croyance populaire. Car pour lui, il n'y a qu'un seul Dieu. Mais ce Dieu se présente pour ainsi dire à l'esprit sous une foule d'aspects différents : de là les noms divers qu'il a reçus et cette espèce de fractionnement de la puissance divine en une foule d'êtres divers. « Tous les noms qui renferment une indication de sa puissance lui conviennent : autant il prodigue de bienfaits, autant d'appellations il peut recevoir. » Ainsi se justifient ces noms de Jupiter, de Liber, d'Hercule, de Mercure, etc. Mais il ne s'arrête pas là, il consent encore à ce qu'on donne à Dieu des noms plus larges. « Voulez-vous l'appeler nature? Vous ne vous tromperiez point; car c'est de lui que tout est né, lui dont le souffle nous fait vivre. Voulez-vous l'appeler monde? Vous en avez le droit. Car i! est le grand tout que vous voyez ; il est tout entier dans ses parties, il se sout ient par sa .propre force, » On peut encore l'appeler destin. « Car le destin n'est pas autre chose que la série des causes qui s'enchaînent, et il est la première de toutes les causes, celle dont dépendent toutes les autres. » « Qu'est-ce que Dieu ? dit-il ailleurs. L'âme de l'univers. Il échappe aux yeux, c'est la pensée seule qui peu l'atteindre. »
Toutes ces définitions sont plus ou moins empruntées au stoïcisme scientifique. Mais Sénèque, par une inconséquence qui n'est pas rare chez lui, va bien au delà. Ce dieu, destin, nature, monde, est pour ainsi dire séparé de l'univers ; il le domine, il le gouverne, il le conserve, il a souci de l'homme, parfois même de tel ou tel homme en particulier. Il a prodigué au genre humain d'innombrables bienfaits, et l'ingratitude ne peut en borner le cours. Du reste Dieu est forcé par sa nature d'être bienfaisant : la bienfaisance est comme la condition de son être.
Quel culte réclament les dieux? «Le premier culte à leur rendre, c'est de croire à leur existence, puis de reconnaître leur majesté, leur bonté, sans laquelle il n'y a pas de majesté, de savoir que ce sont eux qui président au monde, qui gouvernent l'univers par leur puissance, qui sont les protecteurs du genre humain. » « Ils ne peuvent ni faire ni recevoir une injustice. » Donc ne cherchez pas à vous les rendre favorables par des prières, des offrandes, des sacrifices. « Celui-là rend un culte à Dieu qui le connaît. » (Deum coluit qui novit.)
Il serait difficile de tirer de toutes ces définitions une théodicée logique. Sénèque ne l'a jamais essayé. Il a des aspirations très hautes, et comme le sentiment du divin en lui; mais jamais sur ce point ses idées n'ont eu cette précision rigoureuse qu'exige la science. Je veux citer un des plus beaux passages que lui ait inspirés cette sorte d'enthousiasme religieux. « En vain élèverez-vous les mains vers le ciel ; en vain obtiendrez-vous du gardien des autels qu'il vous approche de l'oreille du simulacre, pour être mieux entendu : ce Dieu que vous implorez est près de vous ; il est avec vous, il est en vous. Oui, Lucilius, un esprit saint réside dans nos âmes ; il observe nos vices, il surveille nos vertus, et il nous traite comme nous le traitons. Point d'homme de bien qui n'ait au dedans de lui un Dieu. Sans son assistance, quel mortel s'élèverait au-dessus de la fortune ? De lui nous viennent les résolutions grandes et fortes. Dans le sein de tout homme vertueux, j'ignore quel Dieu, mais il habite un Dieu. S'il s'offre à vos regards une forêt peuplée d'arbres antiques dont les cimes montent jusqu'aux nues, et dont les rameaux pressés vous cachent l'aspect du ciel ; cette hauteur démesurée, ce silence profond, ces masses d'ombre qui de loin forment continuité, tant de signes ne vous annoncent-ils pas la présence d'un Dieu? Sur un antre formé dans le roc, s'il s'élève une haute montagne, cette immense cavité, creusée par la nature, et non par la main des hommes, ne frappera-t-elle pas votre âme d'une terreur religieuse ? On vénère les sources des grandes rivières, l'éruption soudaine d'un fleuve souterrain fait dresser des autels ; les fontaines des eaux thermales ont un culte, et l'opacité, la profondeur de certains lacs les a rendus sacrés : et si vous rencontrez un homme intrépide dans le péril, inaccessible aux désirs, heureux dans l'adversité, tranquille au sein des orages, qui voit les autres hommes sous ses pieds, et les dieux sur sa ligne, votre âme ne serait-elle pas pénétrée de vénération ?
Ne direz-vous pas qu'il se trouve en lui quelque chose de trop grand, de trop élevé, pour ressembler à ce corps chétif qui lui sert d'enveloppe? Ici le souffle divin se manifeste. »
Si nous ajoutons à cette belle page quelques mots échappés au philosophe ici ou là, nous saurons quel est son Dieu. C'est l'homme, non l'homme vulgaire, mais celui qu'il appelle le sage. Celui-là en effet est non-seulement placé sur la même ligne que les dieux, mais il leur est supérieur. En quoi ? Le voici : « Le sage ne diffère de Dieu que par la durée. » Mais, dira-t-on, Dieu est exempt de toute crainte. Le sage aussi, et il a cet avantage sur Dieu, que Dieu est affranchi de la crainte par le bienfait de sa nature, le sage, par lui-même. Que de fois il revient sur cette pensée ! « Supportez courageusement ; c'est par là que vous surpassez Dieu. Dieu est placé hors de l'atteinte des maux, vous, au-dessus d'eux. » Je ne doute pas que ce ne soit là le point par lequel la philosophie religieuse de Sénèque se noue pour ainsi dire à sa philosophie morale. La métaphysique chez lui tient fort peu de place; il raille ceux qui s'occupent de ces chimères. A-t-on le loisir de poursuivre la solution de ces questions oiseuses ?
Les malheureux nous appellent. C'est de l'homme qu'il faut s'occuper; c'est lui qu'il faut affermir, consoler, encourager. Que de misères pesaient alors sur lui! que de dangers l'environnaient! Il fallait tremper fortement les âmes, les armer contre toutes les terreurs ; et puisque les dieux semblaient morts
ou indifférents aux choses humaines, puisqu'ils toléraient les épouvantables désordres qui s'étalaient alors, et que de ce côté l'innocence et la vertu ne pouvaient espérer un appui, il fallait élever l'homme lui-même à une telle hauteur, qu'il pût braver ou mépriser toutes les misères, tous les périls, tous les ennemis, tous les Césars, tous les bourreaux. Voilà l'âme du stoïcisme romain sous les empereurs. Les cieux sont vides, les dieux sont partis, ou ils sont favorables aux scélérats; l'homme de coeur se fera Dieu. Il rêvera une vertu parfaite, une âme inaccessible à toute passion, sévère, grave, inébranlable. C'est l'idéal qui hante alors toutes les imaginations. Rappelez-vous le vers célèbre de Lucain :
Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni.
Que veut-il dire, sinon que Caton est supérieur aux dieux? Conception démesurée, étrange, rêve d'un orgueil colossal! Soit; mais quelle force pour une âme noble, qui est soutenue par une telle vénération d'elle-même!

PHILOSOPHIE MORALE. — LES PASSIONS.

Cet être parfait n'existe pas, il est vrai. « C'est un phénix qui ne naît que tous les cinq cents ans. » Mais le but que tout homme doit se proposer, c'est de s'approcher de plus en plus de cet idéal. Si l'on ne peut être le sage ? arrivé à la perfection (perfectus), on peut être le sage en marche pour y arriver (proficiens). Bien des obstacles sur la route. Au premier rang Sénèque, fidèle à la doctrine stoïcienne, place les passions. Les péripatéticiens se bornaient à les régler, les stoïciens les supprimaient. (Nostri expellunt, Peripatetici temperant.) L'âme jouissait alors de cet heureux état qu'ils appelaient insensibilité, sérénité. Les passions sont donc un mal? Oui, car la vertu aussi bien que la raison (choses identiques pour les stoïciens), c'est la ligne droite ; les passions au contraire sont l'écart ; la joie et la douleur élèvent ou abaissent l'âme à l'excès, la font sortir de cette tension qui est l'invariable état de la raison. Le sage ne doit donc ressentir ni la joie, ni le désir, ni la crainte. Il remplace ces mouvements excessifs, désordonnés, par la sérénité, la volonté, la circonspection. Cependant, comment bannir entièrement ces mouvements involontaires qui surprennent l'âme? Sénèque ne nie point ces impressions fatales : comment se défendre d'un mouvement d'effroi, si l'on est transporté au sommet d'une tour et suspendu au-dessus d'un abîme? Comment empêcher les larmes de couler quand la mort ravit à nos côtés un être cher? « Dans ces assauts subits, la partie raisonnable de nous-mêmes ressentira un léger mouvement. Elle éprouvera comme une ombre, un soupçon de passions; mais elle en restera exempte. » En vain les péripatéticiens prétendent que les passions ont leur raison d'être, qu'elles sont naturelles et doivent aider à la vertu. Sénèque ne veut point de ces dangeireux auxiliaires; c'est déjà bien assez qu'elles troublent parfois la raison d'un choc imprévu. Mais, lui dit-on, ces mouvements nous déterminent souvent au bien.
Ainsi la colère peut produire la valeur, la crainte peut former la prudence, etc. ; il suffit de contenir et de diriger l'impulsion première. Une âme sans passions, dit Diderot, est un roi sans sujets. Sénèque les repousse comme des maladies : une fois admises, elles envahiraient tout l'être ; leur élan est celui d'un cheval emporté, d'un corps entraîné sur une pente rapide : dès lors plus de repos pour le sage. Il bannit même la pitié. C'est un sentiment douloureux qui trouble l'âme. Mais, lui dit-on, ce sentiment nous pousse à soulager le malheureux. Le sage n'a pas besoin d'y être poussé par une impression pénible : il sait ce qu'il doit à ses semblables ; il viendra à leur aide, mais il n'éprouvera point la pitié.
Ainsi armé, le sage descend dans l'arène. Il ne s'attache à aucun des prétendus biens où les hommes font consister leur félicité, il ne redoute aucun des maux qui les effrayent. Il n'y a d'autre bien et d'autre mal que le bien moral et le mal moral. Nul ne peut nuire à celui qui ne se nuit pas à lui-même. On redoute l'exil, la pauvreté, la mort : il faut prouver à ces poltrons que ces objets de leur épouvante ne sont que de vains fantômes. Qu'importe le lieu assigné pour demeure à l'homme de bien ? Ne peut-il partout être vertueux? La paix de son âme dépend-elle du climat? Qu'est-ce que la pauvreté? le manque de choses superflues, absolument inutiles ; il faut si peu de chose pour vivre. Qu'est-ce enfin que la mort? une nécessité de la nature. Qu'importe l'heure à laquelle il faudra payer la dette ? Quoi ! une femme qui accouche, un gladiateur dans l'arène, braveront la mort, et le sage s'en effrayerait ! Je n'insiste pas sur les arguments répétés à satiété par Sénèque et qui ne lui appartiennent pas en propre. Mais il est un point sur lequel il importe de fixer l'attention. Pourquoi Sénèque ne cesse-t-il de présenter à nos yeux ce triple épouvantail, l'exil, la pauvreté, la mort? Pourquoi ce luxe de démonstrations éloquentes, passionnées, fiévreuses souvent? Montaigne en a été frappé et le lui a reproché. « A voir les efforts que Sénèque se donne pour se préparer contre la mort, à le voir suer d'ahan pour se roidir et pour s'assurer et se débattre si longtemps en cette perche, j'eusse ébranlé sa réputation, s'il ne l'eût en mourant très vaillamment maintenue. » Rappelons-nous le temps où écrit Sénèque. Nul n'était sûr du lendemain : le caprice de César, la haine d'un affranchi, la rancune d'une femme pouvaient être chaque jour un arrêt d'exil, de confiscation, de mort. Un danger incessant menaçait tout homme qui était, avait été ou pouvait être quelque chose. Il fallait donc s'attendre à tout, se préparer à tout. On voyait des riches qui s'exerçaient de temps en temps à vivre misérablement ; ils quittaient leurs palais, allaient s'installer dans des galetas, couchaient sur un grabat, se nourrissaient des plus vils aliments, se préparaient enfin à ne plus posséder cette opulence qui pouvait chaque jour leur être ravie. Quelle éloquence dans ces mots de Sénèque ! « Ah ! que ne peuvent-ils consulter les riches, ceux qui désirent la richesse ! » N'avait-il pas essayé lui-même, de se dépouiller de ces biens que lui avait imposés Néron, sentant bien qu'ils seraient plus tard une des causes de sa perte ? Quant à la mort, il suffit de rappeler les continuelles et sommaires exécutions qui se faisaient chaque jour. Il fallait donc être toujours prêt, se fortifier, s'encourager les uns les autres. On rappelait lés beaux exemples de courage, les trépas héroïques ; et ce n'était point pour exercer son esprit, comme dit Sénèque, Non in hoc exempla nunc congero ut ingenium exerceam, mais pour fortifier l'âme. Quand on avait peu à peu accoutumé sa pensée à cet objet, on éprouvait un véritable mépris pour les tyrans et les bourreaux et les instruments de torture. Sénèque se plaît à les braver, il les met au défi de rien imaginer qui puisse déconcerter son coeur. Derrière tout cela, représentez-vous toujours Néron délibérant avec Tigellinus ou Locuste sur le sort des premiers citoyens de Rome, le centurion à la porte, attendant la sentence, et le Romain chez lui écrivant son testament.
Il fallait s'aguerrir contre ce péril toujours suspendu. Mais les stoïciens de ce temps avaient en mains la délivrance : ils étaient tous décidés à ne pas attendre l'ordre de mourir. Le suicide, voilà leur dernière arme et la plus sûre de toutes. On est effrayé de la facilité avec laquelle les meilleurs et les plus purs s'empressaient de quitter la vie. Sénèque combat parfois, mais faiblement ce qu'il appelle « la fantaisie de mourir » « Le sage, dit-il, ne doit point fuir de la vie, mais en sortir. » Soit, mais dans quelles circonstances? On se donnait souvent la mort pour échapper aux ennuis et aux incommodités de la vieillesse. Il faut les supporter, dit Sénèque, tant que l'âme n'en sera point diminuée ou l'intelligence menacée. Mais si les supplices, si l'ignominie nous menacent, nous redevenons libres d'y échapper
par la mort, car nous avons le droit de nous soustraire à tout ce qui trouble notre repos. Il va même jusqu'à accorder ce droit le jour « où la fortune commencera à être suspecte. » C'est qu'en effet là réside pour lui la véritable liberté. « Méditer la mort, c'est méditer le liberté ; celui qui sait mourir, ne sait plus être esclave. » Et ailleurs, « le sage vit autant qu'il le doit, non autant qu'il le peut. » Et enfin : « Ce que la vie a de meilleur, c'est qu'elle ne force personne à la subir. » Doctrine désolée, qui revient à chaque page, comme un pressentiment!
Ne condamnons pas trop rigoureusement ceux qui l'embrassaient avec cette ardeur sombre : c'était le seul refuge que leur eût laissé la misère des temps. Dans cette universelle dégradation de tout et de tous, cette certitude d'échapper à l'infamie, au supplice, gardait les âmes de toute souillure. Quand on est toujours prêt à quitter la vie, on ne fait aucune bassesse pour la conserver.
Ce serait donc une erreur et une injustice que de traiter de déclamations vaines les incessantes exhortations de Sénèque. C'était la question à l'ordre du jour. La théorie pure tient peu de place dans Sénèque. C'est un moraliste pratique. Les Lettres à Lucilius ont au plus haut point ce caractère. Il serait peut-être excessif de faire de lui un directeur de conscience. Le suicide tient trop de place dans son code de morale ; il est toujours prêt à recourir à cette extrémité, il enseigne plutôt le mépris que l'usage de la vie. Dans une de ses premières lettres à Lucilius, il le presse de renoncer aux dignités, aux emplois, à toutes les préoccupations étrangères à la sagesse, ou tout simplement de renoncer à la vie elle-même.

MORALE SOCIALE.

La morale a un caractère plus élevé, quand il envisage l'homme non plus isolé, mais dans ses rapports avec les autres hommes.
C'est un des principaux titres de gloire du stoïcisme que d'avoir établi les grands principes sur lesquels repose encore de nos jours l'édifice des institutions sociales. La plupart des jurisconsultes illustres appartiennent à la secte de Zénon ; et sous les plus détestables empereurs le noble travail de l'introduction du droit naturel dans la législation s'est poursuivi et n'a jamais été interrompu. Je ne puis que renvoyer sur cette question aux nombreuses histoires du droit romain qui ont été écrites soit en Allemagne, soit en France, et aux monographies qui jettent encore plus de lumière sur ce point. Sénèque, en sa qualité de stoïcien, et grâce à l'élévation naturelle de son âme, a été un des plus éloquents propagateurs de ces belles idées. Bien avant que ces vérités eussent reçu la sanction de la loi, il en avait été l'apôtre convaincu, l'interprète passionné. Je ne puis ici, à mon grand regret, marquer d'une ligne sûre la limite qui le sépare de l'âge qui précède et de celui qui suit, seule manière de bien apprécier l'importance de ses opinions personnelles.
On sait que la division était comme la loi du monde antique. Des barrières infranchissables séparaient les peuples étranger ou ennemi, même chose, même nom. Dans la cité même, division en familles, et enfin division en hommes libres et en esclaves. Le principe de tout droit est la force. C'est sur la force que repose le droit de conquête, de spoliation, d'asservissement ; c'est sur la force que repose la domination que l'homme comme époux et comme père s'attribue sur la femme et sur l'enfant ; c'est sur la force que repose la possession de l'homme par l'homme.
Le stoïcisme ébranla la base même des institutions politiques et sociales. Il conçut et proclama l'unité du genre humain, fondée sur l'égalité de nature. L'ensemble des êtres créés lui apparut sous la forme d'une cité universelle, dans laquelle étaient compris tous les êtres doués de raison. Partout où éclatait cet attribut supérieur, commun à l'homme et à Dieu, les stoïciens reconnaissaient un membre de leur république, quelles que fussent son origine et sa condition. Le beau vers de Térence, traduit probablement de Ménandre :
Homo sum, humani nihil a me alienum puto,
est comme la formule anticipée de la doctrine des stoïciens romains. Les conséquences pratiques de cette doctrine étaient : la ruine de la cité étroite, conquérante, jalouse; l'admission de tous aux mêmes droits, aux mêmes avantages ; la suppression de tous les privilèges, nés de la force ou de l'orgueil; et enfin la suppression de l'esclavage : c'était une révolution radicale. On sait combien il fallut de temps et d'épreuves à l'humanité pour qu'elle fut accomplie. Voyons quelle est sur ces divers points du problème la solution ou plutôt l'opinion de Sénèque.
La cité romaine était entamée : l'étranger y affluait et y obtenait les droits réservés jadis au seul Romain de naissance (1).

(1) Sous César il y eut 450,000 nouveaux citoyens romains.
Sous Auguste 4,140,000
Sous Claude 6.,944,000

Cependant les empereurs, le sénat et un certain nombre d'esprits remarquables, comme Tacite, Pline et bien d'autres, s'indignaient encore de cette espèce d'avilissement de la majesté romaine, et souhaitaient le maintien de l'ancienne constitution étroite et jalouse. On ne trouvera pas trace dans Sénèque du vieux patriotisme romain. Tacite se réjouit de voir deux peuples ennemis se déchirer et s'écrie : « Ah ! puisse durer chez les peuples étrangers, sinon l'amour de Rome, au moins la haine d'eux-mêmes ! » Sénèque ne connaît pas de tels sentiments. Pour lui Rome n'a pas d'ennemis : elle peut être appelée la patrie de tous. Or, si l'étranger, celui qu'on appelait ïi jadis l'ennemi, n'est pas exclu de la cité, que deviennent dans la cité elle-même les exclusions injurieuses déguisées sous la division en castes? « Qu'est-ce qu'un chevalier romain? un affranchi? un esclave? Ce ne sont que des noms, des inventions de l'orgueil ou de l'injustice. » Il faut apprécier chaque homme non d'après son habit ou sa condition, mais d'après son âme. Et de même qu'ils sont tous unis par l'attribut commun de la raison, ainsi ils sont nés pour l'association, c'est-à-dire pour être utiles les uns aux autres.
Il y a même entre eux une étroite solidarité, sans laquelle ils ne pourraient subsister. (Voir De benef.,IV, 18.) Enfin c'est l'amour, la charité si l'on veut, qui est la loi même de leur nature. Il faut citer ce beau passage. « Est-ce assez de s'abstenir de verser le sang humain? Le grand effort de vertu de ne point nuire à des êtres auxquels nous sommes obligés d'être utiles! La belle gloire pour un homme de n'être point féroce envers un homme ! Recommandons-leur donc de tendre la main à celui qui fait naufrage, de montrer la route à celui qui s'est égaré, de partager son pain avec celui qui a faim. Mais à quoi bon entrer dans le détail de ce qu'il faut faire ou éviter, quand je puis rédiger en deux mots la formule des devoirs de l'homme? Cet univers que vous voyez, qui comprend le ciel et la terre, n'est qu'un tout, un vaste corps dont nous sommes les membres. La nature, en nous formant des mêmes principes et pour la même fin, nous a rendus frères ; c'est elle qui nous a inspiré une bienveillance mutuelle, et qui nous a rendus sociables. C'est elle qui a établi la justice et l'équité ; c'est en vertu de ses lois qu'il est plus malheureux de faire du mal que d'en recevoir. C'est elle qui nous a donné deux bras pour aider nos semblables. Ayons toujours dans le coeur et dans la bouche ce vers de Térence : Je suis homme, et rien de ce qui touche l'homme ne m'est indifférent. Nous avons une naissance commune, notre société ressemble aux pierres des voûtes dont l'obstacle mutuel fait le support (1). »

(1) Epist. 95.

Voilà la grande cité, la cité universelle, éternelle, qui renferme à la fois les dieux et les hommes, qui n'est pas bornée par telle ou telle limite. Il y en a une autre cependant, celle où nous naissons. Quels devoirs impose-t-elle à ses enfants? En d'autres termes, quelle est la morale politique de Sénèque ? Ici nous nous retrouvons en face de la triste réalité. Les stoïciens disaient : « Le sage s'occupera des affaires publiques, à moins d'en être empêché. » C'est un des côtés par lesquels cette virile doctrine avait plu aux Romains de la république. Les épicuriens disaient au contraire : le sage ne s'occupera point des affaires publiques, à moins d'y être forcé. Maxime lâche et basse que Cicéron flétrit à tout instant. Sénèque démontre que les deux doctrines, grâce à la restriction qui les accompagne, conduisent au même terme. Lequel? La retraite, l'éloignement, le loisir, ce que l'on appelait otium, c'est-à-dire le contraire de l'action. Il énumère avec complaisance tous les empêchements qui doivent retenir le sage dans la solitude : la corruption des hommes, les caprices de la multitude, le triomphe assuré des méchants et bien d'autres encore. Cependant il sent bien qu'il y a là un devoir à remplir, et que les obstacles ne peuvent que le rendre plus impérieux pour un grand coeur. Que le sage essaye donc de servir l'État ; qu'il se heurte à toutes les difficultés avant de renoncer à cette tâche ingrate. «Il n'est plus permis de servir dans les armées? Eh bien ! qu'il se tourne vers les emplois publics. Il est forcé de rester simple particulier ? Qu'il soit orateur. On lui impose silence? Qu'il soit l'avocat muet de ses concitoyens. L'entrée du Forum est un péril? Eh bien, que chez lui, au spectacle, dans les festins il se montre concitoyen dévoué, ami fidèle, convive tempérant. S'il ne peut plus remplir les devoirs du citoyen, qu'il remplisse ceux de l'homme. » Belle parole, mais qu'elle est triste ! C'est sans doute vers la fin de sa vie que Sénèque prêchait à ses amis l'éloignement de la vie politique : il savait mieux que tout autre les amertumes et les périls qu'elle offrait alors. II essayait de trouver enfin cet otium que lui refusait impitoyablement Néron ; et sa position à la cour ne lui permettait pas de tenir au sénat, aux tribunaux ou dans les camps la fière attitude des Crémutius Cordus, des Barea Soranus, des Rubellius, des Thraseas, des Corbulon.
Il n'avait pas en lui l'énergie de l'homme politique attaché invinciblement à son opinion, aimant et voulant servir la patrie, ne rougissant point d'avouer qu'il a de l'ambition, c'est-à-dire, qu'il désire participer activement à la haute direction des affaires de son pays, et enfin passionné pour la liberté.
Pour Sénèque, la patrie, c'est le monde entier ; l'exil, le plus cruel des supplices pour un vrai Romain, ce n'est qu'un vain mot; les honneurs et les dignités, des pièges ; la liberté, chose indifférente. Quel que soit le gouvernement, on peut être libre, se faire libre soi-même : c'est là un bien inestimable. En résumé, il vaut mieux traiter ses propres infirmités que celles des autres. Caton fut un insensé de se jeter au milieu des tempêtes de la chose publique. Voilà un de ces mots qui éclairent toute une époque. Quel chemin parcouru depuis moins d'un siècle ! Rome, cette vieille terre du patriotisme, de l'action, du dévouement, Sénèque en veut faire la patrie du genre humain, et il convie à la retraite, à l'indifférence, à l'abstention les descendants de ces grands citoyens qui avaient donné les derniers combats de la liberté ! On ne le voit que trop : il n'a pas l'âme républicaine. C'est lui qui le premier a rédigé, dans son traité de la Clémence, le programme du despotisme modéré.
Il montre à Néron qu'il peut tout, que la vie et les biens de ses sujets lui appartiennent, et il lui conseille de les épargner, non parce que ce serait violer en eux le' droit, mais parce que ce sera pratiquer cette belle vertu royale, la clémence. Plus tard, il laisse là Néron qui ne l'écoute plus, et, se tournant vers ses amis, il leur dit : Rentrez dans l'intérieur de vos maisons, ne songez plus aux affaires publiques. La grande affaire, c'est de se tenir prêt à quitter cette vie, de n'avoir pas d'attaches trop puissantes, de n'aimer point ce qui passe, de ne point redouter les maux qui peuvent chaque jour fondre sur nous. Vertu lâche et monacale ! s'écrie avec indignation Diderot. Soit; mais elle était encore une force ; elle préservait de toute souillure ceux qui l'embrassaient; et, puisqu'il ne pouvait plus y avoir de citoyens, il s était bon qu'il y eût encore des hommes.

§v.

LES TRAGÉDIES DE SÉNÈQUE.

Je ne dirai qu'un mot des tragédies de Sénèque. On ne peut douter en effet qu'il n'en soit l'auteur ; Sénèque le Tragique et Sénèque le Philosophe ne sont évidemment qu'un seul et même personnage. Quel serait en effet cet autre Sénèque? Et comment expliquer l'étrange ressemblance du style entre le poëte et le prosateur, si ce sont deux auteurs différents ? Ces tragédies sont au nombre de dix, voici leurs titres : Médée, Hippolyte, OEdipe, les Troyennes, Agamemnon, Hercule furieux, Thyeste, la Thébaïde, Hercule sur le mont Oeta, Octavie. Toutes, sauf la dernière, sont empruntées aux légendes dramatiques de la Grèce. Octavie, sorte de déclamation sur la mort déplorable de cette jeune femme, épouse de Néron, n'est pas l'oeuvre de Sénèque, et il est difficile de déterminer le nom de l'auteur et l'époque où elle fut écrite.
A quel moment de la vie de Sénèque faut-il rapporter la composition de ses tragédies? Il dit lui-même à sa mère Helvia que, pour adoucir l'ennui de son exil en Corse, il se livrait au charme d'études plus légères ; de plus il fut accusé dans les dernières années de sa vie de composer plus souvent des vers depuis que Néron s'était engoué de poésie, comme s'il eût songé à éclipser le génie de son royal élève. Je croirais donc volontiers que Sénèque a fait des tragédies et pendant son exil et peu de temps avant sa mort. Mais qu'est-ce que ces tragédies?
J'ai déjà indiqué la profonde décadence dans laquelle était tombé le théâtre même sous le principat d'Auguste : il semble, d'après Horace lui-même, que le peuple ne peut plus supporter la représentation d'une tragédie; les spectacles qu'il réclame doivent charmer ses yeux : Migravit ab aure voluptas
Omnis ad incertos oculos et gaudia vana. Or le théâtre ne peut subsister longtemps quand il n'y a
plus de public. Il est fort problable qu'à partir des règnes de Claude et de ses successeurs les représentations de tragédies furent excessivement rares, peut-être même cessèrent tout à fait. Cependant les poëtes ne laissèrent pas d'en composer, on ne peut en douter ; les titres de quelques-unes nous ont été conservés, et le Dialogue des orateurs indique clairement que cet art ne cessa pas d'être cultivé. Seulement, au lieu d'être représentées, ces tragédies étaient lues ; et le public se composait des amis ou des connaissances de l'auteur réunis par lui dans une salle louée pour la circonstance. Les tragédies de Sénèque furent écrites pour un auditoire de ce genre. Il ne faut donc pas leur demander cette qualité fondamentale du poëme dramatique, l'action, puisqu'elles sont faites pour la lecture et non pour la représentation. Le dialogue y est presque nul; le dialogue est l'action elle-même. L'oeuvre tout entière se compose d'un fort petit nombre de scènes. Elle n'a ni gradation, ni intérèt, ni péripéties. Le héros expose ses ressentiments ou ses misères, puis son dessein. Le choeur développe en vers lyriques un lieu commun de philosophie morale qui se rattache plus ou moins heureusement à la situation. Un second personnage exhorte ou dissuade le premier, puis vient le dénoûment qui se passe souvent sur la scène, si horrible qu'il soit, mais que l'on supporte aisément, quand on ne le voit pas. Les qualités que recherchaient les lecteurs de tragédies étaient l'éclat du style et la vigueur des pensées : de longues tirades, qui étaient de véritables déclamations, des fragments d'épopées tenant lieu de récits, des morceaux lyriques, hors de toute proportion avec l'ensemble ; aucun souci de la vraisemblance: voilà les caractères généraux de ces oeuvresétranges. Quant aux sujets choisis par Sénèque, les titres seuls indiquent un goût prononcé pour les choses horribles. Mais l'horreur n'est que dans les mots ; tout le monde reste froid et indifférent. L'auteur joue avec ces épouvantables légendes; elles lui sont une occasion de montrer son esprit. De plus, les malheureux qu'il met en scène sont tous profondément pénétrés de la maxime stoïcienne, que « nul ne peut nuire à celui qui ne se nuit pas à lui-même. » Ils restent donc parfaitement calmes et indifférents
à toutes les tortures qu'on leur inflige. Comme le sage de Sénèque, ils sont exempts de passions. Les bourreaux font rage, crient, menacenf, irappent; les victimes sourient. Elles ont une intrépidité d'âme et une hauteur de dédain qui ne se démentent pas un seul instant. Sénèque seul pouvait présenter sous cet aspect les persécuteurs et les persécutés. Ses tragédies sont encore une prédication ; le mépris de la mort et de ceux qui l'infligent en est l'âme. Aussi quelle triomphante ironie dans les réponses de ceux que le bourreau croit effrayer par l'appareil des supplices ! Que d'insolence pour ces rois tyrans ! et que l'on voit bien Claude et Néron derrière Atrée ou Thyeste !
Voilà cependant le modèle sur lequel se forma la tragédie moderne. Les hommes de la Renaissance furent ravis de la lecture de Sénèque : il leur sembla le premier des poëtes dramatiques, et pendant longtemps on mit toute sa gloire à l'imiter. La méprise était étrange, mais on la comprend quand on se rappelle l'espèce de culte que l'on vouait alors à l'antiquité retrouvée. Et d'ailleurs, ces tragédies de salon renferment de très grandes beautés de détail. Si la peinture des caractères est défectueuse, souvent toute une situation est résumée dans un de ces mots profonds, si fréquents chez Sénèque.
On se rappelle, dans Corneille, la belle réponse de Médée :
Contre tant d'ennemis que vous reste-t-il ?
Moi.

Elle est traduite de Sénèque. Le mot de Thyeste à Atrée : « Je reconnais mon frère, » est aussi de Sénèque.

§ VI.

LETTRES DE SÉNÈQUE ET DE SAINT PAUL.

Je ne dirai qu'un mot des lettres de Sénèque à saint Paul et de saint Paul à Sénèque. Au nombre de quatorze, elles sont un spécimen assez curieux des plates fraudes pieuses auxquelles les chrétiens du troisième et du quatrième siècle ont eu trop souvent recours. Tertullien avait dit de Sénèque, saepe noster, c'est-à-dire se rencontrant souvent avec les chrétiens : c'est peut-être sur ce maigre fondement que s'établit la correspondance supposée entre l'apôtre et le philosophe. Comme ils étaient morts tous deux à Rome à deux années de distance ; comme, de plus, Gallion, frère de Sénèque, avait été juge de saint Paul à Corinthe, lorsque celui-ci fut déféré à son tribunal par les Juifs, il n'en fallut pas davantage pour imaginer le christianisme de Sénèque.
Saint Jérôme, dans son catalogue des saints, saint Augustin, dans sa lettre 153e, nous montrent que cette bizarre opinion avait déjà cours de leur temps, et que les lettres supposées étaient acceptées comme authentiques ; mais ils ne semblent pas partager la croyance populaire, bien qu'ils la laissent debout. Pendant tout le moyen âge, Sénèque fut considéré comme un des Pères de l'Église. A la Renaissance, des critiques et des érudits, comme Vivès, Juste Lipse, Érasme, Baronius, Tillemont, firent justice de cette grossière supercherie. Au commencement de ce siècle, M. de Maistre, le plus faux et le plus insolent des esprits violents, voulut ressusciter la vieille légende ; mais on sait assez le succès des théories de M. de Maistre. Depuis on s'est borné à soutenir que, si les fameuses lettres sont apocryphes, il y a néanmoins dans Sénèque une foule d'idées, de sentiments, d'expressions où l'on doit reconnaître l'influence du christianisme. C'est la thèse soutenue par M. de Champagny et surtout par M. Fleury, qui a écrit deux volumes sur la matière.
Même dans ces limites, la thèse est inadmissible. J'ai esquissé les dogmes principaux de la philosophie de Sénèque; j'ai montré combien elle se préoccupait d'armer l'homme pour la lutte, d'aviver en lui le sentiment de l'orgueil, de le rendre invulnérable ou de le pousser libre dans la mort volontaire ; rien de plus opposé à la morale chrétienne qui prêche l'humilité. Même désaccord sur un autre point essentiel, la vertu. « Non est res beneficiaria, » dit Sénèque, c'est-à-dire, ce n'est pas une grâce d'en haut qui nous la donnera, mais bien l'effort de notre propre volonté. Quant aux préceptes de charité, de douceur, répandus dans les oeuvres de Sénèque, il serait fort étrange de vouloir en dépouiller la philosophie antique qui depuis Socrate avait fait ses preuves sur ce point. J'ajoute même que saint Paul se résigne plus aisément à l'esclavage que Sénèque : celui-ci proclame l'égalité de tous les hommes et invite les maîtres à la douceur. L'Apôtre recommande l'obéissance aux maîtres selon la chair, et accepte le fait de l'inégalité. Mais c'est trop insister sur une question que n'ont pu obscurcir la passion et la mauvaise foi.

§ VII.

STYLE DE SÉNÈQUE.
Quintilien a consacré à Sénèque une grande page assez diffuse, où les réticences abondent, où la sévérité semble mal à son aise. Il parait en effet que Quintilien passait pour un détracteur de Sénèque : delà, un certain embarras pour le juger magistralement. Cependant la part de l'éloge est bien maigre auprès de celle qui est faite au blâme. En résumé, Sénèque doit se résigner à ne plaire qu'aux jeunes gens ; les esprits sérieux et cultivés ne peuvent lui accorder leur approbation. Quintilien essaye de restaurer les traditions littéraires classiques de la fin de la république, c'est un cicéronien passionné, Sénèque devait lui déplaire. Avec Sénèque, en effet, se manifeste un esprit nouveau, qui crée une forme nouvelle. Jusqu'alors tous les écrivains romains avaient scrupuleusement observé la division des genres, les lois qui régissent chaque genre : ils avaient été orateurs, rhéteurs, historiens, philosophes, et s'étaient renfermés exactement dans le sujet choisi par eux ; de plus, ils s'étaient appliqués à donner à leurs écrits le style propre au genre qu'ils traitaient ; ils s'étaient astreints aux lois d'une composition savante et méthodique. Ils développaient lentement, à loisir, leurs idées, sans impatience, et sans s'écarter un seul instant du but proposé. Rien de tel chez Sénèque. Quelque sujet qu'il traite, il est à la fois philosophe, orateur, homme du monde. De là, la faiblesse de composition qu'on remarque dans la plupart de ses ouvrages. La forme didactique, l'appareil scientifique, il n'en veut pas, il n'en peut pas supporter la rigueur monotone. Peu de définitions, et souvent peu exactes, peu d'ordre ; de subites digressions sous forme oratoire, c'est l'avocat qui prend la place du philosophe; des anecdotes finement racontées, c'est l'homme du monde qui intervient ; des analyses extrêmement délicates et subtiles au lieu d'une étude plus large et plus générale; une incroyable profusion d'idées nouvelles, piquantes, ingénieuses, qui charment, éblouissent, mais fatiguent l'esprit sans l'attacher solidement : telle est en général sa composition. Quant au style, c'est assurément un des plus brillants qui existent en aucune langue. Il est injuste de dire avec Quintilien : « qu'il abonde en vices agréables. » Ce serait ériger la platitude en génie. Nul auteur n'a eu plus d'idées, et ne leur a donné une forme plus vive. A chaque page, à chaque phrase, se détache quelqu'une de ces expressions créées, qui jaillissent spontanément d'un sentiment profond, d'une idée vraie : il a des alliances de mots d'un bonheur merveilleux, et des antithèses d'une énergie et d'un éclat qui dépassent tout. Il tourne et retourne son idée, lui cherchant le vêtement le meilleur et le plus beau. Là est l'écueil de son style : il ne choisit pas toujours entre les diverses formes qui se présentent; il les jette l'une après l'autre dans le tissu de l'oeuvre. De là, un certain embarras : la phrase a l'allure vive, rapide ; on craint de ne pouvoir suivre cette pensée qui vole si légère, mais elle revient deux fois, trois fois, plus souvent encore, toujours la même sous un autre costume. Il y a illusion ; on sent la stérilité où l'on croyait trouver l'abondance, plusieurs vêtements, un seul corps. Il y a tel paragraphe de Sénèque qui paraît à première lecture rapide et piquant ; il tiendrait en deux lignes, si l'on supprimait le superflu. Mais que d'idées profondes! quelles fouilles poursuivies dans les moindres replis de l'âme ! Quelle élévation ! Avec un penchant réel à la déclamation, il n 'y a rien en lui de vulgaire ; les longues périodes sonores et vides, si faciles à arrondir, il les répudie avec dégoût.
On sent l'homme du monde qui ne pérore jamais, mais ouvre à peine la bouche, et lance un trait rapide, spirituel. Quoi qu'en dise Quintilien, on ne voit pas qu'il ait fait école : c'est qu'il n'est pas facile d'imiter tant de qualités d'un ordre supérieur. L'éloquence cicéronienne qui s'étale avec complaisance, sûre d'elle-même, sans être gênée par aucune entrave, elle n'était plus possible : les improvisations rapides, la forme antithétique qui donne plus de relief à la pensée, l'éclat de l'expression, l'originalité du tour, voilà ce que Sénèque introduit dans la langue. Nous avons vu que bien des idées nouvelles lui doivent naissance : c'est un des plus grands noms de la littérature romaine. Je ne sais même s'il y eut jamais un esprit plus ouvert et plus richement doué. Je ne sais si j'ai réussi à mettre en lumière dans Sénèque l'homme et l'écrivain, ce mélange continuel d'élévation et de défaillance, de pensées sublimes et d'actions médiocres, cette aspiration incessante vers des régions plus pures, et cette rechute dans les misères de la cour impériale, je ne sais quoi de nouveau, de plus profond dans les sentiments et dans le style, avec une certaine indécision, comme si les forces ne répondaient pas à l'effort. La situation équivoque et trop prolongée de Sénèque, à la cour de Néron, explique ces inégalités dans sa vie et dans ses écrits. J'en dirai autant à propos de son jeune parent, le poëte Lucain.

§ VIII.

LUCAIN.

M. Annæus Lucanus, fils d'Annaeus Méla, le seul des fils de Sénèque le Rhéteur, qui se tint en dehors de la vie publique et ne songea qu'à faire fortune, naquit en Espagne, à Corduba, l'an 792 de Rome (39 ap. J.-C.). Bien qu'il fût élevé à Rome dès la plus tendre enfance, il y eut toujours en lui ce fonds de jactance et d'exubérance sonore propre aux gens de son pays. Ces défauts originels, qui sont aussi bien du coeur que de l'esprit, auraient pu disparaître ou s'atténuer, si le jeune homme eût rencontré un milieu sobre et sévère, s'il n'eût eu sous les yeux que des exemples droits et purs. Mais il fut pour ainsi dire élevé avec Néron, qui n'avait que deux ans de plus que lui ; il vécut à la cour, choyé, caressé, gâté dès son enfance par l'adulation qui, du futur César, rejaillissait jusque sur le compagnon de ses études. Il eut, outre son oncle Sénèque, les mêmes maîtres que tous les jeunes gens distingués d'alors, le sot et vantard grammairien Réminius Palémon, Virginius Flavus, l'éloquent et honnête rhéteur, et enfin l'austère Cornutus. Que de contrastes, que d'influences contraires dans cette éducation !
Lucain à la fois l'ami de Néron et de Perse, le disciple de Sénèque et de Cornutus ! Ce n'est pas tout, lui qui voyait les moeurs de la cour impériale, Agrippine, Pallas, Acté, toutes les turpitudes déclarées ou se cachant à peine, il était admis dans la pure et chaste société des Thraséas, des Musonius Rufus, des Helvidins Priscus ; il assistait à ces entretiens nobles, à ces retours mélancoliques vers les beaux temps de Rome libre ; puis, l'âme échauffée par de grands souvenirs et de généreuses leçons, il retournait respirer l'atmosphère empoisonnée de la cour. A peine âgé de dix-huit ans, le voilà qui écrit des tragédies, des fragments d'épopée, des cantica pour les pantomimes ; ce qui ne l'empêche pas de plaider en latin et en grec avec le plus grand succès. Favori de César, dont il célèbre les vertus dans un concours poétique, à peine a-t-il déposé la prétexte qu'il est nommé questeur du prince, puis augure. Il semble appelé aux plus brillantes destinées, lorsqu'un caprice de Néron renverse l'édifice de cette fortune. Néron, jaloux des succès littéraires de Lucain, quitte la salle où le poëte lit ses vers, et fait manquer le succès. Lucain, blessé dans son amour-propre, ose disputer le prix de poésie à l'empereur ; des juges osent se prononcer en sa faveur. Néron lui interdit la scène et les tribunaux, et le condamne à l'obscurité. On sait le reste, Lucain, exaspéré, se répandit en invectives et en insultes grossières contre César; puis il entra dans la conspiration de Pison. Il s'y comporta avec une jactance et une témérité sans égales, ne cessant de déclamer contre les tyrans et de glorifier le tyrannicide, jusqu'au jour où, la conspiration étant découverte, il tomba aux pieds de Néron, s'abaissa aux plus viles prières, et, pour obtenir la vie sauve, alla jusqu'à dénoncer sa propre mère, espérant toucher parla un prince parricide. Il n'obtint rien que le choix du genre de mort, et il mourut en déclamant ses propres vers. Il n'avait que vingt-six ans.
Tel est le personnage. Voyons l'oeuvre. Elle est inachevée. Le dixième livre, qui est le dernier, est incomplet ; et il est bien difficile de suppléer ce qui manque. Jusqu'où Lucain avait-il poussé le récit des événements qui font le sujet de son poëme, on ne sait ; et à vrai dire, c'est là le principal défaut de l'oeuvre. Elle manque d'unité : le but ne se dessine point dès les premiers vers.
Mais je reviendrai sur ce point. Je voudrais laisser de côté toutes les critiques purement littéraires qui ont été faites de la Pharsale : c'est d'un intérêt bien médiocre pour nous que d'examiner jusqu'à quel point cet ouvrage est conforme aux lois de l'épopée, si c'est une épopée, s'il est permis de choisir un sujet purement historique, de supprimer le merveilleux, etc., etc. Voyons, non ce que Lucain eût dû faire pour se conformer aux règles de la poétique, mais ce qu'il a voulu faire.
Il s'est proposé d'écrire en vers le récit des événements qui donnèrent à César la première place dans Rome : son poëme a pour titre la Pharsale, mais il embrasse l'histoire de tous les faits importants qui ptécédèrent et suivirent cette bataille mémorable. Après avoir présenté les deux adversaires, il montre César franchissant le Rubicon et donnant le premier le signal de la guerre civile. Dans le tumulte qui suit cette première violation des lois, Brutus et Caton restent seuls inébranlables, et se rangent sans hésiter du côté des lois. La guerre éclate ; le poëte en suit les diverses péripéties en Italie, à Brindes, à Dyrrachium, à Marseille, en Espagne, en Afrique, et enfin en Epire, où se livre le combat suprême. Pompée vaincu va demander un asile au roi d'Égypte qui l'égorge lâchement. César arrive à Alexandrie : une révolte éclate contre lui. Ici s'arrête le poëme. Ainsi que je le disais, on ne voit point où l'auteur se fût arrêté : il semblait que la mort de Pompée fût la fin naturelle de l'ouvrage.Mais peut-être Lucain l'aurait-il mené jusqu'à la mort de Caton à Utique, c'est-à-dire jusqu'à la défaite du parti républicain.
Cette sèche et incomplète analyse suffit cependant à indiquer le caractère général de la Pharsale. Quoi qu'on en ait dit, ce n'est pas une tentative inouïe et téméraire que d'avoir choisi pour sujet d'un poëme des événements et des personnages presque contemporains. Sans parler de Naevius et d'Ennius qui dans les Puniques et les Annales avaient donné l'exemple, nous voyons que parmi les contemporains de Cicéron et de Virgile plusieurs poëtes avaient fait choix de tel ou tel événement considérable de l'histoire de Rome pour le célébrer en vers. Cette question préjudicielle écartée, voyons quelle est l'exécution de l'oeuvre.
C'est surtout dans les trois ou quatre dernières années de sa vie que Lucain se renferma dans la composition de la Pharsale. On le comprend sans peine : les tribunaux, le théâtre, les concours littéraires et jusqu'à un certain point les lectures publiques devant un nombreux auditoire lui étaient interdits. Il revint alors à son grand ouvrage, et il y jeta à flots ardents les sentiments nouveaux ou ravivés qui bouillonnaient dans son âme. Dans le premier livre il avait inséré un éloge de Néron qu'il ne pouvait effacer, car tout le monde le connaissait, mais le reste de l'oeuvre eut un accent si différent qu'on ne s'explique pas une telle disparate, si l'on ne songe à cette rupture éclatante qui survint entre César et le poëte. Elle eut évidemment pour résultat de rejeter violemment Lucain du côté de ses amis les Stoïciens, et de ranimer en lui cet enthousiasme patriotique que la corruption de la cour eût bientôt étouffé. Si nous nous plaçons à ce point de vue, l'oeuvre s'éclaire d'une lumière nouvelle, nous en comprenons l'inspiration violente, et nous secouons enfin cette équivoque pénible d'un poëte de cour célébrant Brutus et Caton.
Lucain, on se le rappelle, obtint de grands succès dans les écoles des rhéteurs et des déclamateurs et au barreau. Il connut et admira le cénacle où se réunissaient les derniers citoyens de Rome, Thraséas, Helvidius Priscus, Arulénus Rusticus. Enfin, il fut par son oncle et surtout par Cornutus et ses amis élevé et maintenu dans l'admiration de la doctrine stoïcienne. De cette triple inspiration découle son oeuvre.
Quintilien a dit avec beaucoup de raison que Lucain devait être rangé plutôt parmi les orateurs que parmi les poëtes ; non que les facultés poétiques lui manquent, mais elles sont évidemment inférieures chez lui aux qualités oratoires. Il a peu d'invention, mais il se représente vivement les faits ; et il se préoccupe moins de les exposer dans une belle et calme narration, que de les plaider, pour ainsi dire. Il a toujours en effet un adversaire et un client : du premier il critique et condanne tout ; du second il admire et célèbre tout. De là un manque absolu d'impartialité : des efforts presque toujours malheureux pour élever Pompée sur un piédestal qui n'est pas fait pour lui ; et des réquisitoires souvent injustes contre César : mais en revanche, que d'admirables portraits, que de belles scènes !
Qu'on ne s'y trompe pas en effet, la couleur oratoire était plus que la couleur poétique, l'âme même de cette grande époque : les détails fictifs ne pouvaient trouver place dans l'oeuvre qui prétendait la faire revivre : il fallait en tout accepter, sans y ajouter rien, mais s'en pénétrer si profondément qu'on ressuscitât pour ainsi dire ces personnages avec leurs passions, leurs intérêts, leurs crimes et leurs vertus également démésurés. Sur ce point donc, je crois que le poëte était heureusement servi par sa nature, ou, si on l'aime mieux, que son sujet était dans un rapport exact avec ses facultés.
L'esprit du poëme est indiqué nettement dans les deux premiers vers : Lucain chante la guerre civile qui se dénoua à Pharsale, et, ajoute-t-il, le triomphe du crime (jusque datum sceleri). C'est donc bien un poëme républicain, qu'on me permette ce mot, que je vais expliquer.
Virgile raconte les origines héroïques de Rome, et absorbe pour ainsi dire toute sa gloire dans le dernier descendant d'Énée, César Auguste. Son poëme est à la fois national et monarchique. Malgré un bel éloge de Caton jeté en passant, on sent que le poëte est du parti de César dont il célèbre l'héritier comme une divinité tutélaire. C'est à un point de vue absolument opposé que se place Lucain. Son héros, c'est Pompée, non qu'il absorbe en celui-ci Rome tout entière ; il dit formellement : « La république n'est pas du parti de Pompée, c'est Pompée qui est du parti de la république. » (Non Magni partes, sed Magnum in partibus esse.) Mais enfin Pompée fut le représentant de la légalité audacieusement violée par César, Pompée avait pour lui l'autorité du sénat, l'appui de tous les gens de bien. Ainsi il s'imposait nécessairement au poëte, et, par contre, César était à ses yeux le perturbateur de la paix publique, le contempteur de la justice et du droit. C'est ainsi évidemment que les Thraséas et les Helvidius Priscus appréciaient ces événements : plus d'une fois Lucain les avait entendus gémir sur la grande catastrophe qui livra l'empire à César, prépara le principat d'Auguste et les règnes honteux et sanglants d'un Tibère, d'un Caligula, d'un Claude et d'un Néron. Cette histoire douloureuse qu'ils refaisaient souvent, il la vit se dérouler devant lui. toute brillante des sombres couleurs dont la revêtait l'austère douleur de ces grands citoyens ; et c'est sous leur inspiration qu'il retrouva l'énergie de la Rome républicaine dans un temps où la Rome monarchique blessait les regards et la conscience de tout honnête homme.
A ces deux éléments du poëme, l'élément oratoire et l'élément républicain, il faut joindre le stoïcisme. L'inspiration de cette noble doctrine est plus sensible encore dans l'oeuvre que celle de l'éloquence et du patriotisme. Les événements tout récents ne comportaient guère ce qu'on appelle le merveilleux, c'est-à-dire l'intervention de divinités passionnées dans les affaires des hommes ; mais la doctrine stoïcienne rejetait absolument ces fables des poëtes, comme indignes de la majesté souveraine. De plus, elle n'admettait pas que l'homme eût besoin d'une suggestion étrangère, fût-elle divine, pour se conduire dans la vie ; il ne doit qu'à lui-même sa vertu, seul il est responsable des moindres infractions à la loi morale.
Ainsi pas de dieux mêlés à l'action de la Pharsale. Rien qu'un vers insolent et superbe à l'adresse de ces dieux qu'adore le vulgaire et à qui il se plait à attribuer les grands événements qui frappent ses yeux. Les choses humaines sont régies par des lois naturelies ; il n'est pas de phénomène qui n'ait son explication scientifique ou historique. Un poëte vulgaire n'eût pas manqué de faire reparaître ici l'éternelle ennemie des Troyens et des Romains, l'implacable Junon ; le ressentiment de la déesse eût occasionné cette redoutable guerre civile qui pouvait être la ruine de Rome. Lucain explique par des causes naturelles cette lutte suprême : l'antagonisme de deux hommes qui veulent être tous deux à la tête de l'État ; mais surtout, ce qu'il appelle les semences publiques de la guerre : cette corruption générale, ce mépris des anciennes lois, des anciennes moeurs, de l'ancienne liberté, le goût du luxe, le désir de dominer, tous les vices enfin qui devaient être les plus cruels ennemis de la république et les auxiliaires de la monarchie. Les dieux disparaissant, les hommes sont plus grands; ils occupent toute la scène et la remplissent. Mais celui qui attire et retient les regards, celui en qui l'âme de la Rome antique vécut, c'est Caton. Qu'on lise les paroles qu'il prononce après la mort de Pompée : comme il assigne bien sa place à ce faux grand homme, le plaçant bien au-dessous des citoyens d'autrefois, mais le déclarant utile dans le triste siècle où il a vécu. C'est en Caton que la doctrine stoïcienne porte d'elle-même le plus beau témoignage. Il y a en elle certains côtés éminemment favorables à la haute poésie et à la haute éloquence : rien de plus élevé et de moins aride que cette belle idée de l'unité du genre humain, de l'égalité des hommes fondée sur l'identité de nature, fondement sur lequel reposait cette cité universelle que nous avons trouvée déjà dans Sénèque. Elle est aussi dans la Pharsale.
On se rappelle aussi la triste parole de Sénèque à Caton, lui reprochant de s'être mêlé à ces fous furieux qui se disputent cette chose méprisable, l'empire du monde. Quelle plus haute idée Lucain se fait de la vertu ! L'exemple de Thraséas, qu'il a sous les yeux, lui apprend que l'homme de bien ne peut ni ne doit rester indifférent aux épreuves de la patrie. Aussi lorsque Brutus vient consulter Caton sur le parti qu'il faut prendre, Caton répond : la guerre civile, je l'avoue, ô Brutus, est le pire de tous les crimes, mais partout où les destins m'entraîneront, sereine suivra ma vertu Non, je ne m'arracherai pas de toi, ô Rome ; je t'embrasserai mourante ; je m'attacherai, ô liberté, à ton doux nom, et jusqu'à ton ombre vaine. « Tous ces nobles sentiments, toutes ces grandes pensées, ce n'est pas un dieu qui les a mis en Caton, il n'a pas besoin de consulter l'oracle pour savoir ce qu'il doit faire ; c'est en lui-même qu'il trouve la règle de sa conduite. Ainsi le poëte stoïcien aboutit à la même conclusion que le philosophe : l'idéal est déplacé, c'est dans l'homme qu'il est descendu.
Lucain a eu ses admirateurs passionnés, surtout chez les Français, qui ont le tempérament oratoire. Montaigne en faisait grand cas, et Corneille en était ravi. C'est qu'il est toujours porté au grand, qu'il a de l'éclat et du feu. Ce ne sont pas des qualités si vulgaires qu'on puisse les dédaigner. On parle de déclamation, d'emphase, de mauvais goût ; il serait absurde de nier tout cela ; mais Lucain est mort à vingt-six ans, et ses défauts sont surtout des défauts de jeunesse. Son style est forcé, mais c'est un style, et n'en a pas qui veut. Sa versification vise trop à l'effet, mais l'effet produit est souvent admirable. Il n'a pas de mesure, il ignore l'art délicat des nuances ; mais les esprits violents l'ont toujours ignoré. Le plus sérieux reproche que l'on puisse lui adresser, c'est la monotonie. Il est toujours tendu, je dirai même raide. Les figures de femmes qui traversent son poëme n'ont pas jeté la moindre douceur sur l'oeuvre; la note ne change point; ces femmes deviennent aussitôt d'impassibles stoïciennes : telles les voyait Lucain dans la maison de Thraséas, silencieuses, tristes, énergiques et comme portant d'avance le deuil d'un père ou d'un époux. Il a écrit en vers l'histoire d'un temps misérable, et il l'a écrite dans un temps plus misérable encore. Mais il ne connaît point l'attendrissement qui est une défaillance; il donne à tous les personnages cette inflexible rigidité du devoir, et l'attitude du mépris pour la force qui triomphe du droit. L'homme n'a pas cette froide impassibilité ; il peut avoir ce qu'on appelle des principes sans être une théorie. Mais la pitié n'existait pas pour les stoïciens. Ils ne savaient plaindre ni les autres ni eux-mêmes.

§ IX.

PERSE.

Je veux, après Sénèque et Lucain, donner sa place à un poëte qui mourut avant eux, mais qui était beaucoup plus jeune que le premier et de quelques années à peine plus âgé que le second. C'est Perse. Stoïcien, comme eux, il représente pour nous le côté le plus intéressant de cette grande doctrine, dont Sénèque et Lucain furent les interprètes parfois téméraires, souvent peu dignes ; sa vie est en rapport exact avec les principes qu'il a adoptés ; pas une contradiction, pas une défaillance, pas un acte équivoque. Sa poésie aussi est toute stoïcienne, non-seulement par la pureté et l'élévation, mais aussi par l'effort pénible, la tension douloureuse.
Perse (Aulus Persius Flaccus) est né l'an 787 (34 apv. J.-C.), et il est mort à vingt-huit ans, l'an 815 (62 ap. J.-C.). Il appartenait à une famille équestre distinguée, vraisemblablement originaire d'Étrurie et de Volaterra ; c'était dans les provinces et surtout dans ce pays grave et religieux que les vieilles moeurs avaient encore des représentants. Elevé avec le plus grand soin par sa mère Fulvia Sisennia, il vint à Rome à l'âge de douze ans pour y achever ses études. Là, il eut pour maîtres le grammairien Palémon et le rhéteur Virginius Flavus, une des futures victimes de Néron. Parmi ses condisciples, il compta le poëte Lucain. Mais l'enseignement qui saisit cette âme pure et profonde, ce fut celui de la famille d'abord, et, en dernier lieu, celui du stoïcien Cornutus. Sa famille comptait parmi ses membres Thraséas et Helvidius Priscus, c'est-à-dire ce qu'il y avait alors de plus honnête et de plus courageux dans tout l'empire.
Les femmes participaient à cet héroïsme ; la fameuse Arria leur en avait donné l'exemple sous Tibère ; la seconde Arria allait le suivre, et la jeune Fannia, fille de Thraséas, femme d'Helvidius Priscus, grandissait dans les mêmes sentiments. Voilà le milieu dans lequel se forma cette âme naturellement portée aux choses d'en haut. Jeune, beau, riche, il ne songea pas un seul instant à imiter la triste jeunesse d'alors, qui portait dans les dissipations de tout genre l'ardeur qu'elle eût mieux aimé consacrer au service de la patrie : il avait une pudeur virginale, dit son biographe; et il était comme nourri d'héroïsme. Thraséas, son parent, l'aimait tendrement, et souvent même se faisait accompagner par lui dans ses voyages. Mais il ne semble pas qu'il ait essayé de pousser le jeune homme vers la vie publique. Thraséas ne sentait que trop que cette délicate nature n'eût pu se plier aux dures nécessités des temps. Enfin, dès l'âge de seize ans, il fit choix d'un maître dont il ne se sépara plus : ce fut l'austère Cornutus, qui devint comme son père et le directeur de son âme. Les vers que lui adresse le poëte sont les plus touchants, les seuls touchants qu'il ait écrits : l'âme toujours tendue s'est comme oubliée dans une effusion de tendresse.
Telle est cette douce figure de Perse : elle attire, par un charme mélancolique. Ce beau jeune homme qui vécut si pur, si loin des vilenies de ce temps misérable, dans la société des derniers grands citoyens de Rome, entouré de ces nobles femmes prêtes à accompagner au supplice leurs époux, et toujours suivi de ce grave stoïcien qui brava Néron en face et mourut dans l'exil, exerce sur l'imagination une séduction véritable. Joignez à cela une santé délicate, un corps languissant que soutient une âme énergique, et cette mort prématurée, qui survient avant que son génie ait pu donner tous ses fruits ; c'en est bien assez pour expliquer la vive sympathie dont il a été l'objet, et l'admiration pieuse en quelque sorte dont on a entouré sa mémoire. Mais il s'en faut que l'oeuvre mérite les mêmes éloges.
Nous ne possédons de Perse que six satires de médiocre étendue : elles ne parurent qu'à sa mort, après avoir été retouchées par son maître Cornutus, et ce fut Césius Bassus, ami de Perse, poëte lyrique estimé alors, qui s'en fit l'éditeur. L'ouvrage n'était pas terminé, ou du moins Perse n'y avait pas mis la dernière main. Les corrections de Cornutus durent porter sur quelques passages trop hardis et qui renfermaient une censure des prétentions poétiques et politiques de Néron encore fort jeune alors. Quoi qu'il en soit, les contemporains admirèrent beaucoup les satires, si l'on en croit le pseudo-Suétone qui a écrit la biographie de Perse ; cependant le nom du poëte n'est éité qu'une fois par Quintilien et par Martial.
Le principal, l'irretriédiable défaut des satires de Perse, c'est l'obscurité. On passerait volontiers condamnations sur certains détails peu clairs, pourvu que l'ensemble se dessinât nettement devant les yeux: mais l'obscurité s'étend à la composition elle-même. Il n'est pas facile de distinguer le véritable sujet de telle ou telle satire ; l'ordre des idées échappe ; souvent même on ne sait si l'auteur garde la parole ou la cède à un interlocuteur : bref, il faut payer chèrement les beautés rares mais réelles qui éclatent dans l'oeuvre. A quoi tient cette obscurité? Il se peut que les éditeurs Cornutus et Césius Bassus aient cherché à voiler l'expression de quelques passages trop hardis : mais, comme l'a fort judicieusement remarqué Bayle, Perse est toujours obscur, même quand il expose des maximes morales d'une incontestable évidence et qui ne pouvaient être dangereuses à leur auteur. L'obscurité est donc chez lui comme un vice naturel. Ce vice est le produit de la solitude et de la doctrine.
Perse ne se mêla point aux hommes: renfermé dans le petit cercle de parents et d'amis qui suffisaient à son âme, il n'a pas vu cette forte lumière qui se dégage du spectacle des hommes et des choses, et renvoie pour ainsi dire au poëte ses propres idées et ses sentiments, revêtus d'une couleur plus chaude. Que sait-il des passions et des misères morales ce jeune homme qui essaye d'en tracer un tableau? Ce que lui en ont appris les manuels des stoïciens, les conversations chastes et réservées de ses parents, c'est-à-dire, la face purement extérieure.
Il sait ce qui est bien, ce qui est mal, en quoi consistent la véritable liberté, le véritable bonheur, la véritable piété; mais le poëte n'est pas un théoricien, et le satirique gagnera plus à la vue des turpitudes humaines qu'à la contemplation des principes de la sagesse. Il lui manque donc l'expérience: il n'a pas éprouvé les troubles des passions, il n'en a pas été le témoin. De là, du vague dans ses peintures, une grande indécision. Joignez à cela la doctrine elle-même dans laquelle il s'est comme barricadé, rude et saine doctrine, que nul n'admire plus que moi, mais qui ne peut se plier aux douces exigences de la poésie. Le stoïcien est un homme dont l'âme est toujours tendue, dont la raison est toujours droite, rigide, inflexible, qui vit dans un effort incessant: au dedans de lui-même il sent l'ennemi qui guette sa proie, ce sont les passions, il prétend les anéantir. Au dehors, il sent toutes les misères, tous les périls attachés à la condition humaine; il se roidit contre eux d'avance, d'avance les brave, et reste libre. Cette vie de lutte continuelle contre le dehors et le dedans, c'est la mort de l'imagination. Le poëte satirique est un homme indigné qui épanche sa colère : le stoïcien est inaccessible à la colère; il a un froid dédain pour les misères de ses semblables, mais rien ne trouble la sérénité de son âme.
Voilà ce qui donne à l'oeuvre de Perse cette couleur indécise, ce je ne sais quoi de roide et de heurté. Ne cherchez point ici la verve impétueuse de Lucilius. Perse n'a pas cette flamme qui brûle le coeur; de plus, il tourne et retourne sans cesse sa pensée, cherchant à retrancher la moindre superfluité, à condenser l'expression jusqu'aux dernières limites de la concision, qu'il dépasse souvent. Oeuvre laborieuse, où l'on sent bien l'homme qui se ronge les ongles jusqu'à la chair, comme il le dit lui-même, pour conserver cette sobriété rigide, cette attitude grave du sage qui frappe sans s'émouvoir.
La première satire de Perse a pour sujet, les prétentions des gens de lettres de son temps. C'est une critique fort obscure pour nous qui n'avons pas les originaux sous les yeux, de certains poètes contemporains, et probablement de Néron lui-même. On ne voit pas bien quelles sont les théories littéraires de l'auteur. Il semble railler les amateurs d'archaïsmes et continuer la guerre d'Horace contre les admirateurs de la vieille littérature nationale. Peu d'originalité et de relief. La deuxième satire est bien supérieure. Elle a pour sujet la prière. C'est une invective énergique contre ces dévots qui demandent aux dieux des biens fragiles, dangereux, ou qui se flattent de les corrompre par leurs présents. Ce sujet était presque un lieu commun. Sénèque l'a traité avec son éloquence éclatante, et Juvénal en a tiré l'admirable satire dixième. Perse s'est borné à soixante-quatorze vers, dont les derniers sont d'une belle venue et d'un souffle élevé. Je les cite « 0 coeurs penchés vers la terre, oh! que vous êtes vides des pensées d'en haut ! Quelle idée que celle de porter nos préjugés dans les temples, et de juger de ce qu'il plaît aux dieux d'après les convoitises abjectes de notre chair! La chair! oui, c'est elle qui, pour son usage, fait dissoudre la cannelle dans le suc corrompu de l'olive, et bouillir les toisons de la Calabre dans la pourpre profanée. C'est pour elle que l'on détache la perle du coquillage et que du sein vierge de la terre on extrait le métal pour le condenser en lingots brûlants. Oui, c'est la grande coupable : au moins ses corruptions sont pour elle une jouissance. Mais les dieux!... prêtres, dites-le moi, que font-ils de votre or? Ce que fait Vénus de la poupée que lui offre une petite fille. Ne pourrions-nous pas plutôt donner aux dieux une offrande que le descendant chassieux du grand Messala ne leur présentera jamais sur ses plats d'or: je veux dire une âme affermie dans les sentiments de la justice et du droite un coeur qui ne cache en ses replis, aucune pensée mauvaise, un caractère auquel l'honneur a donné sa généreuse trempe? Oh ! puissé-je apporter au temple pareille offrande, et avec cela le plus simple gateau suffira à la divinité. »
La troisième traite de la paresse. La quatrième est dirigée contre la vanité présomptueuse de ceux qui prétendent diriger les affaires publiques. C'est un ressouvenir du premier Alcibiade de Platon : on suppose que le poëte avait en vue le jeune Néron. Cette satire renferme des détails d'une crudité dégoûtante. La cinquième traite de la véritable liberté. C'est de beaucoup la plus parfaite, mais, à vrai dire, ce n'est pas une satire. C'est un épanchement tendre du disciple de Cornutus dans le sein de son maître. Dans la dernière partie seulement le poëte met en scène ceux qu'il représente comme les esclaves de quelque passion qui les tyrannise, la cupidité, l'amour, l'ambition. La sixième a pour sujet l'avarice ou plutôt contre l'emploi qu'on fait de son argent. Si l'on lisait les satires de Perse pour se faire une idée exacte des moeurs des Romains au temps de Néron, on serait déçu. Rien ne ressemble moins à Juvénal que Perse.
Le premier voit, sent et rend ce qu'il a vu et senti. En grand poëte qu'il est, il fuit l'abstraction, et peint des types vivants. Rarement il mêle à ses tableaux une théorie morale ; mais ses tableaux sont un enseignement. J'ai dit pourquoi Perse ne voyait-point ainsi : il avait rarement les yeux braqués sur le monde extérieur. Au fond; les vices et les ridicules qu'il censure, il ne les considère que d'une façon abstraite, et comme une déviation à cette fameuse ligne droite des stoïciens, à la raison pure. De nuances, de distinctions, de gradations, il n'en faut pas chercher en lui ; pour les stoïciens toutes les fautes sont égales. De là, le manque de souplesse, de mesure et partant de vérité. Je ne vois dans ces satires qu'un seul type vivant : c'est une esquisse rapidement jetée, mais le personnage a été vu et senti. Peut-être s'attendait-on parfois dans les conversations du soir qui réunissaient la famille de Thraséas, à le voir entrer tout à coup, le glaive à la main, ou porteur d'une sentence de mort. Ce personnage, c'est l'épais centurion, le collaborateur de César, qui au corps de garde s'essaye à railler lourdement les nobles sénateurs stoïciens, en attendant qu'il reçoive l'ordre de les égorger, ou leur signifie l'ordre de se tuer eux-mêmes. Le voici. « Ici quelqu'un m'arrête : c'est un vieux bouc de centurion. » En fait de philosophie, dit-il, j'ai ce qu'il me faut. Je ne tiens pas à devenir un Arcésilas, un de ces Solons moroses, toujours la tête basse, l'oeil fixé à terre, toujours grognant entre leurs dents et rageant en silence, ces gens qui, la lèvre en avant, ont toujours l'air d'y peser leurs mots, ruminant sans cesse quelque radotage de vieux malade: «Que de rien ne nait rien, que rien ne retourne au néant. Et c'est là ce qui te rend blême, c'est là ce qui te coupe l'appétit? A ces mots hilarité universelle, et là-dessus nos militaires, des gaillards bien nourris, ma foi ! partent tous d'un éclat de rire convulsif qui leur plisse le nez (1). »

(1) Sat., III et aussi Sai., V, derniers vers.

§ X.

PÉTRONE.

Sénèque, Lucain, Perse, sont comme une protestation contre les turpitudes de la cour de Néron, protestation éloquente souvent et amère, souvent aussi déclamatoire et excessive, comme il arrive d'ordinaire, quand on n'a pas été mêlé aux événements ou qu'on y a été compromis.
Que dire d'un autre écrivain, qui mourut la même année que Lucain, sur l'ordre de Néron, comme lui, et qui a laissé un ouvrage dont on n'est pas encore parvenu à bien déterminer le caractère et le but ? Cet écrivain est Pétrone. On croit généralement que l'auteur du livre intitulé Satyricon, est le même que le personnage à qui Tacite a consacré deux chapitres du seizième livre de ses Annales : les voici.
« Pétrone (Publius ou Caius Petronius Arbiter) consacrait le jour au sommeil, la nuit aux devoirs et aux agréments de la vie. Si d'autres vont à la renommée par le travail, il y alla par la mollesse. Et il n'avait pas la réputation d'un homme abîmé dans la débauche comme la plupart des dissipateurs, mais celle d'un voluptueux qui se connaît en plaisirs. L'insouciance même et l'abandon qui paraissaient dans ses actions et dans ses paroles, leur donnait un air de simplicité, d'où elles tiraient une grâce nouvelle. On le vit cependant proconsul en Bithynie et ensuite consul, faire preuve de vigueur et de capacité.
Puis retourné aux vices ou à l'imitation calculée des vices, il fut admis à la cour parmi les favoris de prédilection. Là, il était l'arbitre du bon goût ; rien d'agréable, rien de délicat pour un prince embarrassé du choix que ce qui lui était recommandé par le suffrage de Pétrone. Tigellin fut jaloux de cette faveur : il crut avoir un rival plus habile que lui dans la science des voluptés. Il s'adresse donc à la cruauté du prince contre laquelle ne tenaient jamais les autres passions, et signale Pétrone comme ami de Scévinus: un délateur avait été acheté parmi ses esclaves, la plus grande partie des autres jetés dans les fers, et la défense interdite à l'accusé.
«L'empereurse trouvait alors en Campanie, et Pétrone l'avait suivi jusques à Cumes où il eut l'ordre de rester. Il ne soutint pas l'idée de languir entre la crainte et l'espérance, et toutefois il ne voulut pas rejeter brusquement la vie. Il s'ouvrit les veines, puis les referma, puis les ouvrit de nouveau, parlant à ses amis et les écoutant à leur tour mais dans ses propos rien de sérieux, nulle ostentation de courage; et de leur côté point de réflexions sur l'immortalité de l'âme et les maximes des philosophes. II ne voulait entendre que des vers badins et des poésies légères. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d'autres; il sortit même, il se livra au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, parût naturelle. Il ne chercha point, comme la plupart de ceux qui périssaient, à flatter par son codicille ou Néron, ou Tigellin, ou quelque autre des puissants du jour. Mais sous les noms de jeunes impudiques et de femmes perdues, il traça le récit des débauches du prince, avec leurs plus monstrueuses recherches, et lui envoya cet écrit cacheté ; puis il brisa son anneau, de peur qu'il ne servît plus tard à faire des victimes. »
Tel est le personnage : c'est lui, selon toute vraisemblance, qui est l'auteur d'un ouvrage dont aucun modèle n'existait avant lui. Jusqu'au milieu du dix-septième siècle, on n'en possédait que des fragments plus ou moins importants, lorsqu'on en découvrit en 1662 un morceau considérable qui forme l'épisode qu'on appelle le festin de Trirnalcion. Le livre est un roman, j'ajoute, un roman obscène et satirique. Je croirais sans peine que la première idée du Satiricon fut inspirée à Pétrone par les romans grecs, connus sous le nom de Fables Milésiennes et dont un certain Aristides de Milet fut l'inventeur. Ces récits, d'une rare licence à ce qu'il paraît, obtinrent grande faveur à Rome dans les derniers temps de la république. Crassus, dans son expédition contre lesParthes, emportait avec lui ces singulières productions, et les principaux officiers de son armée faisaient comme lui. Il se trouva même un érudit romain pour les traduire, c'est Sisenna. Mais Pétrone ne fut pas un traducteur, ni même un imitateur ; l'oeuvre est toute romaine: elle a un nerf et une amertume qui n'ont rien d'attique ni d'héllénique. Les Grecs ont peut-être autant d'esprit, mais ils n'ont pas cette vigueur de pinceau.
L'analyse du Satiricon est impossible : on ne peut même donner une idée des aventures qui y sont rapportées, ni des héros qui y figurent. Il y a là un mélange de cette crudité romaine que rien ne rebute, et de cette élégante corruption grecque qui jette des fleurs sur la boue. C'est à Naples et à Crotone, que se passent les principales scènes du roman: mais il n'est pas difficile de retrouver la Rome impériale dans la peinture que fait l'auteur de ces villes de province. Un côté des moeurs romaines semble l'avoir surtout frappé, la poursuite des héritages : c'était là en effet une des plaies les plus graves de la société d'alors. Le mariage était non-seulement méprisé, mais regardé comme la pire des spéculations. Un père de famille ayant dans ses enfants des héritiers naturels, nul ne faisait attention à lui ; un vieux célibataire au contraire était choyé et caressé de tous ; chaque jour il faisait et refaisait son testament, attirait les petits soins, les prévenances, les cadeaux, et souvent en mourant dupait ceux qui avaient cru s'assurer son héritage. Les trois aventuriers dont Pétrone raconte les prouesses s'associent pour exploiter les captateurs de testaments : un vieux poëte ruiné joue le rôle de vieillard sans enfants, fort riche, mais gêné pour le moment; il n'a sauvé d'un naufrage terrible que deux esclaves, ses compères. Il attend chaque jour l'envoi de sommes considérables. Aussitôt les offres de service pleuvent sur lui : on prodigue au misérable les plus viles complaisances. Voici le portrait que trace l'auteur des moeurs Crotoniates. « Si vous êtes commerçants, si vos spéculations n'ont d'autre base que la probité, renoncez à votre dessein, cherchez fortune ailleurs. Mais si vos moyens sont d'un ordre plus relevé, plus distingué, si vous avez le coeur de bien mentir, allez, vous vous enrichirez ici. Dans notre ville on ne fait nul cas des dons du génie; l'éloquence y est dédaignée, la sobriété, la pureté des moeurs n'y ont aucun succès, les gens du pays sont divisés en deux classes : des dupes et des fripons. Ici on n'élève point d'enfants; l'homme qui a des héritiers naturels, on ne l'invite ni à dîner ni au spectacle : tous les plaisirs lui sont refusés, il est réduit à cacher son ignominie. Mais quand on ne s'est jamais marié, quand on n'a pas de proches parents, on parvient aux plus brillants honneurs. Un célibataire, c'est un héros, le seul brave, le seul honnête homme. Vous allez voir une ville qui ressemble à une grande plaine en temps de peste : il n'y a que des cadavres et sur les cadavres des corbeaux. Mes amis, voilà ce que je cherche, dit Eumolpe, voilà justement la société qui me convient. »
L'épisode du festin de Trimalcion, qui forme près de la moitié de l'ouvrage, est une des plus remarquables productions de la littérature romaine. Quel est ce Trimalcion ? A certains traits (1) il est impossible de méconnaître cet empereur grotesque que Sénèque avait déjà bafoué dans L'Apocoloquintose, Claude.

(1) Claude porta un édit pour permettre à sa table les flatus ventris. Trimalcion va plus loin encore.

Mais la physionomie du personnage a un bien autre relief : vous retrouvez en lui la jactance et la bassesse du parvenu, un étalage de mauvais goût, quelque chose comme Turcaret en goguette, fier du luxe dont il éblouit ses hôtes, et plein de mépris pour eux, ayant toujours à la bouche sa propre histoire, c'est-à-dire le génie qui lui a valu cette opulence ; car Trimalcion ne rougit pas de sa basse extraction, elle le remplit d'orgueil : ne lui a-t-il pas fallu déployer des facultés extraordinaires pour parvenir à la splendeur de sa fortune présente ? Quelles facultés ? L'auteur nous le dit à la fin. Trimalcion a débuté dans la vie par les plus vils et les plus déshonorants métiers. L'argent que lui a rapporté cette industrie, il l'a appliqué au négoce ; il a équipé des vaisseaux, il s'est enrichi par le trafic; puis les successions sont venues, car il n'a pas d'enfants. Il est à cette heure tellement riche qu'il ne sait pas lui-même le chiffre de sa fortune ; il y a telle propriété qu'il possède depuis six mois, et que son intendant n'a pas encore eu le temps d'inscrire sur ses livres ; parmi le peuple de ses esclaves, il n'y en a pas la dixième partie qui le connaisse. Tel qu'il est, il n'est pas fier, il reçoit à sa table le premier venu, nos coureurs d'aventures par exemple. Seulement il leur dit : « Goûtez bien ce vin qui a cent années, hier, on n'en but pas d'aussi bon à ma table, et pourtant j'avais meilleure compagnie » (honestiores caenabant). Le festin d'un luxe insensé et profondément ridicule est égayé par une foule d'intermèdes. Trimalcion veut même qu'il y ait de la philologie entre chaque service. Il a soin de faire admirer l'ordonnance du repas, l'art de ses cuisiniers, et surtout les coupes où l'on verse les vins délicats. A ce propos, il fait montre d'érudition. Il raconte qu'Annibal après la prise de Troie fit jeter au feu toutes les.statues d'airain, d'or et d'argent, et que de leur fusion résulta le fameux bronze de Corinthe. Seul il en est propriétaire. Le travail de ces coupes est merveilleux : l'une d'elles représente Cassandre égorgeant ses enfants ; l'autre Dédale enfermant Niobé dans le cheval de Troie. Un esclave déclame des vers de l'Iliade. Il les explique aux convives : « Diomède et Ganymède étaient frères; Hélène était leur soeur; Agamemnon l'enleva, et mit à sa place la biche de Diane. Homère raconte les combats des Troyens et des peuples du Latium. Agamemnon fut vainqueur et consentit qu'Achille épousât Iphigénie, ce qui mit, comme vous l'allez voir, Ajax en fureur. » Puis au milieu de toutes ces folies de l'orgueil et de la débauche, la pensée de la mort qui intervient : tandis que les coupes circulent, au milieu de l'ivresse, un esclave pose sur la table un squelette d'argent. Malheureux! malheureux que nous sommes, s'écrie Trimalcion, tout l'homme n'est que cc néant ! ainsi nous serons tous, quand l'Orcus nous emportera. Vivons donc, tant que nous pouvons jouir ! » Il a du reste déjà commandé son tombeau, construit sur des dimensions colossales avec des inscriptions dignes de lui. Mais, en mourant, il affranchira tous les esclaves. « Les esclaves aussi sont des hommes : ils ont bu le même lait que nous, et si une mauvaise destinée pèse sur eux, cependant, de mon vivant ils boiront l'eau de la liberté. Du reste par mon testament je les affranchis tous. » J'en aurai fini avec Pétrone lorsque j'aurai mentionné les deux seuls passages que relèvent d'ordinaire les critiques dans son livre : l'un est relatif aux rhéteurs, l'autre aux poëtes. Dans le premier, Pétrone semble reprocher aux déclamateurs la ruine de l'éloquence. En exerçant les jeunes gens sur des sujets fictifs, ils ne les préparent en rien aux luttes sérieuses du barreau ; de plus, ils ont introduit le goût de cette éloquence orientale, excessive, chargée de couleurs fausses, qui est aujourd'hui à la mode. Rien de plus juste ; mais le rhéteur Agamemnon répond avec une certaine raison que l'enseignement a été vicié par le goût du jour, que les parents exigent qu'on apprenne à leurs enfants, non ce qui est bien, mais ce qui réussit dans le moment : de plus ils veulent que les études ne durent pas longtemps, que le jeune homme soit de bonne heure mis en état de gagner sa vie, de réussir dans le monde. Tout cela est encore vrai; donc la conclusion de Pétrone serait que le mal est irremédiable : pour moi, j'en suis persuadé, comme je crois aussi qu'il en prenait fort bien son parti Épicurien, sceptique, homme d'esprit, il voyait, jugeait, mais quant à s'indigner ou à gémir, il en était bien incapable.
Ergo vivamus, dum licet esse bene. La devise de Trimalcion est la sienne : il y joindrait volontiers celle-ci, non moins célèbre :
Et sinamus mundum ire quomodo vadit. (Et laissons aller le monde comme il va.)
L'autre passage semble une allusion directe à la Pharsale. Le poète Eumolpe refait le début de l'oeuvre de Lucain. Ce qu'il reproche à celui-ci, c'est de n'avoir pas distingué l'histoire de la poésie. Il fallait relever le récit des faits par l'adjonction du merveilleux. Par cette critique, Pétrone se rattache à l'École virgilienne ; c'est tout ce qu'il a conservé des anciennes traditions, car c'est bien un homme de son temps. Il l'est surtout par sa langue qui est belle, pure et forte, plus précise que celle de Sénèque, avec moins d'éclat, mais plus de souplesse peut-être.

CHAPITRE II

Juvénal. — Martial. — Stace. -Silius Italicus. — Valerius Flaccus.

§ 1.

Les règnes détestables de Claude et de Néron virent naître un certain nombre d'écrivains doués de talents remarquables, mais sur qui pesèrent cruellement les misères de cette triste époque. Juvénal, Martial, Stace, Silius Italicus, Valerius Flaccus n'étaient pas des poëtes méprisables, bien qu'il faille mettre les deux premiers bien au-dessus des autres; les deux Pline, Quintilien viennent immédiatement après les plus grands; quant à Tacite, il faut lui faire une place à part. Il est en dehors et au-dessus de ses contemporains; peut-être même au-dessus de Salluste et de Tite-Live. Étudions d'abord les poëtes, et, parmi eux, ceux qui nous présenteront un tableau fidèle de cette société romaine devenue la proie duprincipat et des vices qu'il amenait à sa suite. A ce point de vue, Stace n'est pas dépourvu d'intérêt, mais qu'il est pâle et insuffisant auprès de Juvénal et de Martial !
Suivant une biographie fort courte et parfois obscure attribuée à Suétone, Juvénal (Decimus Junius Juvenalis) est né l'an de Rome 795 (après J.-C. 42). Dodwell reporta sa naissance à l'an 791. De sa famille on ne sait rien : suivant Suétone son père ou celui qui l'éleva (incertum filins an alumnus) était un riche affranchi. Il naquit à Aquinum, ville des Volsques. Il vécut plus de quatre-vingts ans, et assista aux règnes de Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus, Domitien, Nerva, Trajan, et mourut sous Adrien. Le pouvoir absolu donnait ses fruits ; et quelques princes honnêtes intercalés parmi des monstres, faisaient mieux sentir encore la dureté de ces temps, où tout dépendait du caprice d'un seul. Juvénal étudia l'éloquence, mais par goût, et sans ambition ; il ne se destinait ni à l'enseignement ni à la vie publique. Jusqu'à l'âge de quarante ans, il se livra à la déclamation. J'ai dit ce qu'il fallait entendre par là. De tels exercices prolongés jusqu'à un âge si avancé indiquent une passion véritable : aussi le poète porta-t-il dans ses vers les habitudes et la couleur oratoires. Presque tous ses contemporains reçurent la même éducation et s'adonnèrent à cette rhétorique vide et ampoulée, puis la portèrent dans des sujets où elle était froide et déplacée : Juvénal (et c'est là une part de son génie) écrivit des satires. La satire est le genre démonstratif en vers. Delà, l'étroite convenance du sujet et du style. Il ne cessa de déclamer que pour commencer d'écrire, et, quand il écrivit, il déclama encore. Suivant toute probabilité, c'est sous Domitien qu'il composa ses premières satires, mais il se garda bien de les lire en public. Elles ne parurent que sous Adrien. L'une d'elles, la septième, renfermait un trait piquant à l'adresse d'un histrion, le pantomime Pâris, une des victimes de Domitien : des courtisans charitables y virent une allusion à un acteur chéri d'Adrien, et le prince envoya le poëte en Égypte à l'âge de quatre-vingts ans, avec le litre de préfet d'une cohorte ; il y mourut bientôt. Que dire des commentateurs, qui ne virent là qu'une aimable plaisanterie: du prince? Il est vrai qu'il eût pu le faire périr à Rome même.
Tel est l'homme. Il s'est tenu en dehors des événements de son temps, non par indifférence, mais par prudence, je dirais même par dégoût, et il a été néanmoins victime d'une de ces cruelles fantaisies impériales auxquelles son obscurité eût dû le soustraire. Quant au poëte, il a été en effet, comme le dit Boileau, « élevé dans les cris de l'école. » A-t-il poussé jusqu'à l'excès sa mordante hyperbole? Qu'on lise Tacite, Suétone, Martial. Voyons l'oeuvre.
Les satires de Juvénal sont au nombre de seize (1), et les grammairiens anciens les distribuaient en cinq livres, division abandonnée depuis.

(1) Otto Ribbeck sur des preuves insuffisantes n'en admet que dix d'authentiques.

La seizième sur les avantages de l'état militaire est d'une authenticité douteuse : elle est cependant fort ancienne, car Servius et Priscien en citent quelques expressions, et l'attribuent à Juvénal. Je vais indiquer brièvement le sujet de chacune de ces satires.
Dans la première, qui est une véritable préface, Juvénal expose les motifs qui le poussent à écrire des satires. Il ne peut contenir sa bile devant les infamies qu'il a sous les yeux ; il faut qu'elle s'épanche. S'il n'a pas de génie, l'indignation lui dictera des vers. « Non, dit-il, non, les siècles à venir n'ajouteront rien à nos dépravations : en fait de passions et de vices, je défie nos descendants de trouver du nouveau. Tout vice est à son comble et ne peut que baisser. Allons, toutes voiles dehors, lançons-nous! »
La deuxième, défectueuse dans sa composition, est une peinture des hypocrites « qui font les Curius et dont la vie est une éternelle bacchanale. » Le poëte y ajoute un tableau des vices des grands, vices qui s'étalaient au grand jour.
La troisième, représente au vif la Rome de Domitien, envahie par les aventuriers grecs, n'offrant aucune sécurité à l'honnête homme pauvre.
La quatrième a pour titre le turbot. C'est le récit de la délibération du Sénat sur la manière dont il fallait faire cuire un magnifique turbot offert à Domitien.
La cinquième est consacrée aux parasites, vieille industrie qui se modifiait suivant les moeurs du jour et la bassesse de ceux qui l'exerçaient.
La sixième, qui n'a pas moins de 661 vers, a pour sujet les femmes.
La septième énumère toutes les misères des gens de lettres.
La huitième a pour sujet la noblesse.
La neuvième est une peinture des débauches romaines.
La dixième est intitulée : les voeux des hommes. Le poëte montre combien ils sont insensés le plus souvent.
La onzième a pour sujet le luxe des festins.
La douzième pourrait avoir pour titre : « l'amitié désintéressée. » Le poëte célèbre le retour de son ami Catulus et offre aux dieux un sacrifice.
La treizième a pour sujet : le remords. La quatorzième traite de l'exemple, de son importance dans l'éducation des enfants. La quinzième est une peinture des superstitions, surtout de celles de l'Égypte.
Enfin, la seizième expose les avantages de l'état militaire. Elle est incomplète, assez froide, et l'authenticité n'en est pas certaine.
Il serait intéressant de connaître la date de la composition de chacune de ces satires ; mais on est réduit sur ce sujet à des conjectures. Suivant toute vraisemblance, ; c'est dans un âge avancé que le poëte écrivit les quatre dernières, peut-être même la huitième sur la noblesse. Il y a en effet moins d'âpreté, une sorte de tristesse plus douce, qui convient mieux à un vieillard. Les autres durent être composées sous Domitien ou peu de temps après. Le ton en est plus amer, il y a plus d'emportement, la déclamation, proprement dite, s'y fait plus sentir. Quoi qu'il en soit, l'histoire de la société romaine sous les empereurs est là. Juvénal a compris et rendu son siècle ; il l'a vu et jugé en homme vertueux, indigné, en bon citoyen. Son témoignage est accablant pour ses contemporains. Encore une fois, je ne puis accepter pour lui le reproche d'exagération : la forme seule est excessive parfois chez lui ; mais Dion-Cassius et Suétone sont les garants de sa véracité. On leur adresserait le même reproche, s'ils n'étaient plats. Demandons-lui donc ce qu'il a vu ; nous examinerons ensuite comment il l'a vu ; quelle est la matière de son livre ; quelle en est la forme ?

§ Il.

POINT DE VUE OU SE PLACE JUVÉNAL

Ce qui constitue l'originalité du poëte satirique, c'est le point de vue auquel il se place pour railler et flétrir les vices qu'il a sous les yeux. S'il vit dans le monde, s'il se pique d'être ce qu'on appelle un honnête homme, de savoir vivre, de garder dans sa mise, son langage, ses moeurs, ce décorum qui distingue les gens bien élevés, de fuir tout excès choquant, sans s'interdire pourtant les voluptés permises, il sera, comme Horace, une sorte de moraliste mondain, qui raille les infractions au code des bonnes manières. Esprit, grâce, vivacité sans emportement : voilà le ton du poëte, qui fuit les grands mots, semble converser avec son lecteur, lui fait doucement son procès, se le fait à lui-même à l'occasion. Comme il ne sent point
Ces haines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses,
il ne s'indigne jamais, n'éclate jamais. Tout autre est Juvénal. Il voit les Romains de son temps comme les aurait pu voir un Curius, un Dentatus. Il les juge et les flétrit au nom des lois antiques abolies depuis quatre cents ans. Il prend volontiers le ton que J.-J. Rousseau prête à Fabricius dans sa fameuse prosopopée. Les moeurs romaines, au temps de la première guère punique, voilà son idéal. Par là, il se rattache à Lucilius : celui-ci a représenté les vices de la civilisation pénétrant à Rome, le vieil esprit de la république s'armant contre eux, disputant vaillamment le terrain. Juvénal les représente vainqueurs, triomphants, ayant libre carrière, ne songeant même plus dans l'enivrement de la victoire au vieil ennemi qui a succombé. Il réveille ce fantôme des antiques vertus, et le dresse menaçant devant la corruption régnante. Dans ces orgies grandioses où les descendants des Scipions et des Métellus se plongeaient, les statues des ancêtres sur leur piédestal de marbre contemplaient l'abaissement de leur postérité. Juvénal prête sa voix à ces témoins muets de tant de turpitudes. Ce n'est plus un contemporain qui parle, c'est un homme d'autrefois qui ne peut supporter ce qu'il a sous les yeux. Quelle force le poëte ne trouve-t-il point dans un tel point de vue !
Mais quelle prise peut-il avoir sur les âmes? Est-il juste d'exiger des sujets de Domitien les vertus des concitoyens de Camille? Le moraliste ne tiendra-t-il aucun compte de toutes les révolutions survenues? La république romaine pouvait-elle s'immobiliser et durer telle qu'elle était au temps de Caton le Censeur? Les changements introduits peu à peu n'étaient-ils pas nécessaires, fatals, et quelques-uns d'entre eux ne sont-ils pas une amélioration? Ne faut-il pas distinguer entre un luxe modéré, utile, et les effroyables prodigalités de quelques fous? Un vêtement chaud, moelleux, élégant même, est-il le signe d'une réelle dépravation? Toutes ces questions et bien d'autres, le philosophe, l'historien les pèsent, les examinent avec soin, non le poëte. Tel n'est point son rôle, telle n'est pas sa vocation. Ce n'est pas un débat contradictoire qu'il ouvre, c'est un réquisitoire qu'il prononce. Il est l'accusateur public. Rien ne trouve grâce devant ees yeux; il repoussera même les circonstances atténuantes. Suivons-le dans son oeuvre.

LA FAMILLE. — LA FEMME.

Ce qu'était la famille romaine dans les premiers siècles de la république, chacun le sait. Pureté, dignité, majesté : voilà son caractère. Que de vertus exigées et obtenues sans peine de la matrone, assise à son foyer, filant la laine et élevant pour la républiqne l'enfant en qui elle voit déjà un citoyen romain et qu'elle vénère dès le berceau ! Quelle gravité dans l'union des deux époux ! Le mariage, indissoluble pendant près de cinq cents ans malgré le droit au divorce, maintient les fortes et pures traditions, recrute l'État d'hommes libres élevés uniquement pour l'État, et s'impose comme une obligation sacrée à tout citoyen. La femme est dans la main du mari ; la loi ne lui confère aucun droit ; c'est une esclave ; mais de quelle vénération elle est entourée ! Elle a sa part dans la majesté du peuple-roi : elle est la divinité du foyer ; elle ne quitte l'austère maison que pour accomplir les rites religieux auxquels est attaché le salut de l'empire. Rien d'impur ne blesse ses regards, n'approche d'elle, ne sort d'elle.
Voyez ce qu'elle est devenue au temps où Juvénal écrit. Il ne recherchera point comment la femme a été peu à peu émancipée par les lois, comment le divorce s'est introduit dans les moeurs, comment le mariage n'est plus qu 'un contrat ou une fantaisie de quelques jours, comment le célibat est devenu à la mode, comment les moeurs inouïes des hommes ont avili les femmes, non ; c'est l'historien qui marquera les étapes de cette dépravation : Juvénal peindra ce qu'il a sous les yeux. Ce n'est plus dans l'intérieur de la maison qu'il faut chercher la Romaine : elle se promène sous les portiques, aux rendez-vous de la galanterie ; elle est au théâtre, où elle s'éprend des mimes, des chanteurs, des joueurs de lyre; elle est au cirque, où elle applaudit le gladiateur ; elle s'attache à lui, pour lui quitte mari, enfants, patrie, avec lui s'embarque pour l'Égypte. D'autres se font gladiatrices : «les voilà qui se frottent d'huile comme les athlètes. Qui ne les a vues tirer au mur, creuser le but à coups d'épée, le heurter du bouclier, observer enfin toutes les règles de l'escrime. » Heureux le mari, quand elle n'éprouve pas la fantaisie de se donner elle-même en spectacle dans l'arène, casque en tête, épée au poing ! La suivrons-nous aux mystères de la bonne déesse? Ces saintes cérémonies sont devenues des orgies monstrueuses. Dans les temples, elle invoque les dieux, elle offre des victimes, consulte les aruspices, pour savoir si la harpe de Pollion remportera le prix aux jeux Capitolins. Chez elle, elle ne sait que faire, défaire et refaire son visage, échafauder sa chevelure. Malheur à l'esclave maladroite qui aura disposé irrégulièrement une boucle rebelle ! « Parmi ces dames, il y en a qui ont des bourreaux à l'année : frappez! dit-elle, et, pendant ce temps, elle se pommade le visage, elle écoute les propos de ses amies, elle examine une étoffe richement brodée d'or. Frappez encore! Et elle parcourt un long journal. Frappez toujours ! Mais les bourreaux n'en peuvent plus. Sors ! crie-t-elle à la victime d'une voix tonnante. Justice est faite. » Ajoutez à ces occupations les pratiques de dévotion, les pèlerinages imposés par les prêtres de Bellone, les immersions dans le Tibre glacé ; puis, les conférences avec les vieilles femmes de Judée, ou les aruspices d'Arménie, ou les sorciers chaldéens, et les fabricants de poisons expéditifs.
Voilà la vie de la dame romaine, voilà du moins ce qu'on en peut dire à un lecteur français. Le reste, il ne le devinera point; il faut le lire dans Juvénal. Demandons-lui d'où vient cette prodigieuse dépravation. Il répond ce qu'aurait répondu le vieux Caton : « Jadis la médiocrité des fortunes maintenait la chasteté de nos Romaines. Le vice n'osait entrer dans ces pauvres demeures ; ce qui l'en repoussait, c'était le travail, les longues cveilles; c'étaient ces mains de femmes, mains laborieuses, durcies à filer les laines d'Étrurie; c'était Annibal aux portes de Rome, et les citoyens debout sur la porte Colline. Nous souffrons aujourd'hui des maux d'une longue paix ; plus terrible que les armes, le vice s'est abattu sur Rome et venge l'univers vaincu. Toutes les horreurs, toutes les monstruosités de la débauche nous sont devenues familières du jour où périt la pauvreté romaine. Ainsi sur nos sept monts se sont installées Sybaris, Rhodes, Milet, et cette folle Tarente, au front couronné de fleurs, aux lèvres humides de vin. C'est l'argent, l'argent immonde, qui le premier importa chez nous les moeurs étrangères ; c'est l'enivrante richesse, le luxe avec ses honteux raffinements qui a brisé notre vieille énergie. » Sa pensée revient sans cesse à ces temps de l'heureuse simplicité, non qu'il poursuive l'effet du contraste, mais parce que son esprit violent ne voit et ne veut que les extrêmes (1).

(1) Voir un très beau tableau des moeurs antiques (Sat. XI, 83-120).

LE ROMAIN.

Voyons maintenant le Romain. Ici, encore, il faudra singulièrement adoucir les traits du tableau : il y a telle satire dont on ne peut même dire le titre. Ce qui maintenait les anciennes moeurs, c'était la vie publique. Le Romain soldat, agriculteur, jurisconsulte, toujours aux armées ou dans les champs, au forum, au sénat, aux tribunaux, était absorbé par ses devoirs de citoyen ; ce que nous appelons aujourd'hui la vie privée était encore l'accomplissement d'un devoir public. Quel vide le jour où la chose de tous devint la chose d'un seul, le jour où, « le fouet à la main, César fit trotter devant lui «le docile troupeau des citoyens de Rome (1) ! »

(1) Sat., X.

L'oisiveté imposée à ces hommes dont la vie était si pleine ! ils se jetèrent en désespérés dans tous les vices. Juvénal a bien entrevu la cause réelle de la dégradation dont il était témoin, mais il était défendu, même sous les bons empereurs, de parler de la liberté. Il sait bien cependant qu'elle était la gardienne des anciennes moeurs. « Depuis longtemps, depuis que nous n'avons plus de suffrages à vendre, ce peuple ne s'inquiète plus de rien ; et lui qui jadis distribuait les commandements militaires, les faisceaux, les légions, tout enfin, maintenant il n'a plus de prétentions si hautes. Son ambition a s'est réduite à ces deux choses : du pain, des jeux au cirque. » C'est Juvénal qui a trouvé la formule de l'Empire : Panem, et circenses.
Tel est le peuple, ce qu'il appelle « la tourbe des enfants de Rémus » . Que sont devenues les hautes classes de la société? C'est sur elles que pèse plus lourdement le joug. C'est parmi les héritiers des grands noms que César choisit ses victimes (1).

(1) « C'est un phénomène de vieillir quand on porte un grand nom. » (Sat., IV.)

Condamnés à l'oisiveté, ne sachant s'ils ne seront point égorgés demain, les descendants des nobles familles cherchent dans le tumulte d'une vie d'orgies à oublier ce qu'ils ont perdu et ce qu ils peuvent perdre à tout moment. Les uns se font les courtisans de Domitien, et il les convoque pour délibérer sur le sort d'un turbot. Ils font antichambre, tandis que le poisson est introduit. Enfin ils entrent à leur tour sur leur face réside cette pâleur naturelle à ceux que Domitien honore de sa redoutable amitié. Car, comment s'y prendre pour ne pas irriter un tyran ombrageux avec lequel on risquait sa tête à parler du beau temps, de la pluie ou des brouillards du printemps. » Celui-ci se sent menacé : il se déshonore pour sauver sa vie ; il descend dans l'arène. Mais le Néron chauve a déjà destiné sa tête au glaive. Cet autre échappera : pour n'être point victime, il s'est fait bourreau, mais avec douceur. Il devine les sentences de mort qui couvent dans l'âme du maître, « et d'un mot glissé à l'oreille, il fait couper la gorge aux gens. » Mais toutes ces bassesses, toutes ces infâmes complaisances sont souvent perdues. Le maître préfère à ces porteurs de grands noms les affranchis, les étrangers venus à Rome pieds nus, qui ont exercé les plus vils métiers, et sont prêts à tout. Il trouve en eux plus de docilité, moins de scrupules, plus d'empressement à servir ses défiances et sa haine contre ces patriciens qui flattent la créature de César et la méprisent.
Juvénal n'a peut-être pas compris ce penchant du despote à s'entourer de vils ministres, qui reçoivent de lui tout leur éclat, à qui on peut tout demander, et qui ne refuseront aucun office. Il s'indigne de voir ces basses figures rangées autour de César ; il réclame cet honneur pour les vrais Romains, les fils des Scipions et des Métellus ; il peint en termes énergiques et désolés l'abaissement des grandes familles ; tel patricien réduit à se faire entrepreneur de vidanges; tel autre tenant un établissement de bain, un Corvinus faisant paître les brebis d'autrui! Il montre les nobles, « les fils des Troyens » disputant au peuple en tunique, à la porte d'un insolent parvenu, la sportule qui nourrira leur famille ; des préteurs, des tribuns, voyant passer devant eux un misérable affranchi ; un vieux citoyen romain, forcé de céder sa place au théâtre au fils d'un prostitueur né dans un mauvais lieu. Tout cela le révolte, et avec raison, mais c'était la conséquence naturelle de la révolution accomplie dans la vie politique des Romains. Le poëte s'indigne du pouvoir que donne l'argent; il s'étonne qu'on n'ait pas encore élévé de temple au dieu Écu; il attribue à ce culte de la richesse tous les vices qu'il a sous les yeux : c'est confondre l'effet avec la cause. L'argent ne devient une puissance énorme que dans les sociétés où il n'y a plus rien pour lui faire contre-poids. Donnez aux âmes une nourriture plus noble et elles dédaigneront celle-là.
Quant aux occupations des Romains de ce temps, je n'en dirai que peu de chose. La vie privée ne gagne point ceux qui ont perdu la vie politique. La famille, c'était l'État en petit; plus d'État, plus de famille. Le mariage ruiné par l'extrême facilité du divorce est une fantaisie ou une spéculation. Les époux se livrent chacun de leur côté aux vices qu'ils préfèrent. Liberté réciproque absolue,
indifférence complète. Plus de foyer domestique. Que devient l'enfant? Qu'on lise dans Tacite (Dialogue des orateurs, §§ 28 et 29) l'éloquent parallèle entre l'éducation d'autrefois et celle de son temps. Je le résumerai en deux mots. Jadis on voyait dans l'enfant un citoyen : on ne voit plus en lui qu'un embarras. C'est à Juvénal qu'il faut demander ce que devient ce pauvre être abandonné par ses protecteurs naturels au plus vil des esclaves de la maison. La Satire XIVe sur l'exemple, nous montre la dépravation transmise par les pères aux enfants. « Si ce vieillard s'abandonne aux funestes entraînements du jeu, son fils qui porte encore au cou la bulle d'or joue déjà comme lui : voilà sa petite main qui s'arme aussi d'un cornet. Et cet autre jeune garçon, sa famille peut-elle espérer de lui des sentiments plus élevés que ceux de son père, quand on le voit déjà savant dans l'art de préparer les truffes et capable de faire nager des champignons et des becfigues sur une sauce de sa façon ! Cette science lui vient de son père, un vieux polisson, un goinfre à cheveux blancs. Le pauvre enfant n'a que sept années, toutes ses dents ne sont pas encore repoussées ; mais quand tu l'entourerais des maîtres les plus graves et les plus barbus, toujours il lui faudra une table somptueuse ; sa cuisine doit soutenir l'honneur de sa maison. »
Et la jeune fille, que lui enseignera sa mère ? « Peux-tu espérer de la fille de Larga qu'elle soit une honnête femme, elle qui, pour te nommer tous les amants de sa mère, n'en pourrait expédier la liste sans reprendre haleine jusqu'à trente fois? Vierge encore, elle était déjà la confidente de sa mère, maintenant c'est sous sa dictée qu'elle écrit ses billets doux; et elle les fait porter à ses amants par les mêmes drôles dont s'est servie sa mère. »
Voilà les exemples que l'enfant a sous les yeux, l'éducation qu'il reçoit : ainsi le vice pénètre dans son âme appuyé d'une imposante autorité. Il n'a qu'à ouvrir les yeux pour recueillir des leçons empoisonnées. Que si le père de famille songe à lui inculquer quelques maximes, il ne lui recommandera qu'une seule chose : gagne de l'argent. Que tous les moyens te soient bons pour cela. « Aie toujours à la bouche cette pensée du poëte, pensée vraiment digne des Dieux et de Jupiter même : comment vous vous êtes enrichi, c'est ce dont nul ne s'inquiète; l'essentiel, c'est de s'enrichir. Voilà ce que nos vieilles nourrices enseignent aux petits garçons, qui se traînent encore à quatre pattes, voilà ce que savent toutes les petites filles avant d'apprendre leurs lettres. » Quels fruits sortiront d'une telle éducation? On le devine sans peine. Il dépassera son maître, ce jeune écolier si bien formé : on le verra, la main sur l'autel de Cérès, vendre de faux témoignages. S'il épouse une femme riche, il l'étranglera pendant son sommeil pour en hériter; enfin il trouvera un jour qu'il est bien fâcheux d'attendre l'héritage paternel, et il se débarrassera de son père trop obstiné à vivre. Ah ! tu te récrieras en vain, en vain tu soutiendras que tu ne lui as pas enseigné cette morale. Si, cette perversité lui vient de toi. «Celui qui par ses leçons met au coeur de son fils l'amour des grandes fortunes; celui dont les sinistres conseils ont fait de lui un homme avide; en lui laissant toute liberté de s'enrichir par la fraude, celui-là, en lui lâchant la bride, l'a engagé dans la carrière : une fois lancé, tes cris ne l'arrêteront point, il va passe la borne, et ne t'écoute plus. Nul ne croit que ce soit assez de s'en tenir aux fautes qu'on lui permet : on s'accorde toujours plus de licence. Quand tu dis à ce jeune homme que donner à un ami est une sottise, que c'en est une aussi de soulager la pauvreté d'un de ses proches, de le tirer de la misère, du même coup tu lui apprends le vol, l'escroquerie; tu lui enseignes à acquérir au prix de tous
les crimes ces richesses dont l'amour te dévore (1).

(1) Sat., XIV.

Ah ! c'était un tout autre langage que tenaient à leurs enfants ces héroïques vieillards qui, brisés par l'âge, après avoir traversé les batailles des guerres puniques, ou bravé le farouche Pyrrhus et l'épée de ses Molosses, recevaient de la république en récompense de tant blessures un ou deux arpents de terre. Le poëte se reporte toujours par la pensée à cet âge d'héroïques vertus, si différent du siècle où il vit. Il se plaît à les opposer l'un à l'autre : l'antithèse est terrible, écrasante pour les contemporains. Il n'exige pas de ceux qui ne sont plus citoyens, « qui ne sauraient tenir le langage d'une âme libre, et sacrifier leur vie à la vérité » qu'ils soient semblables aux vieux Romains de la république. Non : qu'ils aient leurs vices, qu'ils en soient la proie, mais qu'ils respectent au moins cette chose sacrée, l'enfance.
« On ne saurait trop respecter l'enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à l'innocence de ton fils, et qu'au moment de faillir, la vue de ton enfant vienne te préserver. »


LA VILLE.

Voilà la famille romaine : c'était autrefois Rome tout entière, car l'étranger n'y pénétrait point, si ce n'est comme esclave. Les temps sont changés : la moitié de la population est étrangère. En vain quelques empereurs ont essayé d'arrêter les flots de cette invasion; l'impulsion donnée par César se poursuit. Depuis longtemps les barrières vermoulues de la cité jalouse sont tombées, et tous les vaincus, pêle-mêle se précipitent dans son enceinte.
Nous ne sommes pas loin du temps où l'édit de Caracalla étendra à tous les peuples le titre de citoyen romain. Puis ce seront des empereurs sortis de tout pays qui viendront prendre à Rome le diadème des Césars; les uns venus du fond de la Germanie, les autres de l'Espagne, ceux-ci apportant avec eux les moeurs de de l'Orient, ce cortège de despotes asiatiques, ces costumes étranges, ces pratiques et ces superstitions extraordinaires. Un immense défilé de tous les peuples se prépare ; et tous se dirigent vers Rome, que chacun d'eux occupera à son heure. En attendant, c'est le Grec qui pullule dans la ville des Césars, non le Grec de l'Attique ou du Péloponèse, mais celui de la Syrie, de l'Égypte, des iles de l'Asie Mineure, le Grec façonné depuis longtemps à la servitude, sans traditions nationales, sans foyer, aventurier spirituel et hardi, qui vit des vices d'autrui et, comme le vautour qui sent le cadavre, afflue aux lieux où fermente la corruption.
Juvénal les a vus à l'oeuvre, ces subtils agents de corruption, il a compris leur rôle, et senti leur force, il en est effrayé. Il nous montre un de ses amis, Umbritius, vieux citoyen romain, qui émigre de Rome, laisse sa patrie en proie à cette lie grecque, se reconnaît incapable de disputer la place à ces parasites qui ont fait main basse sur tout. Le moyen qu'un rustique enfant de Romulus le dispute à ces Grecs si fins, si vils, si souples ! Se ferat-il comme eux coureur de dîners? Il n'a pas l'esprit assez vif, assez amusant; il ne sait pas comme eux flatter impudemment ; il lui reste un fonds d'honnêteté et de pudeur qui le gêne, l'empêche de plaire et de réussir.
« Le Grec au contraire, le voilà au coeur des grandes maisons, bientôt il en sera le maître. Esprit prompt, aplomb imperturbable, parole facile, plus rapide que celle de l'orateur Isée, ils ont tout pour eux. En voici un : quelle profession lui supposes-tu? Toutes celles que tu peux désirer, c'est un homme universel. Grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, baigneur, augure, saltimbanque, médecin, sorcier, un Grec, quand il a faim, sait tous les métiers. Tu lui dirais : Monte au ciel! il y monterait (1). »

(1) Sat. III.

Avec de telles gens point de concurrence possible pour le Romain. En vain il aura respiré dès son enfance l'air du mont Aventin, et se sera nourri des fruits de la Sabine, le patron préfère aux clients indigènes, lourds et mal appris, cet étranger aux aimables manières, au langage mielleux, qui offre ses services pour tout faire, et qui sait flatter comme personne. Les voilà donc reçus dans les riches maisons. Ils en chassent bientôt le vieux client, qui était un ami des anciens jours. « Pour cela, il suffit de laisser tomber dans l'oreille crédule du maître une goutte, une seule, du venin particulier à leur nature, à leur pays : aussitôt il me fait déguerpir. » Le Grec reste maître de la place, il corrompt la mère de famille, la fille jeune et chaste, le jeune époux adolescent. Par là, il se rend maître des secrets de la maison et se fait craindre. Belle et énergique peinture qui fait songer à Tartufe. Voilà les successeurs des Romains, les nouveaux clients qui réduisent les anciens à la misère, les forcent d'émigrer en province ou de soutenir sans espoir une lutte inégale : ainsi doit disparaître peu à peu le vieil élément romain. Quel métier faire, quand partout à l'entrée de toutes les industries on rencontre le Grec? Celui de parasite est hideux, dangereux même, et ne rapporte plus rien ; celui de ministre des débauches des grands est plus avantageux, mais il y a telles ignominies dont tout le monde n'est pas capable. Il reste celui de poëte, de rhéteur, de grammairien.

LES GENS DE LETTRES.

Les poètes, ils n'ont d'espoir que dans la munificence de César. Quel César ? on ne sait, peut-être Adrien. Un grand nombre, et des plus en renom, vont ouvrir des bains à Gabies, des boulangeries à Rome, ou se font crieurs publics. Il y avait autrefois des Mécènes, et Martial semble croire que, s'il y en avait encore, il naîtrait des Virgile.
Mais c'est une race disparue. Les riches aujourd'hui font un autre usage de leur argent. Ils prêteront au poëte qui veut faire une lecture publique quelque vieille salle délabrée, et même quelques affranchis pour applaudir, mais c'est le lecteur qui devra faire les frais des banquettes, de l'estrade, des fauteuils loués pour la circonstance. Quant au prétendu Mécène, sa bourse, fermée au poëte, s'ouvre pour la courtisane Quintilla ; ou bien il fait l'emplette d'un lion apprivoisé qu'il faut gorger de viande. « Peut-être après tout cette grosse bête est-elle moins dispendieuse à nourrir qu'un poëte : un poëte, ça doit manger plus qu'un lion ! » Voyez Stace, le poëte chéri, à la mode ; quelle joie dans la ville quand il annonce une lecture de sa Thébaïde ! On le couvre d'applaudissements : « Oui, mais il crève de faim, s'il ne réussit à vendre au comédien Paris son Agavé encore vierge de toute publicité. »
Qu'on s'étonne après cela de la stérilité des muses latines! Il faut avoir bien dîné pour faire de beaux vers.
Mais que tirer de son cerveau, quand on a faim, quand on a froid, quand on se demande où dînerai-je ? où pourrai-je me procurer une couverture? Et les avocats? « Leur faconde ronfle comme un soufflet de forge, on voit le mensonge écumer sur leurs lèvres. Et que leur en revient-il ? La fortune de cent avocats vaut juste celle du cocher Lacerna de la faction rouge. » A quels misérables expédients ils ont recours ! Les chalands vont de préférence aux avocats de grande naissance qui ont des statues d'aïeux dans leur atrium ou qui mènent grand train. Aussitôt de pauvres diables, pour jeter de la poudre aux yeux et attirer la pratique, étalent un luxe emprunté, louent des esclaves, des bijoux, de l'argenterie, une robe de pourpre, et à la fin font banqueroute. C'est un préjugé tout puissant. « On « n'est guère éloquent avec un habit râpé. Est-ce qu'un pauvre hère comme Basilus oserait se permettre de jeter aux genoux des juges une mère éplorée? Il plaiderait à ravir qu'on le trouverait insupportable. »
Plus misérable encore est le rhéteur qui forme les avocats. C'est peu d'avoir à subir les éternels refrains de ses élèves, les vieilles déclamations qu'ils chantent sur le même ton : on refuse de le payer. Eh ! qu'ai-je appris ? C'est cela ! on s'en prend au professeur ! Est-ce ma faute, si cet âne n'a rien qui lui batte sous la mamelle gauche ?» Ah ! l'on ne marchande pas avec les musiciens ou les chanteurs, Chrysogonus et Pollion, ni avec le maître d'hôtel qui dresse un festin, ni avec le cuisinier qui le prépare. « Mais ce qui coûte ce le moins à un père, c'est l'éducation de son fils. »
Quel respect inspirent à leurs élèves des maîtres ainsi traités, réduits à citer en justice, pour obtenir payement, les parents récalcitrants ? On en a vu que leurs écoliers battaient ! « Dieu ! faites qu'aux ombres de nos ancêtres la terre soit douce et légère ; que sur leurs urnes s'épanouisse le safran parfumé : qu'elles se couronnent d'un éternel printemps : car ils voulaient que pour l'enfant le maître qui l'instruit fût aussi révéré qu'un père. »

§ III.

LE STYLE.

Telle est la matière du livre. Encore une fois, il faut croire à la véracité de Juvénal; il n'a rien inventé. Il aurait pu dire comme Labruyère : «Je rends à mon siècle ce qu'il m'a prêté. » Ce qui lui appartient en propre et constitue son génie, c'est la forme qu'il a donnée à son oeuvre. Presque tous les critiques la jugent excessive, et ne voient en ce poëte qu'un déclamateur. Il faudrait pourtant s'entendre sur ce mot, qui n'avait pas autrefois le sens qu'il a aujourd'hui. Il n'y a pas un écrivain romain qui ne se soit livré à l'exercice de la déclamation ; Cicéron déclama jusqu'à son dernier jour. Mais Cicéron était un orateur, et Juvénal écrit en vers ? Eh quoi ! ignore-t-on les rapports étroits qu 'il y a entre l'éloquence et la poésie? Qu'est-ce que les Philippiques de Cicéron, la deuxième notamment, celle que préférait à tout Juvénal, sinon une déclamation virulente contre Antoine? Juvénal a fait en vers ce que Cicéron avait fait en prose. Par là il a donné à la satire une nouvelle forme, la forme oratoire, déclamatoire si l'on veut, les mots importent peu : ce qui importe, c'est d'examiner si cette forme nouvelle, créée par lui, est en rapport avec le sujet à traiter. Il est difficile de ne pas l'avouer.
En présence des monstruosités de ce temps, qui comprendrait une satire légère, spirituelle, moqueuse ? le ridiculum d'Horace est charmant, mais il ne serait pas de mise ici, il faut autre chose. Juvénal l'a compris, ou plutôt, son propre tempérament lui a révélé la forme que réclamait l'oeuvre. C'est un génie original, le premier des satiriques de tous les temps, de tous les pays. Plus d'une fois on sent l'art et même l'artifice dans son style, mais le ton général est si vrai, la couleur si exacte, que les affectations de détail sont emportées dans le mouvement puissant qui pousse le style. Là, en effet, est le secret de sa vraie force : sa diction n'a rien de maigre et de haché : elle est large, abondante : il vogue à pleines voiles. Ne demandez pas à des écrivains de cette trempe l'exquise mesure, la gradation des nuances; ces qualités sont incompatibles avec celles qu'ils possèdent. Le souci des détails, la recherche du fini ralentiraient l'élan impétueux de la verve. Il y a dans ce style des taches nombreuses, bien des scories mêlées à l'or pur, mais il empoigne le lecteur, et le maîtrise. Parfois la pensée est pauvre, vulgaire, la philosophie dû moraliste tourne au lieu commun, mais l'expression reste forte ; les contrastes dramatiques, les antithèses éloquentes relèvent l'idée et lui donnent un relief saisissant. Sa qualité dominante, c'est le don de peindre. Il est vrai qu'aucun scrupule de pudeur ne l'arrête : mais ce n'est pas à la crudité des termes, à la précision impudente des détails qu'il doit sa force. Elle est dans la vigueur de la composition, dans le souffle qui anime toutes les parties, et qui n'est autre chose qu'une indignation généreuse. Je ne connais guère dans aucune langue de tableau plus vigoureusement dessiné que celui de la chute de Séjan (Sat. X). Quelle sobriété et quel éclat dans les vers consacrés à Messaline et à Hippia (Sat. VI) ! Et que l'on ne croie pas que le poëte ne saurait prendre un autre ton que celui de l'invective. Voyez (Sat. XI) l'image des anciennes moeurs romaines: quelle vérité, et quelle éloquence triste ! De telles peintures reposent agréablement, et font estimer le poëte; Rarement il moralise, mais quand il le fait, c'est dans un style élevé, grave. Il n'emprunte a aucune école sa philosophie ; on voit même qu'il a peu d'estime pour les représentants du stoïcisme qu'il accuse d'hypocrisie : mais sa parole n'en a que plus d'autorité. C'est le langage d'un honnête homme, convaincu, qui n'a point de théorie à exposer.

§ IV.

MARTIAL.

On pourrait à l'aide de Martial compléter la peinture des moeurs romaines esquissée dans ses grands traits par Juvénal. Mais si on lit Martial, on est embarrassé pour en parler. Qu'il se contente donc d'une petite place auprès de son illustre contemporain et fort au-dessous.
Martial (M. Valerius Martialis) est né en Espagne, à Bilbilis, vers l'an 43 après Jésus-Christ, sous le règne de Claude, et il est mort en Espagne âgé environ de soixante ans, sous le règne de Trajan. Il vint à Rome vers l'âge de vingt ans, pour y faire son droit, comme nous dirions aujourd'hui ; mais la jurisprudence n'était pas son fait, pas plus que l'éloquence : il se mit à faire des vers, des petits vers, comme on disait au dix-huitième siècle. Il en fit pendant trente-cinq ans, puis il retourna dans sa patrie où il en fit encore, y épousa une femme d'une certaine fortune, mais s'y ennuya profondément et y mourut peu de temps après. Pourquoi abandonna-t-il Rome, âgé de cinquante-cinq ans, pour aller s'enterrer à Bilbilis? Parce que Domitien venait de périr, Domitien le protecteur, le héros, le dieu de Martial, Domitien qui l'avait fait tribun, lui avait accordé le droit de trois enfants. Le poëte s'était rabattu sur Nerva, puis sur Trajan : pour toucher le coeur de ces princes, il avait insulté la mémoire de son dieu Domitien ; mais ils avaient été sourds à ses éloges, ils avaient méprisé ses palinodies injurieuses, et Martial, n'ayant plus ni pensions ni gratifications, était allé mourir en Espagne.
On le voit, c'est un assez triste personnage. Il est difficile de comprendre comment l'auteur anonyme du Martial de la collection Lemaire a pu trouver tout naturel le rôle d'un poëte adulateur de Domitien. Mais il n'a loué dans ce prince que ce qui était digne d'éloges, les spectacles qu'il donna, les embellissements de Rome, les lois en faveur des jeunes enfants que des infâmes mutilaient ou prostituaient ? Si c'est là tout ce que Martial a vu de Domitien, il avait la vue courte : Suétone a vu bien d'autres choses, et Juvénal en a rappelé quelques-unes.
Mais on ne peut pas même lui laisser cette misérable excuse. Qu on lise l 'Épigramme 71 du livre IX, on verra que Martial est très heureux de vivre sous un si bon prince : « aucune cruauté, aucune violence armée : on peut jouir d'une paix et d'une joie assurées. » Enfin l'avènement de Nerva et de Trajan fut salué avec des cris de joie, des actions de grâces aux dieux par tout ce qu'il y avait encore d'honnête à Rome ; tout le monde y gagna, Martial seul y perdit. Il a bien d'autres traits dans sa vie qu'on pourrait relever, et qui ne sont pas à son honneur : ce rapprochement suffit.
C'est un poëte de cour, prêt à chanter ce que l'on voudra, et qui l'on voudra. Il lui manque le sens moral, il est tour a tour insolent et bas ; il se croit des envieux, et s'enfle d'orgueil ; tournez la page, il mendie une toge, et s'aplatit. Il célèbre les vertus et les grâces de sa femme ; un peu plus loin il écrit telle épigramme qui les déshonore tous deux. De l'esprit, une certaine intelligence du faible des gens. Il tourne à Pline, dont il connaît la vanité et l'austérité, un compliment fort habile, le comparant à la fois à Cicéron et à Caton. Pline lui paye son voyage pour retourner en Espagne, et lui rédige une petite oraison funèbre très-convenable. Qui sait? se dit-il, les vers de Martial dureront peut-être, et me voilà immortel. En tous cas je dois lui savoir gré de l'intention.
Il écrit à presque tous les hommes illustres de ce temps là : il ose s'adressera Juvénal ; il encense Quintilien ; il se pâme d'admiration devant le génie puissant du pauvre Silius Italicus ; mais il n'ose aborder Tacite. En somme, un composé d'esprit et de bassesse, d'arrogance et de platitude. Il a vécu à Rome pendant trente-cinq ans dans la mauvaise société, moitié parasite, moitié frondeur, et de ce qu'il a fait, vu et entendu, il a tiré quinze cents épigrammes. C'est beaucoup. L'épigramme était fort à la mode depuis Catulle, le créateur du genre. Ce petit poëme est plus ou moins à la portée de tout le monde : il n'exige qu'une fort médiocre culture intellectuelle, et quelque peu de piquant dans l'esprit. Les gens du monde tournaient des épigrammes plus ou moins malicieuses qui couraient dans les salons sous le couvert de l'anonyme : on en gravait sur les murs, on en répandait au théâtre contre l'empereur, parfois même on en mettait jusque sur le socle de sa statue. Dans tous les temps les Romains ont eu un goût particulier pour l'épigramme, et ils y réussissent assez bien. S'ils n'ont pas la grâce des Grecs, ils l'emportent par le mordant. Martial est le représentant le plus complet du genre.
Nous avons en tout de lui quinze livres d'épigrammes : le premier et les deux derniers ont seuls un titre particulier.
Sur les Spectacles, Cadeaux, Envois (de Spectaculis, Xenia, Apophoreta). Le poëte célèbre les moindres détails des jeux donnés par l'empereur, sa magnificence, sa justice, sa bonté, et toutes les vertus qu'il n'eut jamais. Il le loue d'avoir mis sur la scène une représentation exacte de la fable de Pasiphaé (XV) et du supplice de Lauréolus cloué sur une croix! Les deux livres Xénia et Apophoreta sont des devises à joindre à de petits cadeaux. L'auteur y fait preuve de connaissances gastronomiques assez étendues. C'est une poésie dans le genre des petits vers de Benserade ou autres faiseurs de devises pour les bonbons de la reine. Laissons cela, et voyons le reste.
C'est une peinture de la société dans laquelle vivait Martial. Quelle société? Celle que vous retrouverez dans tous les temps, la société des gens qui s'accommodent toujours du gouvernement, quel qu'il soit, de l'état social, quel qu'il soit, et qui songent à passer la vie le plus agréablement possible. L'attrait du plaisir est le seul lien qui unisse entre eux les membres de cette association ; on n'y est point exclusif, la haute noblesse y coudoie la bourgeoisie, et celle-ci ne repousse point le peuple. Les uns apportent leur argent, d'autres leur esprit, d'autres leur personne, dans le sens le plus étendu du mot. Les gens de moeurs austères en sont seuls exclus; ou plutôt s'en excluent eux-mêmes. A Rome, cette association tacite de gens qui se convenaient était fort étendue. Elle renfermait des sénateurs, des chevaliers, des affranchis, des histrions, des musiciens, des matrones, des courtisanes, des parasites. Il se formait bientôt une chronique scandaleuse ; chaque jour fournissait son histoire dont le héros ou l'héroïne variait, mais le fonds était presque toujours le même. Voilà le milieu dans lequel a vécu Martial, voilà les originaux qu'il a eus sous les yeux. C'est là qu'il a puisé la matière de son oeuvre. Les cancans obscènes y tiennent une grande place : c'était la monnaie courante de la conversation. On a prétendu qu'il avait peu réussi dans ce genre, et l'on a voulu lui en faire un titre d'honneur, comme s'il était digne de plus nobles sujets ! Je croirais plutôt que c'est la partie la mieux réussie de son livre, et j'en conclus que c'était celle qui l'attirait le plus. Qu'un ami l'invite à laisser là ces bagatelles, à tenter quelque grand ouvrage, il s'esquive, et répond par une demande d'argent dissimulée sous une pasquinade. « Soyez pour moi un Mécène, et je serai un Virgile » C'est une pensée qui lui est chère. Il s'imagine qu'il suffit de renter un écrivain pour qu'il ait du génie.
Tel qu'il est, il s'estime infiniment. On lit ses livres jusqu'à Vienne; tout le monde s'en repait, jeune homme, enfant, jeune femme chaste, sous l'oeil de son sévère mari». Si cela est vrai, quel jour sur les moeurs du temps ! Tel qu'il est, on conserve encore un peu d'indulgence pour lui : il a écrit deux ou trois fort jolies pièces sur la campagne ; il y a là un sentiment vrai, celui du citadin que le bruit, la boue, la fumée, la cuisine et toutes les immondices de Rome, viennent à écoeurer, et qui se représente les frais ombrages baignés d'air pur, les bons paysans, les belles filles de la campagne honnêtes et douces, et la basse-cour et la paix.
Il alla retrouver en Espagne ces biens trop méprisés, mais il était trop tard, il ne pouvait plus vivre hors de Rome : les palais blasés, brûlés par des mets épicés, des boissons de feu, ne peuvent supporter autre chose. Il ne fit que languir, peu estimé de ses compatriotes, et mourut bientôt.
Il a dit lui-même de ses épigrammes : « Il y en a de bonnes, il y en a de médiocres, les mauvaises sont en plus grand nombre. » On ne peut que souscrire à ce jugement. En général ce qui lui manque, c'est la grâce. Les épigrammes satiriques, surtout celles qu'on ne peut citer, ont un relief remarquable; les autres, plus innocentes, manquent de naïveté. On sent le travail, l'effort pénible pour trouver le trait de la fin ; parfois il est longuement préparé, amené, et arrive enfin tout froid ; on l'avait deviné dès le premier vers. En général, la facilité n'est pas la qualité dominante du poète : peut-être était-il heureusement doué dans sa jeunesse, mais quel talent résisterait à un pareil exercice continué sans interruption pendant quarante années? Cette recherche incessante de l'effet tue toute imagination, toute verve : le procédé remplace l'inspiration. Je reconnais cependant volontiers que la langue, bien que tourmentée, reste pure ; la diction est laborieuse, mais généralement correcte. Les tours sont vifs, variés, l'expression assez nettes".

§V.

STACE.

Stace (P.Papinius Statius) fut contemporain de Martial, et c'est peut-être le seul personnage important dont celui-ci ne parle pas. On a supposé avec quelque raison que Martial en était jaloux: tous deux en effet étaient courtisans; tous deux aspiraient à l'honneur d'être des poëtes officiels, tous deux y réussirent en partie. Martial fut nommé par Domitien tribun, il obtint le Jus trium liberorum et une maison de campagne. Stace de son côté fut plusieurs fois vainqueur dans les concours de poésie établis par Domitien, reçut de lui un domaine, et de plus eut l'honneur d'être invité à la table du prince avec des sénateurs et des chevaliers romains; enfin il possédait au plus haut degré le don de l'improvisation, et l'empereur lui commanda plus d'une fois de petites pièces de circonstance : il n'est pas téméraire de supposer que Martial en ressentit quelque dépit. Nous voilà bien loin d'Horace et de Virgile. Les moeurs de cour régnent ; ce n'est plus l'émulation qui stimule les poëtes, ils se font concurrence.
Le père de Stacequi fut, dit-on, le précepteur de Domitien, reçut du prince de grandes marques d'honneur, et donna à son fils l'éducation la plus propre à en faire un poëte de cour. Stace parcourut cette carrière avec succès; mais il rêva en même temps une gloire plus haute, celle de l'épopée. C'était une âmé douce, affectueuse, un esprit studieux, un travailleur infatigable. Marié fort jeune et par amour à la veuve d'un musicien, il ne se consola point de n'avoir pas d'enfants, en adopta un et le perdit presque aussitôt. D'une santé délicate, que l'application continuelle ruina de bonne heure, il quitta Rome à l'âge de trente-six ans pour retourner à Naples, respirer l'air natal : il était trop tard, il y mourut peu de temps après son arrivée.
Si l'on en croit le témoignage de Juvénal (Sat. VII), Stace était pauvre. On courait en foule aux lectures qu'il faisait de sa Thébaïde; mais on ne vit pas d'applaudissements, et le poëte était réduit à vendre à l'histrion Paris sa tragédie Agave encore inédite. De ces traits réunis se dégage une figure assez intéressante : cette mort prématurée qui suit de si près un voyage au pays natal, cette sensibilité un peu maladive, la sympathie très vive qu'il inspira à Dante, tout cela fait naître dans l'esprit l'idée d'un rapprochement avec Virgile, Virgile qu'il appelait un dieu, dont il baisait humblement la trace. Mais ce n'est là qu'une illusion de l'imagination. Nous possédons de Stace trois ouvrages : 1° un recueil de pièces détachées, presque toutes en vers hexamètres, et intitulées Silves (Sylvarum libri quinque) ; 2° la Thébaïde(Thebais), poëme épique en douze livres ; 3° l'Achilléide (Achilleis), autre poëme épique incomplet (nous n'en avons que deux livres).
Les Silves sont le meilleur ouvrage de Stace. Il n'est pas difficile d'en trouver la raison. C'étaient de petits cadres, qu'il était capable de remplir : de telles pièces n'exigeaient guère que des détails ingénieux, de rapides peintures; son génie pouvait aller jusque-là ; la conception puissante d'une oeuvre de longue haleine lui était interdite. Enfin la nécessité de produire vite ces petits poëmes commandés servait heureusement l'auteur. Quand il avait le temps de chercher, il cherchait trop, trouvait rarement bien, s'épuisait et usait son oeuvre en la limant.
Est-ce un aveu que cet hémistiche où il caractérise sa Thébaïde : Et longa cruciata lima? Les Silves le forçaient à une simplicité relative. Il s'excuse de s'être adonné à de telles bagatelles : Virgile a fait le Moucheron, Homère la Batrachomyomachie. D'ailleurs aucun de ces poëmes ne lui a coûté plus de deux jours de travail; plusieurs ont été faits en un seul jour ; un d'eux a été improvisé pendant le souper. Il y a dans les lettres qui servent de préface à chaque livre des Silves un mélange de modestie et de fatuité qui fait sourire.
Stace ne s'est pas demandé une seule fois s'il était digne d'un vrai poëte de subir des commandes avec la date de la livraison. Et quelles commandes ! Des vers sur la statue équestre de Domitien, sur un mariage, sur une maison de campagne, sur une salle de bains, sur un Ganymède, sur un perroquet, sur un lion apprivoisé qui appartenait à l'empereur, sur une coupe de che.veux d'un affranchi, etc.
Les détails gracieux ne font pas défaut dans ces petites compositions; mais la plupart sont manquées : le poëte s'est guindé trop haut; la simplicité, le naturel lui manquent absolument. Il prodigue les images grandioses, épiques: on voit qu'il rumine toujours sa Thébaïde. Il a la mémoire farcie de personnages, d'événements, de peintures démesurées, et il en intercale dans ces petits tableaux de genre. Je retrouve la note vraie, l'accent ému dans les pièces où il a bien voulu se laisser aller quelque peu à sa sensibilité.
La Consolation à Flavius Ursus, les Larmes de Claudius Etruscus sont des morceaux réussis. Il y aute épître à sa femme Claudia, pour la décider à le suivre en Campanie, à quitter Rome où elle se plaisait, qui est heureusement tournée. Ce n'est pas que les rapprochements mythologiques n'y tiennent encore trop de place ; mais le sentiment est vrai, touchant. J'en dirai autant des vers dans lesquels il déplore la mort de son père et celle de l'enfant qu'il avait adopté. La plus curieuse de toutes ces pièces est le remercîment adressé à l'empereur Auguste Germanicus Domitien, qui avait invité le poëte à dîner. Il cherche dans ses auteurs les descriptions de festins célébres, pour les immoler au banquet impérial, le festin de Didon dans l'Énéide, celui des Phéaciens dans l'Odyssée. Mais que ces images sont faibles ! « Il faut parler dignement: eh bien ! « j'étais dans les astres en compagnie de Jupiter. Ah! jusqu'ici stérile était ma vie! c'est de ce jour que commence mon existence ! » Il y a soixante-sept vers sur ce ton-là.
C'est sur sa Thébaïde que Stace fondait l'espoir de sa renommée. Il y travailla pendant douze ans, avec cette obstination consciencieuse qui voudrait être du génie. Il en lisait en public des passages qu'on admirait beaucoup, trop même, car il semble que le poëte n'ait guère songé qu'à coudre s'il se pouvait, des épisodes plus ou moins éclatants de couleur. Puis, rentré chez lui, il retravaillait avec sa femme (détail touchant) et, probablement sur les indications du public, l'oeuvre si longtemps préparée, couvée, polie avec tendresse. Enfin elle est terminée ; le poëte lui dit adieu, et lui recommande de ne chercher point à lutter avec la divine Énéide : « Suis-la, mais de loin, et baise humblement ses traces.» Bien des critiques ont été moins modestes pour Stace que Stace lui-même. Scaliger déclare, avec cette impertinence qui le caractérise, que Stace doit être placé avant Homère, et ne le cède qu'au seul Virgile. Turnèbe, Casaubon, Juste Lipse l'appellent excellent poëte, le dernier n'admet pas qu'on puisse lui reprocher de l'enflure. D'autres plus mesurés se bornent à le saluer de l'épithète de doctus, doctissimus, poëte docte, poëte érudit, en quoi ils ont raison.
Ce n'est pas en effet par l'originalité que brille la Thébaïde. Stace a emprunté le sujet, et sans doute la composition générale, au poëte grec Antimaque de Colophon, que Quintilien juge avec une certaine sévérité. Nous savons de plus qu'il existait chez les Grecs un nombre considérable de poëmes sur les deux siéges de Thèbes. Stace avait donc à sa disposition des matériaux poétiques abondants et variés, ce qui, loin d'être un avantage, est un embarras. Il en a tiré une oeuvre pénible, fausse de ton et de couleur, à la fois érudite et déclamatoire. Le sujet avait un grave inconvénient, non comme le prétend
La Harpe, que deux scélérats maudits par leur père ne puissent inspirer aucun intérêt; mais il se rattachait à ces antiques légendes de la Grèce héroïque que les Grecs eux-mêmes ne comprenaient plus, et que les Romains n'avaient jamais comprises. La fatalité qui pesait sur les Labdacides, les crimes qui en furent la conséquence, et qui se succédèrent de génération en génération jusqu'à l'extinction complète de la race, Eschyle, s'il ne les a pas racontés, les a sentis : il a éprouvé cette mystérieuse horreur qui se dégage d'un tel sujet, et il en a pénétré cette admirable et puissante tragédie qu'on appelle les Sept devant Thèbes. L'Oedipe roi et l'Oedipe à Colone de Sophocle n'ont pas, il s'en faut bien, ce caractère de sombre grandeur et d'effroi religieux. Stace ne doit rien aux deux tragiques grecs ; il a sans doute pris ailleurs ses modèles, et sur des épopées artificielles composé laborieusement une épopée plus artificielle encore. Ce qui manque en effet par-dessus tout dans ce poëme, c'est l'inspiration. L'inspiration crée la composition de l'oeuvre, sans effort pour ainsi dire et naturellement.
Quand l'esprit s'est fortement pénétré du sujet, l'a conçu d'une façon toute personnelle, et comme créé, les diverses parties s'ordonnent, un souffle puissant les anime et les relie les unes aux autres; elles sont comme la conséquence naturelle de l'idée première qui s'épanche et rayonne. Telle est l'oeuvre d'Eschyle, telle ne pouvait être celle de Stace. Dans ces douze livres il n'y a pas une idée, il n'y a que des détails. Tout ce que sait le poëte, il l'enchâsse dans son oeuvre. Chacun des héros du siége de Thèbes paraît à son tour, accomplit des exploits prodigieux et meurt. Enfin à l'avant-dernier livre, il met aux prises les deux frères. De dénoûment il n'y en a pas, car on ne peut regarder l'arrivée de Thésée à Thèbes comme la conclusion de cette sanglante histoire; c'est un épisode cousu à tous ceux qui constituent le poëme, et auquel à la rigueur on pourrait en coudre d'autres. Voilà le défaut capital de la Thébaïde, celui qui la relègue parmi ces oeuvres languissantes, froides, factices; il n'y a pas de conception forte, il n'y a pas d'unité, j'ajouterai même il n'y a pas d'action. Restent les détails. Stace n'a rien innové dans cette partie de l'épopée qu'on est convenu d'appeler le merveilleux. Ses dieux sont taillés sur le modèle de ceux de Virgile : il y a des séances dans l'Olympe, ou plutôt dans les cieux, Jupiter préside, Junon essaye un peu d'opposition en faveur de ses chers Argiens, comme dans Virgile ; Mercure est là pour accomplir les ordres du roi des dieux ; il y a des furies pour enflammer le coeur des deux frères, comme dans l'Énéide; il y a un Tartare et tout l'attirail de la vieille mythologie catachthonienne. D'invention personnelle on en chercherait vainement. La plus bizarre imitation que se soit permise le poëte est, sans contredit, celle du XXIe livre de l'IIliade,oùHomère représente Achille allant chercher jusque dans les flots du Scamandre les Troyens qu'il veut égorger à Patrocle ; le fleuve irrité, se soulevant, pressant de ses ondes furieuses le flanc et les épaules du héros, scène merveilleuse, d'une grandeur incomparable, qui reproduit la double conception des divinités antiques, comme éléments et comme personnes. Stace a transporté dans son poëme (livre IX) cet épisode splendide. Mais quelle pauvreté dans cette copie ! Cette stérilité d'invention, ce besoin d'imiter sans cesse réduit le poëte à l'impuissance quand il s'agit de peindre des caractères. Quelle variété et quel éclat, quelle vérité dans l'Iliade! Ces figures de héros sont devenues des types; chacun d'eux revit dans les Tragiques, dans Pindare, tel que l'a représenté Homère; il a en lui la vie. Rien de tel chez Stace. Tous sont jetés dans le même moule ; tous accomplissent à peu près les mêmes prouesses, tiennent le même langage, sont animés des mêmes sentiments. Seul, peut-être, Amphiaraus le devin, se détache de ce groupe uniforme, mais le mérite en est plutôt à la légende qu'au poëte. Quant aux événements qui remplissent le poëme, aucun d'eux n'est déterminé par le caractère connu des personnages. L'Iliade tout entière naît du caractère d'Achille ; la Thébaïde sort du caprice de Jupiter : il veut frapper les Thébains et les Argiens; en conséquence une Furie pousse Étéocle à refuser le trône à son frère ; Polynice se retire à Argos, y épouse la fille du roi, et engage dans sa querelle les chefs qui avec lui vont assiéger Thèbes. Une fois le poëme ainsi lancé, nous avons des combats, des jeux funèbres, un livre épisodique, racontant l'histoire d'Hipsipyle et des Lemniennes, bref, tous les incidents connus d'une épopée d'imitation. Quant au style, je ne puis admettre avec Casaubon qu'il soit sans emphase; il me semble plutôt que c'est là sa couleur dominante. Je ne connais pas un seul passage qui offre cette simplicité, ce naturel dans les pensées et dans l'expression, qui sont le secret des grands poëtes. L'auteur se travaille visiblement pour frapper l'esprit du lecteur; il croit lui présenter de grandes images, de nobles pensées, mais si l'on écarte la pompe du langage, le fonds apparaît pauvre et nu. Le poëte ne dit pas : « Je chante une guerre fratricide », mais : « la flamme des Muses tombée sur mon âme me pousse à dérouler la guerre fratricide, un trône qui devait être occupé à tour de rôle, disputé avec une haine impie, et les crimes de Thèbes. » Ce défaut qui est capital est le signe de la déclamation ; il n'y a jamais de proportion exacte entre la forme et le fond ; au contraire, plus celui-ci est chétif, plus celle-là cherche à éblouir. Rien de plus pompeux que le discours adressé par Jupiter aux dieux réunis pour l'entendre. Secouez toutes ces magnificences, vous serez étonné de la nullité qu'elles essayent de dissimuler. Jupiter est las d'employer la foudre. « Les Cyclopes sont fatigués de la forger; c'est pour cela qu'il avait autorisé Phaéton à brûler les humains coupables. Il veut punir en personne. » Le discours de Pluton, lorsque la terre s'ouvre pour donner passage à Amphiaraüs, n'est pas moins étrange. L'épisode de l'enfant Archémore tué par un serpent est d'une diction plus sobre et ne manque pas d'une certaine grâce. On l'a déjà remarqué, si Stace eût mieux compris son génie, c'est dans des sujets simples, familiers, touchants qu'il se fût exercé. Sa vie si pure, son coeur si affectueux et si sensible, tout semblait l'y porter ; mais c'est là une des misères de ces époques de décadence : on veut du pompeux, de 1'extraordinaire à quelque prix que ce soit. La réalité, la vérité, la nature semblent choses basses, étrangères à l'art. Celui-ci est placé sur des sommets éclatants, vers lesquels se dirigent, haletants et poussifs, des poëtes qui s'équipent pour l'ascension ; le divorce entre l'art et la nature devient de plus en plus profond; et, par une conséquence bien légitime, les oeuvres deviennent de plus en plus fausses. Voilà la tyrannie qu'exercent des époques comme celle que nous étudions, tyrannie que ne peuvent secouer des esprits souvent très heureusement doués, mais que le goût du jour, l'éducation littéraire, le désir de plaire aux contemporains précipitent dans l'ornière commune, souvent loin de leur véritable voie.
Le dernier ouvrage de Stace fut l'Achilléide. Si l'on en juge d'après le contenu des deux premiers livres, l'Achilléide eût été un poëme de longue haleine : le poëte n'avait pas encore amené son héros à Troie. Il y a en général plus de simplicité dans le style ; la lecture en est plus facile et plus intéressante. Je l'ai déjà dit, Stace eût mieux réussi dans la peinture des scènes de la vie intérieure : les deux premiers livres de l'Achilléide ne sont pas autre chose.
Si l'on en croit Stace, ces deux poëmes n'étaient qu'un essai de ses forces. Il rêvait une épopée plus haute, toute nationale; mais il voulait s'y préparer en traitant de moindres sujets. Cette épopée, c'étaient les exploits incomparables de Domitien. Qui osera regretter que la mort n'ait pas permis au poëte d'exécuter ce noble projet?

§ VI.

SILIUS ITALICUS.

Stace n'était pas le seul qui rêvât de s'asseoir sur le Parnasse au-dessous de Virgile ; plusieurs de ses contemporains ambitionnaient la même gloire, et prirent à peu près le même chemin pour y parvenir. Je tâcherai, en parlant de Silius Italicus et de Valerius Flaccus, d'éviter les redites : il suffit d'avoir montré à propos de la Thébaïde les procédés de cette triste école. C. Silius Italicus a une physionomie toute particulière.
S'il est mauvais poëte, il ne peut en accuser la pauvreté, cette cruelle ennemie du génie, qui a étouffé dans leur germe tant d'oeuvres sublimes. Il est riche, fort riche ; il possède de nombreuses maisons de campagne, en Campanie, près de Naples; c'est un personnage considérable et considéré, qui a été honoré trois fois du consulat, qui a vu un de ses fils obtenir la même dignité, qui a gouverné en qualité de proconsul cette belle province de l'Asie, si convoitée par les magistrats sortant de charge. Il a traversé les règnes de Néron qui le nomma consul l'année même de sa mort, de Galba, d'Othon, de Vitellius, de Vespasien, de Titus, de Domitien, sous qui il obtint son troisième consulat, et il est mort sous Trajan. Sa mort fut volontaire : malade d'un abcès jugé incurable, il refusa toute nourriture, et quitta volontairement la vie à l'âge de soixante-quinze ans.
Par quels moyens réussit-il à se faire accepter de tous les empereurs? Ce fut un habile politique; il poussa même un peu loin cette habileté sous Néron, en se faisant délateur, ce qui nuisit quelque peu à sa réputation. Mais il effaça la honte de ce premier métier par une honorable retraite ; c'est Pline, son aîné, qui parle ainsi. Il aimait les belles-lettres, particulièrement l'éloquence et la poésie. Il avait un véritable culte pour Cicéron et pour Virgile, pour Virgile surtout; il faisait une collection des bustes de ce grand poëte, achetait le lieu où s'élevait son tombeau, et célébrait le jour de sa naissance avec plus de pompe que le sien propre. Cette passion lui inspira l'idée d'écrire un poëme épique : il se mit à l'oeuvre étant déjà vieux, et lut plusieurs fois en public des fragments de son travail. Les applaudissements ne lui manquèrent pas : il était riche et personnage consulaire. Ses confrères en poésie chantèrent ses louanges. Martial le met tout simplement sur la même ligne que Virgile. Mais brusquement tout ce bruit s'éteint; le silence et l'oubli se font autour de ce nom, l'oeuvre elle-même disparaît. Ce n'est qu'au quinzième siècle qu'elle est exhumée de la poussière d'une bibliothèque par un de ces hardis promoteurs de la Renaissance, le Pogge ; et aujourd'hui même les critiques les plus bienveillants ont de la peine à se réjouir convenablement de cette trouvaille. C'est qu 'en effet l'oeuvre est médiocre. Pline, qui a l'esprit fort délicat, dit de Silius : « il faisait des vers avec plus d'application que de génie. ». Le poëme de Silius Italicus a pour titre Punica, et il se compose de dix-sept livres. Le poëte s'est arrêté quand la matière lui a manqué : c'est elle qui le menait et non lui qui la traitait à sa guise. Le sujet est le récit en vers de la seconde guerre punique, qui commence, comme on sait, à la prise de Sagonte par Annibal, et finit à la bataille de Zama. On ne comprend pas pourquoi le poëte n'a pas raconté la troisième guerre punique : cela lui aurait permis d'aller jusqu'à vingt-quatre livres, comme Homère, et la prise de Carthage avait de quoi tenter un peintre de génie. Mais bornons-nous à examiner non ce qu'il aurait pu faire, mais ce qu'il a fait. A quel genre rattacher ce poëme ? Les érudits ont été fort embarrassés. Est-ce une épopée ? On pourrait le croire, car le merveilleux y tient une certaine place. Est-ce une composition historique versifiée ? Cette opinion est assez vraisemblable, car les événements, les personnages, la description des lieux, tout est réel. On considère même Silius Italicus comme une autorité, et son témoignage sert à contrôler ou à compléter celui des historiens.
Il faut bien le reconnaître, les Puniques n'appartiennent à aucun genre connu jusqu'alors excepté pourtant au genre ennuyeux. On a allégué, pour défendre Silius Italicus, l'exemple de Naevius, et d'Ennius, qui célébrèrent en vers ces mêmes guerres puniques; mais il nous est impossible de juger la composition de leur oeuvre, qui a péri presque en entier, et il est hors de doute que le merveilleux n'y tenait pas la place qu'il occupe dans Silius. Rien de plus étrange que ce récit historique, exact,
scrupuleux, minutieux même, brusquement interrompu par l'intervention bizarre d'une divinité. Nous suivons sur la carte cette admirable campagne d'Annibal, parti d'Afrique, débarqué en Espagne, traversant le midi de la Gaule, franchissant les Alpes, battant l'une après l'autre quatre armées romaines, puis forcé de s'arracher à cette Italie devenue sa proie pour courir à la défense de Carthage, vaincu enfin dans un dernier combat, et fuyant pour aller dans le reste du monde susciter des ennemis à Rome. Grande et noble histoire, dramatique surtout, si cette figure imposante d'Annibal domine tous les événements, s'il nous apparaît tirant de son propre génie toutes ses ressources, créant une armée, une discipline, une tactique, accomplissant enfin ce serment prononcé sur les autels dès l'âge de neut ans d'être jusqu'à sa mort l'implacable ennemi de Rome. Placez derrière un tel homme des Dieux qui le poussent, le retiennent, lui donnent la victoire, la lui enlèvent, et Annibal disparaît pour ne laisser au premier plan que des machines poétiques usées que le bon sens repousse, qui glacent l'imagination. Là, est l'incurable faiblesse de l'oeuvre. Le fabuleux et le réel ne s'y fondent point loin delà, ils se gênent et s'excluent. Le merveilleux de l'Énéide nous semble parfois quelque peu factice; ici c'est bien autre chose! Qu'on en juge par quelques-unes des inventions de Silius en ce genre, je dis inventions; le vrai mot serait imitations, car Silius n'inventait rien.
C'est Junon, l'éternelle ennemie des Troyens, et par conséquent de Rome, qui suscite Annibal ; Vénus, de son côté, supplie Jupiter de défendre les descendants d'Énée. Le dieu y consent et il prédit les destinées glorieuses de l'empire romain qui aura le bonheur d'être gouverné un jour par Domitien. Cette prédiction semble insuffisante au poëte, et il introduit Protée, qui la reprend et la développe tout au long, en pillant sans pudeur le sixième livre de l'Énéïde et le quatrième des Géorgiques. Ce sujet exerçant un charme particulier sur l'imagination du poëte, il met en scène la Sybille de Cumes, qui refait d'après Virgile la peinture des enfers. Voilà quelques-uns des lambeaux de pourpre que Silius coud à ses narrations historiques, quand il lui prend fantaisie de donner plus d'éclat à son oeuvre. L'Énéide tout entière se retrouve là en lambeaux informes. La soeur de Didon, Anna, s'y rencontre avec le prétendant malheureux larbas. Des jeux funèbres sont célébrés sur le modèle du cinquième livre de l'Énéide. Le malheureux Annibal est condamné par le poëte à poursuivre pendant la bataille de Zama un fauxScipion, ou plutôt un fantôme fait à l'image du Romain par Junon. C'est un songe qui l'empêche d'aller assiéger Rome après la bataille de Cannes. Silius a même osé voler à Virgile la plus forte conception épique de l'Énéide. Énée s'obstine à défendre Troie déjà envahie par les Grecs; tout à coup Vénus lui apparaît, et, lui arrachant le bandeau qui couvre sa faible vue de mortel, lui montre les divinités ennemies de Troie qui accomplissent l'oeuvre de vengeance et de destruction. Junon dessille aussi les yeux d'Annibal et lui découvre sur chaque colline de Rome les dieux prêts à la défendre. On pourrait multiplier ces rapprochements, mais à quoi bon?
Silius pille de préférence à tout autre son cher Virgile ce qui ne l'empêche pas d'emprunter à Homère l'idée d'un festin, où un aède, Teuthras, charme les oreilles d'Annibal, en lui racontant les exploits des anciens héros. Il va même jusqu'à prendre dans Prodicus ou dans Xénophon la vieille allégorie d'Hercule placé entre le vice et la vertu ; seulement son Hercule à lui s'appelle Scipion. On pourrait être tenté de croire que là s'arrêtent ses déprédations, il n'en est rien. Sa victime de prédilection, c'est Tite-Live. On connait cette admirable partie de l'oeuvre de l'éloquent historien, le début solennel qui l'annonce, l'ampleur et la majesté du récit si habilement coupé par ces portraits, véritables chefs-d'oeuvre, ces discours qui sont le vivant commentaire des faits, et ces épisodes dramatiques qui donnent à la couleur générale je ne sais quoi de plus éclatant. Vous retrouverez tout cela dans Silius Italicus ; il suit pas à pas l'historien en Afrique d'abord, puis en Espagne, en Gaule, en Italie, il se conforme à l'ordre suivi par son modèle, choisit pour les raconter les mêmes épisodes. De hardis commentateurs, frappés de cette servile déférence, ont recherché sous les vers de Silius la prose de Tite-Live dans les épisodes qui ne nous ont pas été conservés (première guerre punique, Régulus), et ils ont cru en découvrir des fragments, comme d'autres ont cru retrouver parfois dans Tite-Live des tronçons des Grandes Annales. C'est qu'en effet Silius ne se borne pas à emprunter à l'historien la matière et la composition, il essaye de lui prendre son style! chose incroyable, vraie cependant. Qu'on lise et que l'on compare par exemple dans les deux auteurs l'épisode célèbre de Pacuvius et Pérolla : on sera confondu de ce procédé d'imitation qui consiste à enchaîner dans les entraves du rhytme la libre et puissante prose de Tite-Live. Tels sont les procédés de Silius Italicus. Un de ses éditeurs, Ruperti, après avoir longuement essayé de le faire valoir, a très ingénieusement avoué que la lecture de ce poëte pouvait être très utile aux jeunes gens : en quoi? En leur montrant, au moyen des rapprochements sans nombre qu'elle amène, que Silius n'avait pas d'invention, qu'il empruntait tout à autrui, et que son style est bien inférieur à celui de Virgile et de Tite-Live. C'est le réduire à n'être qu'un repoussoir. Peut-être en effet n'est-il pas autre chose.
Deux choses cependant plaident en faveur de Silius Italicus : le choix d'un sujet national et la pureté de la diction. S'il n'a pu concevoir le plan d'une épopée, en disposer toutes les parties d'après une idée générale, conserver la variété sans sacrifier l'unité, du moins il n'est pas allé demander aux légendes fabuleuses de la Grèce une matière usée. Enfin, lecteur et admirateur passionné de Cicéron et de Virgile, il a puisé dans le commerce de ces grands écrivains des qualités qui devenaient de plus en plus rares, le respect de la langue, la propriété des termes et une simplicité relative. Ce n'eût pas été lui faire pleine justice que de garder le silence à ce sujet.

§ VII.

VALÉRIUS FLACCUS.

On ne sait trop quel personnage était C. Valérius Flaccus Balbus Setinus, auteur d'un poëme épique incomplet, intitulé Argonautica. Quelle était sa famille? où est-il né? Les érudits sont réduits sur tous ces points à des conjectures plus ou moins ingénieuses. On trouve dans Martial un certain nombre d'épigrammes fort élogieuses adressées à un Flaccus ; mais ce Flaccus était riche, il avait une belle maison de campagne à Baies, des objets d'art, de beaux esclaves; c'était un homme qu'il pouvait être utile de flatter, tandis que notre poëte semble n'avoir rien possédé de tout cela. Martial n'eût pas manqué de vanter l'excellence d'un poëte opulent, comme il se fût certainement abstenu de louer un poëte pauvre.
Une ligne de Quintilien, voilà, à vrai dire, le seul témoignage que l'antiquité nous ait laissé sur Valérius Flaccus : « Nous venons de faire une grande perte dans la personne de Valérius Flaccus. » On peut en conclure que le poëte était fort jeune encore quand il mourut, et que sa perte excita les regrets des connaisseurs. Quant aux critiques du seizième siècle, ils lui ont été généralement très favorables, sauf Scaliger qui, dans l'Hypercritique traite le pauvre Valérius avec une extrême sévérité, le trouvant surtout dur et sans grâce. Presque tous les autres érudits le placent immédiatement après Virgile, et lui immolent parmi ses prédécesseurs et ses contemporains celui qu'ils honorent d'une particulière aversion, surtout Lucain et Stace.
L'expédition des Argonautes à la recherche de la Toison d'or est un des sujets les plus chers aux poëtes de l'antiquité grecque et latine, j'entends aux poëtes de seconde main. Que d'épisodes brillants à raconter, quelle variété! C'était l'Iliade et l'Odyssée réunies dans le même sujet : des combats, des voyages, des légendes de toute nature, des prodiges extraordinaires. D'abord le récit de la disparition d'Hylas, qui était, aux temps de Juvénal, devenu un intolérable lieu commun puis le fameux combat du ceste dans le pays des Bébryces ; l'histoire des femmes de Lemnos, meurtrières de leurs époux, et qui accueillent si bien les Argonautes ; l'amour de Médée pour Jason, les charmes, les philtres, les sortiléges de tous genres qui assurent au héros la victoire, et enfin le retour en Grèce avec Médée. Ajoutez à cela la description des lieux où abordent les navigateurs, les légendes qui leur attribuent la fondation de plusieurs colonies, et enfin le nombre considérable des héros qui étaient montés sur le navire Argo, et qui devaient plus tard s'illustrer par tant d'exploits. Peu de matière plus riche que celle-là, mais en même temps je ne sais quoi de vague ; un élément nouveau introduit dans la légende, la magie ; ce personnage étrange de Médée, qui importe en Grèce les charmes, les philtres, tout l'attirail d'une science nouvelle : tout cela marquait d'une empreinte relativement moderne l'histoire de l'expédition.
L'Illiade n'en fait aucune mention : c'est plus tard que naît cette légende imaginée évidemment pour expliquer sous la forme anthropomorphique l'introduction en Grèce de certaines pratiques de la religion plus sombre de la Thrace. Valérius Flaccus n'a point essayé de décomposer les éléments de la légende ; il l'a reproduite fidèlement dans toutes ses parties. Il avait sous les yeux un modèle grec, qu'il a suivi le plus souvent avec la plus scrupuleuse exactitude, Apollonius de Rhodes, poëte alexandrin, auteur d'un poëme en quatre livres sur le même sujet. Seulement il avait conçu son ouvrage sur de plus vastes proportions, car il devait contenir au moins dix livres, si ce n'est douze. Il s'arrête après le huitième. Quel est le caractère de l'oeuvre? C'est une imitation originale. Valérius appartient à cette classe d'écrivains consciencieux, non sans talent, qui n'ont pas l'imagination créatrice, n'inventent rien, mais, sur un sujet déjà traité, trouvent de fort heureuses variations. Ce qui le distingue profondément du modèle grec, c'est la gravité. Apollonius en est complètement dépourvu : il est spirituel, ingénieux, gracieux. Il se complaît dans les petits détails où il excelle ; jamais une image forte, une conception élevée. Cet amour si tragique de Médée pour Jason, amour né dans le crime, qui vit par le crime et que dénouera un dernier crime, le plus affreux de tous, le meurtre des enfants par leur mère, ne lui inspire que des peintures jolies, fades, analogues à ce que nous lisons dans Dorat ou Bernis. Valérius Flaccus a senti le côté dramatique de cette passion. Il a conservé les vieilles machines de Vénus et Junon s'unissant pour troubler l'âme de Médée ; mais la passion qui naît dans ce coeur indomptable, il en a du premier coup senti et rendu le caractère. C' est « un amour mêlé de haines », amour que le remords empoisonne dès sa naissance, et qui ressemble à ces terribles maladies de l'âme qui enlèvent la liberté sans ôter la raison, qui précipitent dans l'abîme, mais après en avoir fait mesurer toute la profondeur. Là est l'originalité de Valerius Flaccus, et voilà ce qui justifie les regrets de Quintilien.
Il suit son modèle grec, mais où l'autre s'attarde à cueillir des fleurs, il glisse ; où l'autre passe rapidement, il s'arrête et donne aux personnages et aux faits un relief plus énergique. Les commentateurs ont blâmé les vers qui suivent, que pour moi je trouve d'une grande beauté, et qui appartiennent en propre au poëte. Il s'agit de Médée, qui ressent les premières atteintes de sa fatale passion. « Elle se penche, elle regarde par la porte ouverte si son père devenu plus doux ne rappelle point les Argonautes, elle cherche encore le visage de l'étranger. Tantôt languissante, désolée, elle s'enferme seule dans sa chambre, ou bien se précipite dans le sein de sa soeur chérie, comme dans un asile, essaye de parler et se tait. Souvent elle s'attache plus caressante à ses parents, elle couvre de baisers les mains de son père. Ainsi une chienne qui vit dans la chambre, que l'on caresse à la table du maître, dès qu'elle se sent atteinte d'un mal inconnu, de la rage qui couve en elle, malade, se met à parcourir en gémissant avant de prendre la fuite, toutes les parties de la maison. »

CHAPITRE III

Quintilien. — Pline l'Ancien. — Pline le Jeune.

§ I.

On ne sait rien de bien précis sur la vie de Quintilien. Suivant l'opinion la plus généralement accréditée, Mareus Fabius Quintilianus est d'origine espagnole; il est né à Calagurris (Calahorra) vers l'an de Rome 796 (42 après J.-C.), et il mourut fort âgé sous le règne d'Hadrien. Il fut amené à Rome par Galba, lorsque celui-ci se décida enfin à accepter l'empire. A Rome, il occupa une place brillante au barreau, ce que semble attester le vers de Martial. « Gloria Romanae, Quintiliane, togae.» Mais il se distingua surtout comme rhéteur, ce qu'indique cet autre vers de Martial. «Quintiliane, vagae moderator summe juventae. » Juvénal ne voit guère en lui autre chose. Son enseignement eut le plus grand succès ; l'empereur Domitien lui assigna sur le fisc un traitement de cent mille sesterces, et de plus le choisit pour précepteur des deux fils de sa nièce. Quelques écrivains prétendent même qu'il fut élevé au consulat, mais le vers de Juvénal sur lequel ils se fondent peut signifier simplement qu'on lui accorda les ornements consulaires ; c'était une distinction purement honorifique, de vanité pour ainsi dire, comme savent en imaginer les princes qui veulent varier et économiser leurs faveurs. Si l'on s'en rapporte à ce passage de Juvénal, Quintilien était riche ; mais, d'un autre côté, ce fut Pline qui dota sa fille. Peut-être la mort de Domitien supprima-t-elle le traitement de Quintilien; peut-être n'était-il riche que relativement aux autres rhéteurs que Juvénal nous représente comme mourant de faim. Quoi qu'il en soit,Quintilien, après avoir enseigné l'éloquence pendant vingt années, prit sa retraite.
Il était à peine âgé de quarante-six ans. Il aurait pu consacrer les loisirs de son âge mûr à composer un ouvrage parfait de tout point; mais il nous apprend qu'il ne donna que deux ans à son livre de l'Institution Oratoire, le seul de ses écrits qui nous soit parvenu. Sa vie, comme on voit, nous apprend peu de chose sur son caractère ; son livre est aussi fort sobre de renseignements. Il perdit presque coup sur coup une femme et deux enfants; mais il puisa des consolations dans le travail.
C'est lui qui nous l'apprend. Il nous apprend aussi que Domitien avait toute son affection et toute son admiration. Ce prince était aux yeux de Quintilien un grand capitaine, un administrateur de génie et surtout un excellent poëte. Seulement la direction des affaires du monde lui laissa trop peu de loisir pour cultiver les Muses. Il est utile de rappeler toujours ces basses adulations; elles sont un signe du temps, et elles font connaître un homme.
Ajoutons encore que, dans sa préface, Quintilien traite avec le plus grand mépris les philosophes, ces hommes sombres et tristes, qui affectaient l'austérité sans doute pour faire de l'opposition à César. Or César venait de les bannir; rien donc de plus opportun et de plus courageux que ces invectives du rhéteur salarié. Bien que Quintilien eût été honoré des ornements consulaires, il ne fut pas un homme public ; il n'exerça aucune fonction, ne servit point dans les armées; ce fut un rhéteur, rien qu'un rhéteur. Son livre est le résumé complet de sa vie, de ses idées; tout cela est absorbé dans l'étude de la rhétorique. Ce point est important à signaler. Jusqu ici pas de citoyen romain qui se soit enfermé dans un horizon aussi borné. Voyons quel est le caractère de l'Institution oratoire.
J'ai eu plus d'une fois l'occasion de montrer quelle était l'importance, je dirai même la nécessité de l'éloquence a Rome. Il était absolument impossible d'exercer une influence quelconque sur la direction des affaires publiques, si l'on ne possédait l'art de la parole. On ressemblait à un homme sans armes jeté au milieu d'hommes armés. Mais sous les empereurs il n'en fut plus ainsi. Plus d'émeutes au forum, plus de grands procès, plus de délibérations imposantes au sénat, plus d' élections libres.
Cependant l'éloquence demeura le premier des arts pour les Romains, qui méprisaient à peu près tous les autres comme puérils ou serviles. Quintilien est le maître qui convient à ce temps misérable; son enseignement est parfaitement proportionné aux besoins de ses contemporains. Il enseigne un art qui meurt d'inanition pour ainsi dire, et il partage toutes les illusions de ceux à qui il l'enseigne. Vous chercheriez en vain dans Quintilien un souvenir, un regret de la liberté perdue, de l'immense carrière ouverte autrefois à l'éloquence ; de tout cela il n'a aucun souci. Il est de son temps, un des heureux de son temps, et c'est pour les hommes de son temps qu'il écrit. Ce n'est donc pas un orateur qu'il veut former, bien qu'il semble en avoir la prétention, c'est un avocat, c'est un plaideur de causes (causidicus). Il a beau vouloir s'en défendre, il faut lui infliger son véritable caractère. Il est bon même d'ajouter que les seules causes possibles alors sont des procès civils, ce qui réduit encore l'importance de l'avocat ; car, sous la république, il y avait peu de causes civiles; toutes étaient plus ou moins des causes publiques. Il y eut cependant quelques procès dignes de ce nom sous les empereurs, ceux de Thraséas, d'Helvidius Priscus, d'Arulénus Rusticus, de Sénecion : ces grands citoyens furent déférés à César par des délateurs d'une éloquence incontestable; Tacite nous a conservé leurs noms. Quintilien put assister à la plupart de ces procès;il put constater lui-même l'abus déplorable que les accusateurs faisaient des plus beaux dons de la nature et de l'art. Mais il s'est tu sur les crimes de lèse-majesté, sur les victimes et sur les bourreaux. Tacite et Pline ont parlé. Il restait en eux une âme de citoyen, Quintilien est un rhéteur.
Il l'est avec passion. Il ne fit rien autre chose toute sa vie que parler et enseigner à parler. A-t-il eu une idée bien nette de l'éloquence et de sa dignité? On va en juger. Il examine ce que c'est que la rhétorique. Il voit en elle un art, le premier de tous, il y voit même une vertu. Il immole tous les autres arts à celui-là; et il va jusqu'à prétendre que l'orateur est orné de toutes les qualités du coeur et de l'esprit. En conséquence, il a le plus profond mépris pour la philosophie, et il reproche amèrement à Cicéron, son idole cependant, l'importance qu'il accorde à la philosophie dans la formation de l'orateur. Il ne veut pas admettre que ce soient des sages qui aient été les premiers législateurs des peuples. Selon lui ce sont des hommes habiles dans l'art de la parole ; comme s'il ne fallait pas avoir des idées avant de les exprimer! Bref, à ses yeux la rhétorique se suffit à elle-même. Quand on sait parler, on n'a pas besoin de penser; ou si l'on aime mieux, par cela seul qu'on sait parler, on a tout le reste par surcroît. Cicéron disait : « Si je suis orateur, je le dois moins aux officines des rhéteurs qu'aux enseignements des philosophes » Aristote appliquait à l'étude de la rhétorique cette puissante raison qui, partant de principes généraux, aboutit par une déduction invincible aux applications pratiques : tout autre est le point de vue auquel se place Quintilien. Tout ce qui est général lui échappe; il ne sait ce que c'est qu'un principe; jamais il ne remonte aux éléments des choses.
Quel est donc le véritable caractère de son ouvrage? C'est un recueil de recettes propres à former un homme qui saura bien parler, je ne dis pas bien penser : Quintilien laisse de côté ce détail. Une rapide analyse de l'ouvrage fera mieux comprendre le but qu'il se propose et les moyens qu'il emploie. Il veut former l'orateur complet, sinon parfait. Il le prend au berceau, il lui donne une nourrice de moeurs honnêtes, et surtout parlant purement ; il exige les mêmes qualités du pédagogue qui succède à la nourrice, puis du grammairien qui succède au pédagogue. La tâche du grammairien est plus étendue. Il enseignera l'orthographe, les premiers éléments des sciences, y compris la philosophie et l'astrologie (astronomie) à douze ans, puis il exercera son élève à traiter de petits sujets, soit des fables d'Ésope, soit ce qu'on appelle des chries. Enfin l'enfant est confié au rhéteur. Celui-ci sera aussi de moeurs pures, il se fera aimer, il imposera le respect. L'enseignement sera d'abord comme divisé : il exercera les enfants sur chacune des parties de l'oraison, narration, proposition, réfutation, etc., il les habituera à soutenir des thèses ; par exemple, ils referont le plaidoyer de Cicéron en faveur de la science militaire opposée à la science du jurisconsulte; ils étudieront dans les orateurs et les historiens des modèles qu'ils devront ensuite analyser et commenter. Puis on leur donnera des matières de déclamations, en ayant soin de les choisir vraisemblables, voisines de la réalité ; seulement on leur permettra un certain luxe d'ornements. Voilà l'enseignement préliminaire, pour ainsi dire. Le rhéteur pénètre ensuite dans le détail de la rhétorique proprement dite. Ici je ne le suivrai pas. Les livres qui traitent du genre démonstratif, délibératif, judiciaire, de l'invention, de la disposition, de l'élocution et même de l'action, n'offrent rien d'original. Ces préceptes étaient connus depuis longtemps, Quintilien ne fait pas difficulté de l'avouer; mais ils n'avaient pas encore été exposés avec des développements aussi complets. Le dixième et le douzième livre sont plus originaux. Dans le premier, Quintilien passe en revue la plupart des écrivains grecs et latins dont il recommande la lecture à son orateur. Il juge chacun d'eux brièvement, sèchement, sauf Sénèque, qu'il a dans une aversion particulière. La plupart de ses jugements sont d'un esprit médiocre et sans portée. C'est toujours au point de vue de la rhétorique qu'il faut lire : tous les grands génies d'autrefois semblent n'avoir existé que pour grossir les provisions de l'avocat ; la forme seule en eux attire l'attention de Quintilien. Le douzième livre est relatif aux moeurs de l'orateur. Il doit être, comme l'exigeait Caton, « un homme de bien qui sait parler. » Est-ce à dire qu'un scélérat éloquent ne mérite pas le nom d'orateur? Quintilien est de cet avis, et il se trompe. La définition de Caton n'est pas une définition scientifique ; ce n'est pour ainsi dire qu'une opinion : il lui semble que ce nom d'orateur est si beau, si glorieux, qu'on ne doit pas l'attribuer à des gens sans conscience, fussent-ils doués de génie. Mais Quintilien va plus loin : il nie qu'on puisse être orateur et malhonnête homme. Que pensait-il donc d'Eschine, de Démade, d'Éprius Marcellus et de Régulus ses contemporains? C'est toujours la même faiblesse de conception, l'impossibilité de s'élever à une idée générale. Ici, du moins, la restriction emporte avec elle son excuse ; elle part d'un certain amour de la vertu.
Les chapitres qui traitent des causes qu'on doit accepter ou refuser, sont aussi inspirés par de très honnêtes sentiments. Le dernier est consacré à la retraite que doit prendre l'orateur afin de ne pas se survivre à lui-même, et des occupations de son loisir. Tel est dans ses caractères généraux cet ouvrage qui fut comme le testament de l'éloquence romaine. Il ravit les contemporains, et fut salué avec enthousiasme par les hommes de la Renaissance, lorsque le Pogge mit au jour le manuscrit retrouvé au monastère de Saint-Gall. Il jouit encore de nos jours d'une grande autorité : le dix-huitième siècle, si irrévérencieux envers l'antiquité, a traité Quintilien avec une indulgence et un respect peu communs. Son livre en effet abonde en préceptes excellents : l'auteur a du goût, de la mesure, et l'on sent qu'il aime passionnément l'art qu'il enseigne. Il y a encore un autre côté par où il se recommande à l'estime. Il fut le ferme adversaire des vices à la mode, et il essaya de remonter jusqu'aux anciens modèles de l'âge classique. De là, sa passion pour Cicéron que l'on affectait de mépriser sur la foi de Sénèque. En une foule de passages, il signale avec vivacité les déplorables enseignements que reçoivent les jeunes gens des déclamateurs en renom ; il fait une guerre opiniâtre à ces affectations de langage qui énervaient, corrompaient le vieil idiome : il réclame en faveur du naturel et de la simplicité, bien qu'il avoue que de son temps Cicéron paraîtrait trop peu fleuri. Il conseille donc aux jeunes gens de lire et d'étudier les anciens. « C'est à eux, dit-il, qu'il faut demander la pureté, l'élévation, et pour ainsi dire la virilité. » Aveu bien remarquable.
Comment n'a-t-il pas vu que ce qui faisait des hommes autrefois, c'était la liberté? Il y avait un beau livre à écrire sur ce sujet. Quintilien l'a peut-être écrit. Un de ses ouvrages perdus avait pour titre : Des causes de la corruption de l'éloquence. Mais si ce point de vue l'avait frappé, l'Institution oratoire aurait un tout autre caractère. Comment ne pas le regretter, quand on trouve dans ce livre des pensées comme celle-ci? « Si les anciens nous ont surpassés, ce n'est pas tant par le génie que par le but. » Quintilien, comme Tacite et tant d'autres, avait-il renoncé à ce but que se proposaient les anciens, c'est-à-dire, la liberté, la vie publique, et pensait-il que ses contemporains ne méritaient pas d'autre enseignement que celui d'une rhétorique froide, vide, sans portée ? Protester contre les raffinements du mauvais goût, de la déclamation, rappeler l'antique tradition, les purs modèles de langage sain et viril, c'est encore une belle tâche; mais quelle oeuvre inutile, quand on ne peut combattre ni même signaler les causes de cette incurable décadence?

§ II.

PLINE L'ANCIEN.

Pline l'Ancien (C. Plinius Secundus) est né à Novocomum ou à Vérone, car il appelle compatriote Catulle qui est né dans cette dernière ville, la neuvième année du règne de Tibère (année 776, 22 après Jésus-Christ), et il est mort à cinquante-six ans (832, 79 après Jésus-Christ). Il périt dans la fameuse éruption du Vésuve, qui ensevelit les villes d'Herculanum, de Pompeï et de Stabies. Il se dirigea vers le Vésuve pour explorer de plus près le phénomène dont il était témoin, et sa curiosité scientifique lui coûta la vie. C'était un honnête homme que les règnes affreux de Claude et de Néron remplirent d'une profonde tristesse. Elle ne le quitta plus, même lorsque son ami Vespasien parvint à l'Empire, et apporta quelque soulagement aux misères qui avaient si longtemps pesé sur Rome. Il remplit exactement tous ses devoirs de citoyen, fit d'abord la guerre en Germanie où il fut préfet d'une aile; puis de retour à Rome, il se livra à l'étude de la jurisprudence et plaida. Néron, vers la fin de son règne, le nomma son procurateur en Espagne, et Pline garda ces fonctions, dont on n'a pas encore bien défini le caractère, jusqu'au règne de Vespasien.
Quelle position occupa-t-il sous ce prince, dont il était l'ami, on ne sait. Il était, quand il mourut, préfet de la flotte réunie au promontoire de Misène.
C'était un travailleur infatigable. Il faut lire dans les lettres de Pline, son neveu (lib. III, 5), l'emploi qu'il faisait de son temps. Le sommeil le surprenait sur ses livres : à table, au bain, partout, il lisait, ou se taisait lire, et toutes ses lectures, il les résumait dans des analyses minutieuses. Ces extraits montaient vers le milieu de sa vie à plus de cent soixante volumes, et il écrivait au verso de ses pages, en caractères très fins. Un de ses amis, Licinius, lui offrit jusqu'à quatre cent mille sesterces de cette bibliothèque. Si Pline avait eu de l'imagination, des idées personnelles, s'il eut trouvé en son propre esprit des ressources suffisantes, il n'eût point consumé sa vie dans cet éternel travail de compilateur. Mais ce n'est qu'un compilateur. Il aborda une foule de sujets, et ne semble avoir eu de préférence pour aucun. Soldat en Germanie, il compose un traite sur l'emploi du javelot dans la cavalerie (de Jaculatione equestri). De retour à Rome, il perd Pomponius Secundus, son chef, et il écrit aussitôt une biographie de ce personnage. Dans les premières années du règne de Néron, il consacre ses loisirs à rédiger trois livres sur la profession d'avocat (studiosorum libri tres).
Puis, revenant aux souvenirs de sa vie militaire, il raconte en vingt livres l'histoire des guerres de Germanie (germaniea bella). Puis son activité se tourne d'un autre côté, et il écrit huit livres sur des questions de grammaire (dubii sermonis libri octoi). Enfin, après la mort de Néron, il songea à donner une suite à l'histoire d'Aufidius Bassus, et il raconta en trente et un livres les événements qui s'étaient accomplis depuis le règne de Néron jusqu'à celui de Vespasien.
Aucun de ces ouvrages ne vous est parvenu, et nous ne pouvons juger Pline que d'après son grand travail qui parut un an avant sa mort, et qui a pour titre Histoire naturelle en trente sept livres. Dans le premier livre, qui est à la fois une dédicace à Titus et une table des matières, il marque le but qu'il s'est proposé : il veut présenter non un simple tableau des connaissances humaines, mais une véritable encyclopédie. Il y a peu de sciences en effet qui n'apportent leur contingent à cette volumineuse compilation. La physique, la botanique, la. zoologie, l'astronomie, la médecine, l'agriculture, la minéralogie y sont traitées fort longuement. Il y est question aussi de la peinture et de la statuaire. La philosophie n'y est point représentée.
On n'attend pas de moi que j'examine successivement chacune des parties de ce vaste ouvrage. Tous les critiques sont unanimes pour en reconnaître l'extrême importance. Ce n'est pas en effet des théories personnelles que Pline expose sur telle ou telle science : il nous fait connaître tout ce qui avait été écrit avant lui sur chacune d'elles,. Il remplace pour nous une quantité considérable de documents perdus ; et, si défectueux sur bien des points que soit son livre, il est resté et restera toujours le point de départ de toute investigation sérieuse sur l'antiquité.
C'est à peu près tout ce qu'on peut dire à son éloge. Les savants qui ont étudié Pline sont sortis de cette étude avec peu de considération pour l'auteur. Les hommes spéciaux ont trouvé en lui tant d'erreurs et si peu de critique, des ignorances si étranges, et une déférence si malheureuse pour des écrivains sans autorité, qu'ils n'ont pas eu de peine à montrer la faiblesse de cette érudition trop universelle pour ne pas être superficielle. C'est à peu près l'opinion de Cuvier, qui s'exprime ainsi : « Pline n'a point été un observateur tel qu'Aristote, encore moins un homme de génie, capable, comme ce grand philosophe, de saisir les lois et les rapports d'après lesquels la nature a coordonné ses productions. Il n'est en général qu'un compilateur, et même le plus souvent un compilateur, qui n'ayant point par lui-même d'idée des choses sur lesquelles il rassemble les témoignages des autres, n'a pu apprécier la vérité de ces témoignages, ni même toujours comprendre ce qu'ils avaient voulu dire. C'est en un mot un auteur sans critique, qui, après avoir passsé beaucoup de temps à faire des extraits, les a rangés sous certains chapitres, en y joignant des réflexions qui ne se rapportent point à la science proprement dite. »
Ce jugement nous dispense d'insister sur ce point ; j'ajoute cependant que Pline souvent aime mieux se tromper en suivant des autorités suspectes, que de décrire tout simplement ce qu'il a vu de ses propres yeux. Ainsi il donne de l'hippopotame la description la plus fausse, puisqu'il va jusqu'à parler de la crinière de l'animal, mais il l'emprunte à Hérodote et à Aristote.
Si, laissant de côté cette partie si importante de l'oeuvre de Pline, on examine en lui non le savant, mais le citoyen et l'homme, on est frappé de l'amertume dont est empreint son ouvrage. Le règne de Néron semble avoir produit sur cet honnête homme une impression ineffaçable. C'est à partir de ce moment qu'il s'est jeté dans ce travail absorbant et misérable de la compilation, comme s'il voulait s'abstraire du spectacle des choses humaines. Esprit faible et sans portée philosophique, mais d'une rare énergie, il a imputé aux dieux qui ne les empêchaient point les horreurs dont il a été le témoin. « Quand Néron régnait, dit-il, puisqu'il a plu aux dieux que Néron régnât. » « On croit que les dieux s'occupent des choses humaines, dit-il ailleurs, et qu'ils punissent les crimes ; cette croyance peut être utile ». Mais elle lui semble sans fondement sérieux. Car après tout la puissance des dieux est bien bornée : ils ne peuvent ni rendre la vie, ni assurer l'éternité d'un homme, ni faire que ce qui a été n'ait pas été, ni empêcher que deux fois dix ne soient vingt ; d'où il suit que ce que nous appelons dieu n'est pas autre chose que la nature (livre 11, ch. 5). Voilà une véritable profession de foi d'athéisme. Demandons à Pline ce qu'il pense de l'homme. Il a fait de ce roi de la création une peinture d'une rare énergie et d'une amertume poignante. Il le compare aux autres animaux envers qui la nature a été si bonne mère, et il se plaît à énumérer toutes les misères qui l'accablent depuis le jour où il a été jeté nu sur la terre nue, inaugurant la vie par des larmes, jusqu'à ce qu'il devienne la proie des passions et des calamités dont il est lui-même l'auteur. Nul homme n'est heureux ; celui-là seul a été traité par la fortune en enfant gâté, dont on peut dire qu'il n'est point malheureux.
Il n'a à vrai dire ici-bas qu'un bien, un seul, mais par là il est supérieur aux dieux, et ce bien c'est la mort. Voilà le grand, l'inappréciable bienfait dont l'homme est redevable à la nature. Il meurt, et il peut mourir quand il veut. Quant à ce qu'on appelle une autre vie, c'est une chimère ; l'âme n'est pas autre chose que le souffle vital : après la mort le corps et l'âme n'ont pas plus de sentiment qu'ils n'en avaient avant la naissance. »
Telle est la philosophie de Pline, c'est celle du désespoir. Ce regard désolé qu'il porte sur la destinée de l'homme, ce dégoût profond de la vie, cette soif du néant, voilà un singulier jour projeté sur ce temps misérable. Nous retrouverons cette sombre philosophie du découragement dans Tacite; elle est un des fruits naturels du siècle. Il faut y joindre les vertueuses indignations d'un honnête homme que les incroyables raffinements du luxe et de la débauche révoltent, et qui en a tracé des peintures d'une énergie remarquable. Chez lui, l'expression est rarement mesurée, elle part comme un trait et dépasse le but; mais elle a un singulier relief. La diction est heurtée, sans harmonie, tranchante ; une foule d'ellipses l'embarrassent ; rarement elle se déroule avec calme et régularité. On sent l'effort souvent pénible, l'affectation, l'âpreté, défauts qui sont plus sensibles à un époque où la langue assouplie était un instrument facile à manier; mais il y a telles idées étranges, amères, violentes, qui commandent pour ainsi dire un style comme celui-là.

§ III.

PLINE LE JEUNE.

Pline (C. Plinius Cecilius Secundus) est une des figures les plus intéressantes de cette période. Né sous le règne de Néron (62 après J. C.), il mourut dans les dernières années de celui de Trajan, vers l'an 112 après J. C. : il vit donc dans sa jeunesse le principat de Domitien, et jouit du bonheur accordé à l'empire par Nerva et Trajan. Contemporain de Tacite, il put dire comme lui : « Si nos ancêtres connurent quelquefois l'extrême liberté, nous avons, nous, connu l'extrême servitude. » Il assista au retour de ce qu'il croyait être la liberté; mais, comme il le dit lui-même, elle surprit tout le monde à l'improviste, on n'y était pas préparé.
J'examinerai successivement en lui la vie privée, la vie publique, la vie littéraire, et je le ferai à l'aide des deux seuls ouvrages qu'il ait laissés, ses lettres qui se composent de dix livres, et son Panégyrique de Trajan.
Sa vie privée est d'une remarquable pureté. Elevé par son oncle, Pline l'Ancien, qui l'adopta et lui donna son nom, il consacra à l'étude, aux devoirs de la vie de famille, à de nobles amitiés les belles qualités de l'esprit et du coeur dont il était doué. C'est une âme douce sensible, naturellement vertueuse. Marié fort jeune, il a pour sa femme Calpurnia une tendresse délicate et profonde. Il l'associe à tous ses travaux ; elle assiste à ses plaidoieries, se réjouit de ses succès; Pline témoigne à l'aïeul de Calpurnia les sentiments de la plus filiale déférence. Il porte dans le commerce ordinaire de la vie les mêmes besoins de bienveillance et de dévouement. Il imagine les subterfuges les plus ingénieux pour obliger ses amis, pour leur faire accepter un bienfait. Il dote la fille de son maître Quintilien, et s'en excuse avec une grâce charmante. Envers ses esclaves et ses affranchis, c'est un maître bon et généreux : il met en pratique le précepte de l'égalité, tant célébré par les philosophes d'alors, mais qui semble être resté pour la plupart purement théorique. Sa bonté n'a cependant rien de banal ; il sait haïr et même poursuivre ouvertement les scélérats, si puissants, si dangereux qu'ils soient. Ami du jeune Helvidius, plein de vénération pour sa veuve Fannia, digne descendante d'Arria, il demande en plein sénat le châtiment de son accusateur Certus, qui venait d'être nommé consul désigné. Il a retracé en termes énergiques l'histoire de Régulus le délateur et le captateur de testaments.
La vie politique de Pline est réglée sur le modèle des hommes de l'ancienne république. Rien de plus curieux et souvent de plus triste que les illusions rétrospectives de cet honnête homme. Il veut à toute force s'imaginer qu'il est le contemporain, parfois même l'émule de Cicéron. Il plaide sa première cause à dix-neuf ans ; puis va faire r une campagne en Syrie, revient à Rome, où il débute dans la vie publique par la charge de questeur, questeur de l'empereur, il est vrai, mais il n'y en avait plus d'autres. Puis il est élu tribun du peuple, et enfin à l'âge de trente et un ans, il parvient à la préture. C'était sous le règne de Domitien. Pline déjà célèbre, et par conséquent suspect, ami d'Helvidius, d'Arulenus Rusticus, de Sénecion, du philosophe Artémidore, tous gens de bien qui furent les dernières victimes de Domitien, ne peut dissimuler sa pitié pour ces nobles exilés, son mépris pour les délateurs qui les ont livrés à César. Heureusement Domitien est assassiné, et l'on trouve dans ses cassettes une accusation contre Pline. Ici commence l'épanouissement de cette aimable nature. Incapable de passions violentes, Pline n'eût jamais dit comme son ami Corellius: «Savez-vous pourquoi je me suis obstiné à vivre si longtemps, malgré des maux insupportables? ^
C'est pour survivre au moins un jour à ce brigand ? » Il n'aurait jamais écrit non plus l'admirable préface de la vie d'Agricola, où se détend l'âme comprimée de Tacite; mais il salua des jours meilleurs avec une joie réelle, et se poussa au grand jour, puisque Nerva et Trajan faisaient appel aux honnêtes gens. Il prit au sérieux ce retour prétendu aux institutions de Rome républicaine : « Il est vrai, dit-il, que tout l'empire se conduit à présent par la volonté d'un seul homme, qui prend sur lui tous les soins, tous les travaux dont il soulage les autres ; cependant par une combinaison heureuse, de cette source toute puissante il découle jusqu'à nous quelques ruisseaux, où nous pouvons puiser nous-mêmes. » Orateur en renom, honnête homme, il se plaît à jouer le rôle de Cicéron écrasant Verrès ; il fait condamner trois concussionnaires.
Il est vrai que c'est l'empereur qui rend la sentence ou la mitigé; mais la justice a reçu une satisfaction quelconque, et Pline a rempli un devoir, et il a reçu de tous des compliments pour sa fermeté et son éloquence. Il est ravi de joie quand un décret inaugure le scrutin secret dans les élections; il va jusqu'à s'imaginer que pour cela elles sont libres. Il a des indignations rétrospectives qui font sourire. Il rend compte du fameux décret du sénat qui glorifie la vertu, le talent, le dévouement, le désintéressement de l'affranchi Pallas.
Rentré dans la carrière des honneurs, consul, puis propréteur en Bithynie et dans le Pont, il s'acquitte de ses fonctions avec une modération et une activité au-dessus de tout éloge. Il est le bienfaiteur de ces riches contrées qui avaient tant souffert sous les règnes précédents. Pline consulte l'empereur sur les moindres affaires : la Bithynie est devenue pour lui le centre du monde. Trajan répond à toutes les questions délicates que lui pose son propréteur ; rien de plus curieux que ce commerce épistolaire de deux honnêtes gens qui veulent le bien, le cherchent et le font ensemble. C'est en Bithynie que Pline fut chargé de faire une enquête sur les chrétiens, qu'une persécution menaçait. Son rapport à ce sujet est le premier monument historique que nous possédions (1),

(1) On en conteste aujourd'hui l'authenticité.

c'est de plus l'acte d'un honnête homme, d'un homme éclairé, équitable, modéré. C'est sur ce fondement que les fabricants de légendes édifiantes ont fait de lui un chrétien, qui sous le nom de Secundus aurait peu de temps après subi le martyre. On peut considérer le Panégyrique de Trajan comme une sorte de testament politique de Pline. Je vais donc indiquer le caractère de ce singulier ouvrage, qui devint bientôt le modèle de toutes ces compositions inspirées par l'adulation et la platitude d'âme et de style.
Pline ayant été nommé consul, adressa à l'empereur un remercîment qui fut trouvé fort éloquent et fort ingénieux. Encouragé par le succès, il revit son travail, le développa, en fit un ouvrage considérable, si l'on songe au sujet. Il le lut pendant trois années de suite en public et aussi dans de petites réunions où l'on se disputait l'honneur d'être admis.Lisez le procès-verbal d'une de ces séances : « Désirant lire cet ouvrage à mes amis, je ne les invitai point par les billets d'usage, je leur fis seulement dire de venir si cela ne les gênait en rien, s'ils avaient quelque loisir, et vous savez qu'à Rome on n'a jamais ou presque jamais le loisir ou la fantaisie d'assister à une lecture. Cependant ils sont venus deux jours de suite et par le temps le plus affreux, et quand par discrétion je voulus borner là ma lecture, ils exigèrent de moi que je donnasse une troisième séance. Est-ce à moi, est-ce aux lettres qu'ils ont rendu ces honneurs? J'aime mieux croire que c'est aux lettres, dont l'amour presque éteint se rallume aujourd'hui. » Plus loin, cherchant d'autres causes à cet empressement, il dit : « Ce n'est point que l'orateur soit plus éloquent, mais son discours a été écrit avec plus de liberté et par conséquent avec plus de plaisir. » Il faut lire toute cette lettre pour avoir une idée des illusions où se complaisait la naïveté de cet orateur officiel si vertueux et si vain. Quant au Panégyrique en lui-même, c'est une oeuvre de bonne foi. Pline parle en homme convaincu : il admire, il aime Trajan, il est heureux d'être l'interprète de la reconnaissance publique. Son coeur s'épanche en remerciments sincères. Il est dans l'enivrement d'un homme qui, après avoir échappé à une horrible tempête, toucherait enfin le rivage de la patrie. Les misères passées, il les rappelle pour jouir pleinement de la félicité qui a suivi.
Une âme plus sérieuse ne se fût pas laissé ainsi ravir à une satisfaction sans mélange : elle eût compris que le règne d'un Trajan n'était qu'un accident, que, lui mort, un Domitien pouvait ramener les temps affreux qui finissaient à peine. Tacitel'aeue cette sombre perspective de l'avenir.
Lui aussi a rendu grâces à Nerva et à Trajan, mais quelle tristesse dans sa joie! « Les remèdes,dit-il, agissent plus lentement que les maux; il est plus facile d'écraser les caractères que de les relever. » Et de plus combien sont morts, que la cruauté du tyran a fait périr ! Et parmi ceux qui survivent, que de vieillards usés par une longue attente, et ce silence forcé qui semblait être le sommeil de la conscience humaine ! Pline n'a pas de ces regards mélancoliques jetés sur l'avenir. Son Panégyrique n'est guère qu'une longue antithèse : il rappelle les malheurs et les crimes du passé, pour les opposer aux vertus et aux félicités de l'état présent; de l'avenir, rien. Esprit léger et sans portée, qui s'absorbe dans une félicité sans fondement, et ne se dit même pas que ce qui a été peut être encore !
L'énumération des bienfaits de Trajan envers le monde tient la plus grande place dans le Panégyrique. Que n'a-t-il pas fait? Il a bien voulu se laisser adopter par Nerva, qui probablement était déjà dieu, quand il exécuta ce beau dessein, décerna l'apothéose à son père, non à la façon des Tibère, des Vespasien, mais appuyé sur le suffrage unanime de l'empire.
Empereur, il relève la discipline militaire et se couvre de gloire dans une foule d'expéditions. Son administration intérieure n'est pas moins remarquable. Il rétablit l'ordre dans les finances et rend compte de ses dépenses personnelles. Il comble le peuple de ses libéralités, non à la façon d'un Néron et d'un Domitien, pour détourner l'attention publique des désordres de sa vie, mais par amour de ses sujets. Il donne aux Romains des jeux splendides, non de viles représentations de pantomimes, mais des combats de gladiateurs, des combats de bêtes, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus propre à exciter le courage guerrier. Mais quel plus beau spectacle que celui de l'exil des délateurs ? Ces misérables sont entassés sur des vaisseaux et livrés aux hasards de la mer furieuse. Les gens de bien se réjouissent de leur supplice et remercient l'empereur. Lui, de son côté, se dépouille volontairement de l'infâme secours que la loi de lèse-majesté fournissait aux tyrans, loi monstrueuse « qui créait des crimes à ceux qui n'en avaient pas. » Il renonce aussi à ces successions que les condamnés léguaient à leurs bourreaux pour les attendrir en faveur de leurs enfants. Aussi, grâce à lui, la vertu, la sécurité renaissent. Les gens de bien osent se montrer au grand jour; la probité n'est plus un crime, l'indépendance est honorée par César. Autrefois, au contraire, les princes aimaient mieux les vices que les vertus des citoyens. Aussi cherchait-on pour leur plaire la réputation d'homme sans foi, sans honneur, sans scrupule. C'est qu'en effet (aveu bien remarquable) l'habitude d'une longue soumission nous a amenés à nous conformer tous aux moeurs d'un seul. Sous un prince comme Trajan, la vertu est pour ainsi dire à l'ordre du jour ; c'est le meilleur moyen de faire sa cour à César.
Aussi tout refleurit : la famille se reconstitue ; on ne craint plus d'avoir des enfants : ils grandiront sous la direction de maîtres éprouvés. Trajan n'a-t-il pas rappelé de l'exil les philosophes et les rhéteurs que Domitien avait bannis? Mais il n'est pas utile de pousser plus loin cette analyse : l'esprit de l'oeuvre est suffisamment indiqué. A quoi bon rappeler les incroyables illusions de Pline qui félicite l'empereur d'avoir refusé le consulat et le supplie de vouloir bien l'accepter? Il ne peut contenir son admiration quand il voit l'empereur se rendre aux comices, comme un candidat ordinaire, prêter serment, et attendre le dépouillement du scrutin. Ces innocentes comédies du maître qui veut paraître l'égal des autres citoyens, il les célèbre avec ravissement, et les prend au sérieux. Les mots de liberté, d'égalité reviennent sans cesse sous sa plume. De son héros il admire tout, sa justice, sa douceur, son affabilité, son goût pour la chasse. Il n'oublie pas non plus l'impératrice, digne compagne de ce grand homme, ni la soeur de César, ni les amis de César. Mais il le félicite surtout de n'abandonner point à des affranchis la direction des affaires : « Car tu sais bien, dit-il, que rien ne montre mieux la petitesse du prince que la grandeur des affranchis. » Aussi César faisant tout par lui-même crée des loisirs à Dieu qui n'a plus à s'occuper que du ciel ! Tel est le citoyen. Voyons le littérateur.
Son activité intellectuelle se porta de tous les côtés à la fois. Comme Cicéron qui fut son modèle, il fit des vers, écrivit des plaidoyers, songea à composer une histoire. A quatorze ans il écrivit une tragédie grecque. Mais il ne semble pas avoir eu un goût bien prononcé pour la philosophie. Son esprit essentiellement littéraire et oratoire ne le portait point aux spéculations élevées et profondes.
De tous ses maîtres celui qu'il eut en plus grande estime, c'est Quintilien, un rhéteur. D'une bienveillance un peu large, il accorde des éloges à tous ceux qui s'exercent dans un genre quelconque. Il aime les lettres avec passion et tous ceux qui s'y adonnent sont bien vus de lui.
On pourrait avec sa correspondance tracer un tableau complet de ces fameuses lectures publiques si fort à la mode alors. Pline est le plus fidèle et le plus attentif des auditeurs ; il n'a jamais manqué une séance littéraire. Il a des indignations dont il rit presque lui-même contre ces négligents ou ces superbes qui craignent d'assister à une lecture trop longue, qui se font renseigner sur ce qu'il reste de pages à lire à l'orateur, et ne se décident à paraître que vers la péroraison. Il aime passionnément la gloire et voudrait que son nom ne pérît pas. Encore un trait qui lui est commun avec Cicéron. Il voit bien que la décadence est venue, il en comprend même les causes: « Les anciens, dit-il, ne passaient point leur temps à cueillir des fleurettes ; le tissu de leur style est viril. » Et ailleurs: «Les misères qui ont pesé sur nous ont amoindri et comme écrasé pour l'avenir notre génie. » Mais qu'importe? il veut vivre dans la mémoire des hommes. Il est à l'affût de tout ce qui se publie ou se prépare ; un compliment de Martial le ravit. Si les vers de Martial échappent à l'oubli, le nom de Pline ne mourra pas. Il compte beaucoup sur Tacite qui compose ses Annales et ses Histoires.
Bref, il a toutes les inquiétudes d'une petite vanité naïve qui fait sourire sans offusquer. Son style a une grâce réelle, du moins dans ses Lettres. Il n'y faut chercher ni l'abandon de Cicéron, ni le nerf de l'expression fraîche et forte. Écrites et limées ea vue de la publication, elles sont un exercice purement littéraire. L'esprit n'y manque pas, ni les détails piquants, ni les expressions heureuses; le naturel en est trop souvent absent. Elles donnent du personnage une bonne idée; on y sent l'âme d'un honnête homme à qui il n'a manqué que d'avoir un horizon plus vaste, un esprit moins préoccupé de ses petits intérêts de vanité.

CHAPITRE IV

L'histoire sous les empereurs. Velléius Paterculus, Valère Maxime. Quinte-Curce, Florus.

§1.

L'HISTOIRE SOUS LES EMPEREURS.

Auguste comprenait que la littérature est une force, qu'elle pouvait le servir ou lui nuire : il en fit l'auxiliaire de son oeuvre. Par l'estime qu'il témoigna aux écrivains, par les bienfaits qu'il leur prodigua, par cette noble familiarité qu'il sut employer envers eux, par cet art qu'il eut de paraître leur courtisan, et de les associer intimement au nouvel état de choses, il les conquit sans leur faire jamais sentir leur dépendance. Ses successeurs n'eurent ni cette intelligence ni ce respect de la dignité humaine. Ce ne furent ni le génie ni l'originalité qui manquèrent à des écrivains comme Lucain et Sénèque : ce fut un temps meilleur. Posséderions-nous Tacite, si Nerva et Trajan étaient venus cinquante ans plus tard? Un des caractères les plus hideux du despotisme, c'est la haine et la peur de tout ce qui est noble et grand, non-seulement dans le présent, mais même dans le passé.
C'est bien de lui qu'on peut dire avec Tacite «omne decus alienum in diminutionem sui accipiens». Dans de telles conditions l'histoire est impossible : elle sera puérile ou servile. Nous apprenons de Tacite que, sous Tibère, on ne pouvait parler de Brutus et de Cassius, sans accoler à leurs noms les épithètes de brigands et de parricides.
Sur l'ordre du prince, le sénat décrète que les Annales de Cremutius Cordus, qui avait osé appeler Cassius le dernier des Romains, seraient brûlées par les édiles. L'historien fut forcé de se donner la mort. Ainsi avait déjà été traité Labiénus. Domitien devait aller plus loin encore. Il fit périr Hermogène de Tarse pour quelques allusions répandues dans ses histoires, et les libraires furent mis en croix.
C'est sous Tibère que vécut et écrivit Caius, ou Marcus Velleius Paterculus. Il était d'une famille campanienne. Il fut successivement tribun mililaire en Thrace et en Macédoine, préfet de la cavalerie, questeur sous Tibère et enfin préteur. Juste Lipse suppose qu'il a été consul. L'an 783, la 17° année du règne de Tibère, il publia son abrégé d'histoire en deux livres, dédié au consul Vinicius. Comme il semble avoir été très attaché à Séjan, et que, suivant Tacite et Dion Cassius, tous les amis de celui-ci furent enveloppés dans sa disgrâce, il est probable que Velléius fut tué dans ce massacre.
Du reste aucun auteur ancien ne fait mention de cet historien. Priscien est le premier qui cite son nom ; il l'appelle Marcus. L'ouvrage de Velléius a pour titre : Historiae Romanae libri duo ad M. Vinicium consulem. Le premier livre qui nous est parvenu, fort incomplet, est consacré à une révision rapide des peuples antérieurs aux Romains; le second va de la fondation de Rome à la mort de Livie, mère de Tibère. On a aussi attribué à Velléius un livre intitulé de Bello in Suevos, mais sans fondement. Velléius nous apprend qu'il se proposait d'écrire une histoire de Rome développée ; son ouvrage n'était donc à ses yeux qu'une sorte d'essai. Tel qu'il est, il ne manque pas d'intérêt. On y trouve des détails précieux sur les personnages considérables du temps. L'auteur, qui avait fait les guerres de Germanie, a connu Maroboduus et Arminius dont il a tracé d'assez nobles images. Si l'on en juge d'après les proportions et la composition de cette histoire, Velléius Paterculus avait fait du règne de Tibère le centre où tout devait aboutir. Il glisse fort rapidement sur tout ce qui précède l'établissement du principat, s'arrête avec complaisance sur certaines particularités plus curieuses qu'utiles du règne d'Auguste, et réserve une place considérable aux seize années du règne de son successeur.
Il qualifie lui-même son livre de artatum opus, n'a aucun souci de la chronologie, et ne montre qu'une portée d'esprit médiocre. Il ne voit pas le lien de dépendance qui unit le présent au passé. Ce qui le frappe, c'est ce qu'il a sous les yeux, l'Empereur, Séjan, les grands personnages. Le prince est centre de tout, et la mesure unique de la morale et de la politique. Ce n'est plus un homme d'État, ni un érudit, ni un Romain enthousiaste qui écrit l'histoire de sa patrie, c'est un courtisan, un homme du monde, qui recueille les personnalités intéressantes et les petits détails. De composition, il n'y en a aucune : il suit librement l'ordre des temps, plus préoccupé des personnes que des faits et de leur signification. Il ne tarit pas d'éloges pour Séjan, cet homme laboris et fidei capacissimus, ce collaborateur indispensable aux grandes choses que faisait Tibère, « magna negotia magnis adjutoribus egent » (1).

(1) Il ose comparer son élévation à celle des hommes nouveaux de la république, Coruncanius, Caton, Marius, Cicéron.

Politique , science du gouvernement, des institutions, esprit philosophique, impartialité, il n'a aucune des qualités fondamentales de l'historien. On l'a accusé de basse adulation, et il n'en est pas exempt. Mais c'est le courtisan qui a fait le flatteur. En dehors du prince et de ses créatures, rien ne lui semblait grand ou digne d'attention. La diction de Velléius est pure et correcte; son style, qui cherche à se modeler sur Salluste (2), manque de naturel.

(2) Il emprunte aussi à Salluste son demi-fatalisme historique.

Il est souvent guindé et obscur. Un certain piquant dans le tour, de l'imprévu dans l'expression, des sentences rapides, des exclamations emphatiques, des contrastes heurtés, des antithèses forcées, tout ce qui peut étonner, arrêter le lecteur, et lui donner une haute idée des mérites de l'écrivain : nous retrouvons en Velléius les défauts de l'éducation des rhéteurs, que l'âge suivant accusera davantage encore.
Valère Maxime ( Valerius Maximus) est aussi un contemporain et un adulateur de Tibère. De sa vie on ne sait presque rien, si ce n'est qu'il servait en Asie sous Sextus Pompée, qui fut consul l'année même où mourut Auguste, qu'il a loué Tibère et insulté Séjan abattu. Son ouvrage a pour titre : Factorum dictorumque memorabilium libri novem ad Tiberium Caesarem Augustum.
C'est un recueil d'anecdotes composé sans jugement et sans goût. Piété, courage, constance, amitié, pudeur, désintéressement, et leurs contraires, sous ces titres généraux, Valère Maxime range de petites histoires divisées en deux classes; les Romains, les étrangers.
Les curiosités de l'érudition lui fournissent aussi un certain nombre de chapitres composés de la même manière. Il a lu les historiens grecs et latins, et il en a extrait les particularités les plus frappantes. Un tel recueil ne manque pas d'intérêt et d'utilité pour nous, mais il marque une étrange stérilité chez l'auteur. Érasme a dit de lui « qu'il ressemblait à Cicéron comme un mulet ressemble à un homme » . « On ne croirait jamais, ajoute-t-il, qu'il soit italien, ou qu'il ait vécu dans ce temps. »
Aussi plusieurs critiques ont-ils pensé que cet ouvrage n'était qu'un abrégé de celui de Valère Maxime, rédigé vers lafin du troisième siècle par un certain Julius Paris. C'est l'opinion de Vossius. Mais on a découvert depuis le manuscrit de l'abrégé de Julius Paris :il faut donc laisser à Valère Maxime la propriété de son oeuvre. Julius Paris est cependant considéré comme l'auteur du traité de Nominibus, qui forme ordinairement l'appendice et comme le 1O° livre de Valère Maxime. Le moyen âge goûtait fort le recueil des Dits et faits mémorables : il s'en fit de bonne heure des abrégés et des florilèges.
Les titres donnés aux chapitres, sinon aux livres, sont l'oeuvre de grammairiens postérieurs. Aulu-gelle cite Valère Maxime par livres et non par titres. C'est un écrivain qu'il est difficile de louer. Son style est emphatique, sa brièveté hachée et obscure; affecté guindé, plein d'exclamations tragiques, il a le premier introduit dans l'histoire les invocations des poëtes aux empereurs. Il ose dire à Tibère : mea parvitas en justius ad favorem tuum decurrerit quo cætera divinitas opinione colligitur, tua praesenti fide paterno avitoque sidere par videtur. Deos enim reliquos accepimus, Caesares dedimus.Cela suffit pour juger le personnage et le style.
Quinte-Curce (Quinius Curtius Rufus) est un problème. Quel est l'auteur de l'ouvrage intitulé : De rebus gestis Alexandri Magni libri X? Aucun écrivain de l'antiquité ne fait mention de ce Curtius Ru fus ni de son livre. C'est à la fin du douzième siècle qu'il est nommé pour la première fois. Lui-même, dans un passage qui a fort exercé la sagacité des commentateurs, parle du prince qui a fait rentrer les glaives dans le fourreau, qui est apparu comme un nouvel astre, dont la postérité doit assurer le bonheur du monde. C'est le langage ordinaire des écrivains courtisans. Ces traits peuvent s'appliquer à la plupart des empereurs. Aussi a-t-on voulu voir dans Quinte-Curce un contemporain d'Auguste, de Vespasien, de Trajan, d'Alexandre Sévère, de Constantin, de Théodose : d'autres sont allés plus loin encore et ont supposé qu'un habile latiniste de la renaissance avait placé, sous ce nom de Curtius Rufus, un produit de sa plume : c'était l'opinion du maître de Gui Patin. Mais que faire du témoignage de Jean de Salisbury qui, quatre cents ans auparavant, citait cet ouvrage ? Et d'ailleurs le style de l'auteur porte l'empreinte d'une bonne époque. Funck incline à croire que Quinte-Curee n'est autre que ce Curtius Rufus dont parle Tacite, qui, fils d'un gladiateur, et rhéteur distingué, s'était élevé par son mérite aux premières charges de l'État sous Tibère et sous Claude. Cette hypothèse n'est pas plus invraisemblable que les autres. Resterait à expliquer le silence des auteurs anciens sur un personnage si considérable. La nullité presque absolue de l'ouvrage au point de vue historique en est peut-être la véritable cause. On possédait alors tous les historiens grecs d'Alexandre : qu'était-ce auprès de ces documents si nombreux que le roman de Quinte-Curce ?
Il revient à la lumière vers le douzième siècle, et peutêtre plus tôt. Rien de plus naturel : c'est le moment où la légende d'Alexandre va devenir la matière d'une foule d'épopées. L'histoire de Quinte-Curce semblait plus propre que toute autre à servir de point de départ aux clercs qui singeaient les trouvères épiques. Cette histoire est en effet un véritable roman. Quinte-Curce a choisi dans les auteurs grecs les fables et les puérilités dont ils se sont plu à environner ce grand nom d'Alexandre. Il est d'une ignorance profonde en géographie, jusqu'à confondre le Taurus et le Caucase. Ses récits de batailles et d'opérations militaires sont impossibles. Mais, en revanche, il revêt des plus éclatantes couleurs tout le côté légendaire de cette noble histoire.
Quinte-Curce est certainement un rhéteur. La gloire du conquérant, ses victoires, ses éclatantes qualités, sa mort prématurée, ont frappé son imagination. Il a voulu reproduire, non la vérité, ce qui eût demandé de longues recherches et beaucoup de savoir, mais les grands côtés de cette vie merveilleuse. Il dit lui-même : Equidem plura transcribo quam credo : nam nec affirmare sustineo de quibus dubito, nec subducere, quae accepi, ce qui est l'abdication de toute critique. Le rhéteur se reconnaît encore plus sûrement dans les discours invraisemblables, mais composés et écrits avec amour. C'est la partie la plus remarquable de l'oeuvre.
Quinte-Curce est un exemple assez rare de ce que peut la perfection des procédés littéraires, unie à une intelligence médiocre. Ce divorce entre le fond et la forme est une des marques les plus certaines de la décadence. L'esprit vide d'idées se passionne pour des chimères ou de petits artifices. La réalité échappe ; l'imagination grossit les objets; le style suit; l'histoire devient alors une déclamation ou un roman : celle de Quinte-Curce est l'une et l'autre.
Florus ne nous est guère mieux connu que Quinte-Curce. On l'appelle tantôt Julius, tantôt Lucius Annaeus. Les uns croient reconnaître en lui le J. Florus Secundus, dont parlent Quintilien et Sénèque le rhéteur : un autre (Titze) le déclare contemporain de Tite-Live, et voit en lui ce Julius Florus à qui Horace a adressé deux Épîtres (I, 3; 11, 2). Mais pour appuyer sa conjecture, Titze a dû rejeter comme interpolée la fin de la préface de l'auteur où il parle de Trajan. Enfin, c'est à Sénèque lui-même qu'on a attribué l'abrégé de Florus. La fameuse division de l'histoire du peuple romain en quatre âges appartenait, suivant Lactance, au philosophe. Mais il ne mérite pas qu'on lui impute un tel ouvrage. Que Florus, soit un membre de la famille Annaeus; qu'il soit comme celle-ci originaire d'Espagne, c'est ce qui semble de beaucoup le plus vraisemblable. Florus a en effet une certaine affinité littéraire avec Sénèque et Lucain ; de plus il manifeste une véritable tendresse pour son pays natal. Sous le titre de Epitome de gestis Romanorum (ou Rerum Romanarum libri IV), il a composé une série de petits chapitres où il est question des hauts fails du peuple romain. Il a voulu, dit-il lui-même, embrasser dans un petit tableau toute la physionomie du peuple romain.
D'autres font des cartes géographiques, lui a eu l'idée de faire une carte historique. De chronologie, de géographie, de science, pas le moindre souci. Le but de Florus c'est de dire en aussi peu de mots que possible ce qu'il pourra imaginer de plus éloquent sur les exploits du peuple romain. Il commence sa revue déclamatoire à la fondation de Rome et la termine ,à l'année 725, où Auguste ferme le temple de Janus. C'est un hymne perpétuel à la gloire de Rome, et dans le style que les rhéteurs avaient mis à la mode. Je ne sais comment Juste Lipse a pu dire que Florus écrivait composite, diserte, eleganter. Morhoff réduit cette éloquence à ses vraies proportions : ventosact panegas loquacitas. Des exclamations puériles, un ton emphatique, les Dieux et la fortune mêlés à tout pour créer un grandiose artificiel, des antithèses prodiguées à tort et à travers, aucune critique.
Tout ce qui peut frapper l'esprit est enregistré par Florus. Il a des étonnements niais et ampoulés pour les moindres choses. Il maudit Annibal avec une conscience qui ne fait pas honneur à son jugement. Il fait éteindre l 'incendie de Rome par le sang des Gaulois. César se rendant au Sénat est une victime ornée de bandelettes pour le sacrifice. Il tombe, et l'historien ne trouve, pour résumer cette vie extraordinaire, que ceci : « Ainsi celui qui avait rempli du sang des citoyens tout l'univers, remplit enfin de son propre sang le sénat ! » Deux pages plus loin, il appelle Brutus et Cassius des parricides ; et, à la fin du chapitre, il leur dresse des statues : ce sont des hommes très sages. Si Sénèque et Lucain n'avaient eu que des défauts et pas d'idées, ils eussent écrit à la façon de Florus. Ainsi la stérilité d'esprit, la déplorable habitude de transporter partout le ton et les colifichets de l'École infligent à l'histoire une des plus tristes transformations qu'elle ait subies : elle devient un prétexte à phrases.
Valère Maxime, Quinte-Curce et Florus, la pédanterie ampoulée, le romanesque puéril, la déclamation sentencieuse, voilà ce qui succède à la noblesse de Tite-Live. On trouve ordinairement, à la suite de l'Épitome de Florus, un autre abrégé qui porte le titre de Liber memorialis, et, pour nom d'auteur, celui de Lucius Ampelius. L'auteur vivait probablement sous le règne de Théodose. Il a réuni dans une série de petits chapitres les curiosités de toute nature, compilation dépourvue d'intérêt.

§ II.

TACITE ET SUÉTONE.

Parmi tous ces écrivains, il faut faire une place à part à Tacite. Lui aussi il a subi l'influence des temps misérables où il a vécu ; mais le ressort de son âme, loin d'en être émoussé, s'est tendu plus énergiquement. La compression est salutaire aux esprits puissants ; elle n'étouffe que les médiocres. Tacite disait en parlant d'AgricoIa : « Il a montré que même sous de mauvais princes il peut y avoir des grands liommes. » Il en est lui-même la preuve.
On sait peu de chose de sa vie. Il s'appelait Caius Cornélius Tacitus et appartenait à une famille de l'ordre équestre. Il naquit à lnteramna vers 54 ap. J.-C. Comme presque tous ses contemporains, il étudia le droit et l'éloquence : c'était encore le seul moyen d'acquérir de la réputation et d'entrer dans la vie publique. Au barreau, sa parole se distinguait surtout par la gravité. Il obtint la questure sous Vespasien, fut élevé au tribunat sous Titus et sous Domitien, il reçut la préture en même temps qu'une place dans le collége des Quindecemviri sacrorum. Ayant épousé la fille d'Agricola, il suivit probablement son beau-père en Bretagne et visita sans doute la Germanie. Nerva le fit consul en remplacement de Virginius Rufus dont Tacite prononça l'éloge funèbre. Il vit tout le règne de Trajan et peut-être les premières années de celui d'Hadrien. A partir de l'année 97, sa vie nous échappe. L'homme public disparaît de la scène, l'historien commence son oeuvre.
Tacite en effet n'a rien écrit sous Domitien. Peut-être avait-il publié quelques-uns de ses discours ou plaidoyers; mais nous sommes réduits sur ce sujet à des conjectures. Son premier ouvrage parut sous Trajan (97) : c'est la vie de son beau-père, Julius Agricola (Julii Agricolae vita),le chef-d'oeuvre de la biographie chez les anciens. Tacite n'a point écrit un panégyrique ou un éloge funèbre: il a placé sous nos yeux le tableau sincère de la vie d'un homme de bien telle qu'elle pouvait, telle qu'elle devait être sous des princes comme Domitien. Agricola n'est ni un grand politique ni un grand guerrier. Il n'a pas assez de génie pour inquiéter l'empereur; il sert son pays sans bassesse envers le prince, mais aussi sans affecter une indépendance abrupte qui l'eût perdu, et n'eût profité à personne. A ces traits reconnaissez l'historien sincère, impartial, et surtout intelligent. Il était si facile de transformer cette biographie en pamphlet A ce jugement droit et sûr l'auteur joint une connaissance profonde de toutes les parties du sujet. La vie d'Agricola se passa presque tout entière dans les camps, et particulièrement en Bretagne, province de création récente. Tacite en a donné une description d'une exactitude et d'un éclat remarquables : c'est le premier plan d'un grand tableau. Quand il faut replacer Agricola parmi ses contemporains, montrer les écueils où la vertu et la fortune du plus grand nombre se brisèrent, l'historien retrouve en son âme profonde, qui pouvait bien se taire, mais non oublier, l'exacte physionomie de ces temps malheureux ; il ne dissimule rien, mais se refuse la banale consolation d'une déclamation sans noblesse et sans à-propos.
L'année suivante (98) il publia la Germanie (Germania, sive de situ, moribus et populis Germaniae), ouvrage d'une importance capitale pour l'histoire. Il est divisé en trois parties : la première traite de la situation de la Germanie, de la nature du sol, de l'origine des habitants; la deuxième, de leurs moeurs, de leurs lois, de leurs religions ; la troisième, la plus intéressante au point de vue ethnographique, est une revue des différents peuples de la Germanie. Nous croyons que Tacite a vu de ses propres yeux le pays et ses habitants. Il ne s'est pas bornéà en tracer une description exacte : en étudiant la vie et les moeurs de ces tribus barbares, il avait les yeux sur Rome. Il avait quitté une société où la corruption était la loi du monde. Il trouvait dans les forêts de la Germanie des moeurs pures, le respect de la femme, une fierté indomptable. On a voulu réduire ce remarquable ouvrage aux mesquines proportions d'une satire. Il a une portée plus haute. L'historien, par une sorte de pressentiment qui n'est que l'intuition du génie, comprend que de ce côté-là sont les vrais, les plus redoutables ennemis de l'empire. Il raconte que soixante mille de ces barbares se sont égorgés entre eux sous les yeux mêmes des Romains, et. il ajoute : « puissent, ah ! puissent les nations, à défaut d'amour pour nous, persévérer dans celle haine d'elles-mêmes ! car au point où les destins ont amené l'empire, ce que la fortune peut faire de mieux pour nous, c'est de maintenir la discorde entre nos ennemis. » Le patriotisme dans Tacite éclaire l'esprit, et ne l'aveugle pas. Nous lui pardonnerons aussi d'avoir reculé devant les noms barbares de plusieurs divinités germaniques. Les choses de la religion avaient peu d'intérêt pour lui. Comme César, il prétend retrouver les dieux romains dans les dieux de la Germanie; les Alci seront pour lui Castor et Pollux.
Ainsi dès ces deux premiers ouvrages.Tacite se fait une place à part parmi ses contemporains. Historien, il reste sur le terrain solide de la réalité. Il ne se propose pas d 'être spirituel ou éloquent à propos des faits : il recherche avant tout et veut rendre la vérité. Pour lui, esprit sérieux et grave, l'histoire est une science d'abord ; pour les autres, elle n'était qu'une dépendance de l'éloquence. N'oublions jamais ce point de vue. Trop de critiques ne veulent voir dans Tacite qu'un écrivain de génie, un grand peintre, comme on dit. Il l'est assurément, mais il ne l'eût pas été, s'il n'avait étudié, et possédé à fond les faits qui sont la substance première. C'est parce qu'il connaît bien et les personnages et les événements qu'il donne à ses récils et à ses peintures cet intérêt dramatique et ce relief puissant.
Les deux grandes compositions historiques de Tacite sont les Histoires et les Annales. Il publia d'abord les Histoires, qui allaient de 69 à 97 (élévation de Galba à l'empire, mort de Domitien).
Il n'en reste que quatre livres et une partie du cinquième, comprenant le récit des événements de 69 à 71. Si l'on en juge d'après les proportions de ce qui a survécu, c'était un ouvrage d'une étendue considérable, et qui embrassait toute l'histoire intérieure et extérieure de Rome, pendant trente années. Les Annales ont un caractère tout différent. C'est plutôt un tableau rapide des événements les plus importants, choisis et exposés il est vrai par un maître, mais sans un dessein préconçu d'unité. Elles allaient de l'an 14 à l'an 69. Il en reste les six premiers livres, mais le cinquième est incomplet. Le septième, le huitième, le neuvième et le dixième manquent; nous possédons les six suivants de 11 à 16. Nous avons perdu le règne de Culigula, la première partie de celui de Claude, la fin de celui de Néron. Tibère nous reste. Tacite est isolé parmi ses contemporains, et l'on ne peut le rattacher directement à aucun de ses devanciers. Il est supérieur aux uns et aux autres par la profonde intelligence du sujet. Il a compris son temps, et il en a souffert. Tite-Live avait sous les yeux le spectacle de la majesté de l'empire se reposant de ses longues agitations dans la gloire. Il a déroulé aux yeux de ses contemporains les phases successives de l'élaboration de ce grand ouvrage ; il a l'enthousiasme et la foi. Tacite a vu ce qu'il y avait de plus extrême dans la servitude, et il n'a jamais espéré un gouvernement meilleur que le principat. La fortune pourra envoyer aux Romains un Domitien ou un Trajan, peu importe ; ils auront toujours un maître. La victoire d'Actium a créé la monarchie : ce serait une étrange illusion que de croire au retour possible de la liberté. Les Romains se sont donnés à Auguste; ce sont eux qui, par fatigue, dégoût, lâcheté de coeur et corruption, ont établi sur une base inébranlable le pouvoir d'un seul. Celui-ci est de sa nature corrompu et corrupteur. Tout s'enchaîne et se fortifie dans cette transformation d'und société épuisée : la bassesse du peuple encourage les folies et les cruautés de l'empereur ; le hasard des événements ne changera rien à l'âme du temps. Tel est le point de vue philosophique de Tacite. On a voulu faire de lui un républicain ; c'est à tort. En théorie, il préférerait un gouvernement à la fois monarchique, démocratique et aristocratique; mais, ajoute-t-il, « cela est plus facile à louer qu'à établir. » Le seul gouvernement possible de son temps, il est convaincu que c'est le principat. Seulement il ne put s'en consoler. De là, cette mélancolie souvent amère. Pour lui, l'avenir est vide, fermé à tout espoir. Il sait bien qu'il ne doit pas écrire l'histoire à la façon des auteurs républicains ; que l'horizon est singulièrement rétréci, que la chose publique est devenue la chose d'un seul, que la destinée des peuples et des individus ne se décide plus au Forum ou au Sénat, mais dans le palais de César, parmi les affranchis, les courtisanes, les intrigues de cour ; mais il sait aussi qu'il est resté dans cette société corrompue des hommes de bien ; que la patience servile (patientia servilis) des uns a fait briller d'un plus pur éclat la noble intrépidité des autres ; que, si la liberté est proscrite, elle a conservé des serviteurs fidèles jusqu'à la mort. Il blâmera l'imprudence de ces victimes volontaires du despotisme : « Thraséas, dit-il, sortit du sénat, et attira ainsi le danger sur sa tête, sans donner aux autres le signal de la liberté. » Mais son coeur e.'t avec eux. Ces nobles témérités lui arrachent des regrets et de l'admiration.
Tel est l'esprit général de l'oeuvre. Cette vue juste et désolée de son temps explique sa tendance au fatalisme. Il n'appartient à aucune école philosophique. Ses sympathies sont pour le stoïcisme qui a produit et soutenu les seuls grands hommes qu'ait vus l'empire, et qui commande le suicide pour éviter l'opprobre. « Helvidius Priscus, dit-il, embrassa la doctrine philosophique qui appelle uniquement bien ce qui est honnête, mal ce qui est honteux, et qui ne compte la puissance, la noblesse et tout ce qui est hors de l'âme, au nombre ni des biens ni des maux. » Quant à l'espérance fortifiante d'une autre vie destinée à réparer les iniquités de celle-ci, Tacite ne la connut point. Certains sages, dit-il, ont pensé que les âmes ne s'éteignent pas avec le corps; mais a-t-il embrassé cette opinion consolante? rien ne l'indique. Son oeuvre aurait un tout autre caractère, s'il eût vécu dans l'attente d'une réparation divine : il eût saisi d'une étreinte moins puissante la réalité passagère.
C'est là son génie. Il voit tout, pénètre tout, montre tout. Rien ne lui échappe. Tite-Live nous a donné le chef-d'oeuvre de la narration oratoire, Tacite crée la narration psychologique. Il recueille les faits, les groupe par masses choisies, enchaîne les rapports, si bien que le personnage apparaît en pleine lumière, non pas lui seulement, mais tout ce qui l'entoure, tout ce qui a contribué à faire de lui ce qu'il est. Qui comprendrait Néron et Claude sans Agrippine, Messaline, Poppée et les affranchis?
Mais c'est peu de réunir et de grouper les personnages; ils ne deviendront vivants que s'ils se meuvent sous nos yeux, conformément à leur caractère, et suivant l'impulsion donnée une fois à leurs passions. C'est ici que l'analyse psychologique devient une véritable intuition. Il décompose les âmes; découvre et montre en elles le premier principe du mal, le désir coupable qui vient de naître, qui se développe, qui ne peut plus se contenir et veut saisir son objet : ce sera pour Néron le meurtre de Britannicus ou celui d'Agrippine ; pour Poppée, la répudiation et la mort d'Octavie; pour Tibère, l'extension effrayante et fatale de la loi de lèse-majesté.
Les hypocrisies du crime sont dévoilées ; les arrière-pensées, les sophismes sont devinés et étalés : les encouragements venus du dehors, suggestions empoisonnées des affranchis, complicité du Sénat, indifférence du peuple, tout cela fortifie et arme d'audace ces grands scélérats que le pouvoir absolu a perdus. Ajoutez, pour compléter cette dramatique peinture de l'empire, les protestations ou le silence désapprobateur de quelques hommes de bien, isolés et sans influence ; la terreur devenue un lien ; des conjurés sans énergie qui parlent de liberté et ne songent à tuer Néron que pour ne pas être tués par lui ; les juges condamnant leurs propres complices; les conspirateurs se dénonçant les uns les autres; des centurions égorgeant ceux avec lesquels ils devaient frapper le tyran ; les épargnés célébrant par des actions de grâces la clémence du prince : partout la lâcheté, la peur, l'abjection ; César seul osant tout, parce qu'il peut tout.
On l'a accusé de partialité ; Tertullien a osé l'appeler ille mendaciorum loquacissimus. Rien de moins juste. La bonne foi de Tacite est manifeste. Il a contrôlé avec soin tous les témoignages, il a sous les yeux les actes officiels. Mais il est pessimiste, et il semble éprouver une sorte de volupté amère dans la peinture de tant d'horreurs.
Le Sénat célèbre le supplice de la pure et innocente Octavie par des offrandes publiques aux dieux.
Tacite signale ce fait, « afin, dit-il, que ceux qui connaîtront, par mes récits ou par d'autres, l'histoire de ces temps déplorables, sachent d'avance que, autant le prince ordonna d'exils ou d'assassinats, autant de fois on rendit grâces aux dieux, et que ce qui annonçait jadis nos succès, signalait alors les malheurs publics. Je ne tairai pas cependant les sénatus-consultes que distinguerait quelque adulation neuve, ou une servilité poussée au dernier terme. » Que ce soit là son défaut, si l'on veut ; mais il faut reconnaître qu'il était réellement comme il le dit, sine ira et studio, quorum causas promit habeo. Absorbé par la contemplation de la Rome des Césars, il s'est peu soucié de ce qui sortait de son cadre ; de là son indifférence et son ignorance relativement aux chrétiens, qu'il confond avec les juifs, et qu'il déclare, sur la foi du préjugé populaire, dignes des derniers supplices.
Cette concentration en soi-même, cette profondeur d'observation et ces raffinements d'analyse, ont créé un style nouveau, d'une hardiesse et d'un relief incomparables. Sa diction n'a rien de périodique; elle est dépourvue de rhythme; il semble poursuivre une brièveté idéale. Il est plein d'ellipses, de propositions absolues, qui commandent ou expliquent toute une phrase : tel mot jeté en passant arrête la pensée, et fait descendre à des profondeurs inattendues. Des tours insolites, des antithèses saisissantes, des réticences dramatiques ; et, par suite, de l'obscurité, une tension souvent pénible, mais rien de puéril ou de misérable. C'est un slyle tourmenté, qui semble craindre de ne pouvoir jamais rendre toute la pensée et toute la passion. De là, des raffinements parfois excessifs, une couleur poétique, car la prose ne saurait reproduire toutes les nuances de l'idée et les orages du sentiment. Ces imperfections sont comme fatales. Le style de Cicéron est clair, limpide, abondant : tout est alors en pleine lumière à Rome. Tacite rencontre à chaque pas la fausseté, l'hypocrisie, la peur, les bassesses tramées dans l'ombre, un monde mystérieux et terrible. Il faut reproduire tout cela. La langue qui a suffi à Cicéron doit être remaniée, aiguisée, parfois même violentée. A ce prix seulement, elle sera en harmonie avec le sujet.
Par ses qualités et ses défauts Tacite n'exerça aucune influence sur la littérature de son temps. Ses écrits peu lus furent rarement reproduits. L'empereur Tacite voulut en assurer la conservation déjà incertaine en ordonnant d'en multiplier les copies; mais il mourut avant d'avoir vu exécuter ses ordres. Le pape Léon X fit chercher avec le plus grand soin les manuscrits du grand historien; c'est à son intelligente initiative que nous devons les cinq premiers livres des Annales découverts en Westphalie en 1515. On frouve dans presque toutes les édilions de Tacite à la suite de ses oeuvres le fameux Dialogue sur les causes de la corruption de l'éloquence (Dialogus de oratoribus, sive de causis corruptae eloquentiae). Ce dialogue est-il de Tacite? C'est un point sur lequel les avis sont fort partagés. Cependant la majorité s'est prononcée pour l'affirmative. Quintilien déclare, il est vrai, qu'il a composé un ouvrage sur ce sujet, mais Quintilien était-il capable d'écrire un tel livre? On a voulu l'attribuer à Pline le jeune; mais l'âge de celui-ci s'y oppose. L'auteur déclare qu'il était fort jeune (juvenis admodum) quand il assista à la discussion dont il a reproduit les arguments. Tacite pouvait alors avoir environ vingt-deux ans, mais l'ouvrage fut écrit plus lard vers 97. De plus, Pline, dans une de ses lettres adressée à Tacite, fait allusion à un passage fort remarquable du dialogue, sur le silence des bois sacrés et des forêts où va rêver le poëte. La plus sérieuse objection soulevée est celle du style. On ne peut méconnaître en effet qu'il ne ressemble guère à celui des Annales. Mais Tacite traitait une question de critique littéraire : les sentences, la brièveté, l'énergie concentrée n'étaient pas encore le caractère de son style, et le sujet ne comportait pas ce genre d'écrire. Cependant on y découvre déjà les idées et le point de vue général qui domineront dans les compositions historiques de son âge mûr. Après une comparaison vive, élégante, ingénieuse entre la poésie et l'éloquence, Tacite aborde par l'arrivée d'un troisième interlocuteur, Messala, la vraie question, c'est-à-dire le parallèle entre les orateurs de son temps et ceux de la république. Là est l'originalité et la force de l'ouvrage. Les causes de la décadence de l'éloquence sont énumérées et classées avec une exactitude et une verve singulières. Elles se réduisent à une seule, la différence des temps. Il naît aujourd'hui d'aussi heureux génies qu'autrefois; mais il n'y a plus de liberté, plus de vie publique, plus de grands intérêts en jeu. De là, l'abaissement des caractères, de là, la décadence des études. A quoi bon tant apprendre ou tant travailler pour plaider quelques misérables causes d'intérêt privé ? Que l'on rapproche de cette idée l'esprit qui inspire les Annales et la Vie d'Agricola, on reconnaîtra que Tacite n'a fait qu'appliquer à l'histoire la critique et la règle qu'il avait déjà appliquées à une question littéraire. Les chapitres qui renferment le parallèle entre l'éducation d'autrefois et celle de son temps sont admirables.
Suétone complète Tacite. Celui-ci pourrait paraître invraisemblable, si sa bonne foi n'était attestée par le premier.
C. Suetonius Tranquillus naquit sous Domitien vers l'an 70. Son père, tribun de la treizième légion, combattit sous Othon à Bébriac. Le fils fut l'ami de Pline qui le recommanda à Trajan. C'était un érudit très honnête homme. Quoique sans enfants, il obtint du prince le jus trium liberorum, et plus tard le tribunat militaire. Sous Hadrien, il fut secrétaire de l'empereur, mais il fut disgracié pour avoir manqué de respect à l'impératrice Sabina. On ne sait quand il mourut. Suétone était un archéologue. Il avait composé sur les antiquités grecques et romaines un grand nombre de traités dont Suidas nous a conservé les titres . Il s'était aussi occupé de grammaire et d'histoire littéraire. Nous possédons sous le le titre : De illustribus grammaticis, un fragment important d'un ouvrage considérable sur les hommes illustres, dont le catalogue de saint Jérôme est probablement un abrégé. Le livre : De claris rhetoribus est incomplet, mais précieux. Enfin d'un autre ouvrage sur les poëtes, De poetis, incomplet aussi, nous avons les biographies de Térence, d'Horace, de Perse, de Lucain, de Juvénal, de Pline l'Ancien, mais les critiques ne sont pas d'accord sur l'authenticité de ces biographies, dont quelques-unes sont attribuées à Probus, Le plus important ouvrage de Suétone, ce sont les vies des XII Césars, de Jules César a Domitien. L'histoire prend une forme nouvelle, celle de la biographie.
Suétone n'a aucune élévation dans l 'esprit, pas le moindre sens politique ; de plus il est indiffèrent. Mais c'est un érudit patient, obstiné, à qui rien n'échappe. Il a raconté la vie des Césars avec autant de calme et de bonne foi que celle des rhéteurs et des poëtes illustres. Cet archéologue, qui recueille et étale sans ordre et sans passion tous les éléments matériels pour ainsi dire de cette dramatique histoire, ébranle sans s'en douter l'imagination aussi fortement qu'un Tacite. La naissance, l'éducation, l'extérieur, les habitudes intimes des empereurs, tout ce qui explique et fait comprendre les actes monstrueux et qui sembleraient impossibles, est là rassemblé, exposé froidement, et frappe d'autant plus. Suétone n'a qu'un souci, c'est la vérité scrupuleuse. Aucune composition, aucune gradation, rien qui ressemble à un panégyrique ou à un pamphlet, aucune intention morale, l'exactitude la plus libre. Ouvrage précieux entre tous pour la postérité. Tacite a montré l'âme de la société impériale ; on est tenté de l'accuser d'exagération et de pessimisme; Suétone fournit les preuves à l'appui.
C'est un bon écrivain, correct, d'une concision un peu forcée, mais qui ne manque pas de nerf. Juste Lipse et Ange Politien l'estimaient singulièrement. Les contemporains et l'âge suivant en firent le plus grand cas. Il est devenu le modèle sur lequel se sont réglés les écrivains de l'histoire d'Auguste. Après avoir été politique, oratoire et philosophique, l'histoire allait devenir anecdotique. A mesure que le pouvoir d'un seul devenait plus exclusif, l'horizon se bornait d'autant plus ; la vie publique n'existe plus ; c'est dans les recoins du palais des empereurs que ces chétifs écrivains croiront trouver toute l'histoire.

LIVRE CINQUIÈME

CHAPITRE PREMIER

État général des lettres depuis le principat d'Hadrien jusqu'à la fin de l'empire d'Occident. — Les rhéteurs. — Fronton. — Aulu-Gelle. Apulée.

§ 1.

ÉTAT GÉNÉRAL DES LETTRES.

Avec le règne d'Hadrien commence la profonde, l'incurable décadence : tout languit, dépérit, disparait à la fois, les idées, les sentiments, la langue. La littérature devient un je ne sais quoi de factice et de puéril. Les écrivains de la période précédente étaient encore des citoyens ; la chose publique les intéressait ; le mot de patrie avait pour eux un sens : ceux que nous allons rencontrer sont des sujets dans le sens le plus plat du mot ; on écrit encore, mais on ne pense plus. Pline, Tacite, Quintilien déploraient la décadence de l'antique éducation nationale : on n'en trouve plus la moindre trace dans la période actuelle. Ils conservaient encore quelques-uns de ces vieux préjugés romains, qui après tout étaient une passion et une force : tout cela est mort et n'a pas été remplacé. Rome est devenue la patrie du genre humain. Les étrangers, les provinciaux y affluent et y tiennent le premier rôle. Trajan est espagnol; bientôt vont venir des empereurs africains, syriens, thraces. Chaque peuple de l'immense empire sera représenté à son tour sur le trône du monde. Des empereurs comme Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle, sont des esprits cultivés ; mais la faveur qu'ils accordent aux lettrés consomme la ruine de toute indépendance personnelle. La littérature devient comme une fonction, en tout cas, c'est un métier ; Hadrien réunit en une sorte d'académie les rhéteurs et les philosophes ; il leur assigne pour théâtre de leurs exercices l'Athenaeum, et leur fixe des salaires. Antonin et Marc-Aurèle feront comme lui. C'est l'empereur qui donnera le ton à la littérature. Hadrien méprise Cicéron, Salluste et Virgile : ce sont des auteurs trop modernes pour lui plaire ; il ne veut entendre parler que du vieux Caton, d'Ennius, de Caelius, ce qui ne l'empêche pas d'avoir le plus profond mépris pour Homère et Platon. Il aime à railler les écrivains de son temps ; il les accable d'épigrammes impertinentes, mais il les paye, et nul ne réclame. Marc-Aurèle est plus doux, mais, dans cette âme honnête et faible, la bienveillance est banale, le discernement presque nul. Tous ses maîtres, et combien n'en eut-il pas ! sont pour lui des grands hommes. D'ailleurs toutes ses prédilections sont pour l'idiome grec, et lui-même écrira en grec son beau livre des Pensées.
Sous un tel régime il ne pouvait se produire d'oeuvres fortes et originales. Aussi presque tous les monuments de la littérature sont des traités de grammaire, de rhétorique ou de philosophie élémentaire. Les compilateurs apparaissent : une des formes les plus accusées de l 'impuissance se manifeste, la recherche des archaïsmes. C'est la grande voie du succès alors. On ne songe plus à imiter les moeurs antiques, ce qui serait ridicule, mais on aime à enchâsser dans son style les tours, les figures, les membres et les périodes des anciens auteurs. Des grammairiens, passés maîtres dans ces pastiches déplorables, sont chargés de l'éducation des princes, sont élevés au consulat, obtiennent des statues : ils seront plus tard empereurs. De quelque côté que l'on se tourne, on sent le vide et le néant. Le mouvement et la vie passent chez les chrétiens, dont les éloquentes apologies commencent à retentir dans ce silence de mort. On voudrait aller à eux, abandonner le vieux cadavre romain, mais il faut réserver à ces précurseurs d'un monde nouveau une place à part, et achever les funérailles de l'ancien monde.
Il serait cependant injuste de ne pas mentionner, ne fût ce qu'en passant, les remarquables développements que prit alors une science éminemment romaine, je veux dire la jurisprudence. L'époque à laquelle nous sommes parvenus produisit des hommes qui sont encore aujourd'hui considérés comme les fondateurs du droit. Il y a peu de noms plus illustres que ceux des Ulpien, des Papinien, des Paul et des Gaïus, celui-ci découvert et publié par Niebhur en 1816. Malheureusement nous ne possédons que des fragments incomplets et probablement défigurés de leurs ouvrages. La grande révision commandée par Justinien et opérée par Tribonien donna une place considérable aux décisions des jurisconsultes du troisième siècle, mais Tribonien falsifia plus d'une fois leurs textes, peccadille pour un homme qui vendait la justice. Quoi qu'il en soit, sous les règnes d'Hadrien et de ses successeurs, le droit fut définitivement constitué sur une base philosophique. Au temps de Cicéron lui-même, la jurisprudence n'était guère autre chose que la science des décisions rendues par les préteurs ou les jurisconsultes ; la science du droit proprement dite n'exislait pas. L'étude de la philosophie, et surtout de la philosophie stoïcienne, amena peu à peu les jurisconsultes à rechercher les principes mêmes des lois. C'est sous Auguste que s'annonça cette révolution importante. Elle eut pour promoteur Antistius Labéon, élève de Trébatius, stoïcien. Elle eut pour adversaire Capito, courtisan et favori du prince. Les ouvrages de Sénèque, les nobles exemples donnés par les stoïciens sous les règnes de Néron et de ses successeurs, l'avénement à l'empire du stoïcien Marc Aurèle, firent enfin définitivement entrer dans le droit romain les principes du droit naturel, c'est-à-dire, ceux de la raison et de l'équité. Rien de plus remarquable que l'aspect offert alors par la société romaine. Le despotisme dans la cité, l'anéantissement de toute vie politique, une grande corruption dans les moeurs, voilà une de ses faces ; d'un autre côté, l'humanité et la justice pénétrant dans les institutions et les lois; le droit paternel,si dur et si despotique, restreint ; la femme relevée de sa déchéance ; l'esclave reconnu et proclamé un être moral. M. Laferrière, dans un mémoire fort intéressant, a constaté la puissante et salutaire influence exercée par la doctrine stoïcienne sur les jurisconsultes romains. C'est à ceux que j'ai nommés qu'il emprunte presque toutes ses citations.
Rien de plus élevé, de plus noble, de plus nouveau que ces fières revendications de l'équité naturelle. J'ajoute aussi que le langage de ces interprètes du droit est d'une remarquable pureté : concision, propriété, énergie, c'est une langue qu'on ne soupçonne pas, quand on lit Aulu-gelle ou Apulée.
Il serait injuste de ne pas mentionner en passant le développement que prit aussi dans cette période la grammaire.
Il s'en faut bien que les Donat, les Servius, les Macrobe, les Priscien et tant d'autres aient un style remarquable, qu'ils se distinguent par l'élégance de la diction, que leur goût soit pur ; il leur arrive même assez souvent de ne pas comprendre les beautés littéraires des poëtes qu'ils interprètent; mais leurs commentaires, surtout ceux de Donat et de Servius, renferment des renseignements< archéologiques précieux. On en peut dire autant de Macrobe, à qui nous devons la conservation du Songe de Scipion, cet admirable couronnement du traité de la République de Cicéron. On consulte encore avec fruit son autre ouvrage les Saturnales, qui donne des détails intéressants sur les usages religieux des anciens Romains.

§ II.

CORNÉLIUS FRONTON.

La découverte des fragments de Fronton faite, il y a une cinquantaine d'années par M. Angelo Maï, nous permet de restituer à cette époque sa physionomie. Fronton, originaire d'Afrique, et qui florissait dans la première moitié du second siècle, était un rhéteur latin; il fut chargé de l'éducation de Marc-Aurèle et de Lucius Vérus.
Il eut dans ses élèves des amis pleins de déférence et de tendresse : élevé au consulat, honoré même du proconsulat, estimé, choyé, il donna le ton à la littérature de son temps. Il avait composé un ouvrage de grammaire sur les différences des termes (De differentiis vocabularum) qui est perdu pour nous. Mais nous possédons, grâce à la découverte de M. Maï, quelques fragments assez
considérables de Fronton, et surtout un grand nombre de lettres adressées par lui aux Antonins, avec les réponses de ces princes. C'est de cette partie de son oeuvre que je m'occuperai particulièrement. Je dois cependant indiquer les titres et le caractère de ses autres ouvrages.
L'un, fort mutilé, est une espèce de relation panégyrique de la guerre parthique. Il est probable que Fronton avait été comme promu aux fonctions d'historiographe des princes. L'ouvrage avait pour titre : Principes d'histoire. A la suite se trouvent deux compositions d'une puérilité rare, un Éloge de la fumée et de la poussière (Laudes fumi et pulveris), sorte de déclamation paradoxale, et un< Éloge de la négligence. Ajoutons-y encore, pour être complet, une narration fabuleuse intitulée : Arion. Voilà le catalogue des oeuvres de Fronton.
C'était un honnête homme, de moeurs douées ; cependant il ne pouvait s'accommoder du caractère difficile, il est vrai, de son collègue Hérodes Atticus, rhéteur grec. Le pauvre empereur avait fort à faire pour maintenir la paix entre ses deux professeurs d'éloquence. Fronton vécut et mourut heureux; il fut pleuré par son élève, et les contemporains s'imaginèrent ou firent semblant de croire que l'éloquence romaine avait perdu en lui son plus glorieux représentantnce. C'est qu'en réalité, elle avait cessé d'exister. Lisez tout ce qui reste de Fronton, vous ne découvrirez pas une idée. Fronton n'en avait point, et était persuadé qu'il n'était pas nécessaire d'en avoir. Il avait une passion sincère et profonde pour l'éloquence, mais il ne lui arriva jamais de se demander quelles étaient les sources de l'éloquence, quel en était le but, et si par hasard il n'était pas utile de penser avant de parler. Sa correspondance contient à ce sujet les plus curieuses révélations. Il s'aperçoit à un moment que son élève Marc-Aurèle le néglige quelque peu, qu'il recherche les maîtres de philosophie, qu'il travaille à son âme, et que même il consacre une partie de ses nuits à ce salutaire labeur. Fronton s'alarme ; il tremble d abord pour cette chère santé, puis il se lamente à la pensée d'une infidélité faite à l'éloquence en faveur de la philosophie. Platon, Chrysippe, Cléanthe, voilà assurément de grands personnages, mais apprendre les raisonnements cératins, les sorites, les sophismes, mots cornus, intruments de torture, et né gliger la parure du discours, la gravité, la majesté, la grâce, l'éclat, cela n'indique-t-il pas que tu aimes mieux parler que de t'énoncer, murmurer et bredouiller plutôt que de faire entendre une voix d'homme? » Et plus loin : «Aujourd'hui, tu me parais, entraîné comme tu l'es par les habitudes du siècle et le dégoût du travail, avoir déserté l'étude de l'éloquence et tourné tes regards du côté de la philosophie, où il n'y a nul préambule à décorer avec soin, nulle narration à disposer brièvement, nettement, avec art, nulle question à diviser, nuls arguments à chercher, rien à accumuler... » Les arguments de Fronton, on le voit, ne sont pas d'une bien haute portée. Laissons-le s'animer, et voyons comme il plaidera pro domo sua «Quoi! les dieux immortels souffriraient que les comices, que les rostres, que la tribune, jadis retentissante à la voix de Caton, de Gracchus et de Cicéron, devint silencieuse, et de préférence à notre âge ! L'univers, que tu as reçu sous l'empire de la parole, deviendrait muet par ta volonté ! Qu'un homme arrache la langue à un autre homme, il passera pour atroce ; arracher l'éloquence au genre humain, regarderais-tu cela comme un médiocre attentat? Ne l'assimileras-tu pas à Téréus ou à Lycurgus? Et ce Lycurgus enfin, quel attentat si grave a-t-il commis que de couper des vignes ? C'eût été, certes, un bienfait pour un grand nombre de peuples que la destruction de la vigne par toute la terre, et cependant Lycurgus fut pnni d'avoir coupé les vignes. A mon sens, la destruction de l'éloquence appellerait la vengeance divine : car la vigne n'est placée que sous la protection d'un seul dieu ; l'éloquence dans le ciel est chère à bien des dieux. Minerve est la maitresse de la parole ; Mercure préside aux messages ; Apollon est l'auteur des chants agrestes, Bacchus le fondateur des dithyrambes ; les Faunes sont les inspirateurs des oracles; Calliope est la maitresse d'Homère, et Homère et le Sommeil sont les maîtres d'Ennius, etc.,etc., etc.Voila un spécimen du goût et de la force d'invention qu'on admirait dans cet illustre rhéteur ; telle est l'idée qu'il se fait de l'éloquence,quand il essaye de s'en faire une idée, ce qui lui arrive rarement. Il ne s'imagine pas un seul instant qu'elle puisse être autre chose qu'une parure : aussi déclare-t-il que le genre démonstratif est le genre par excellence, le sommet de l'art où peu parviennent : encore un renseignement assez curieux sur l'éloquence du temps, qui ne pouvait plus guère consister qu'en discours d'apparat.
Quels sont les auteurs dont il recommande la lecture à son élève? Cicéron vraisemblablement. Il n'en est rien. Pourquoi? Cicéron n'est-il pas le plus grand des orateurs? Idées, disposition des arguments, dialectique pressante et nourrie, philosophie oratoire, mouvement passion, il réunit toutes les qualités. Fronton s'occupe bien de tout cela ! Cicéron ne saurait être un modèle utile à étudier, « car il a apporté un soin peu scrupuleux dans la recherche des mots. » Peut-être l'a-t-il fait par grandeur d 'âme, ou pour s'éviter un long travail ; mais enfin, dans tous ses discours, « on ne rencontrera que très peu de ces mots inattendus, inopinés, qui ne se trouvent qu'à l'aide de l'étude, du travail, des veilles et d'une mémoire meublée de vers des anciens poëtes. » Quels seront donc les modèles proposés à l'admiration et à l'imitation du jeune prince? Ce sera avant tout M. Porcuns Caton, puis Salluste son imitateur; parmi les poëtes, ce sera Plaute, surtout Ennius, puis Naevius, Lucrèce, Accius, Cécilius et Labérius. Il faudra aussi aller fouiller les vieilles Atellanes de Pomponius et de Novius, les contes de Sisenna et les satires de Lucilius. Voilà les procédés littéraires de Fronton mis à nu : c'est un amateur de vieux mots. Quant à penser, il ne s'en soucie aucunement, et même il témoigne une aversion particulière pour les auteurs atteints de cette infirmité. Sénèque en particulier est l'objet de son profond mépris. Il va jusqu'à dire que « si l'on trouve quelquefois dans ses livres des idées sérieuses, on trouve bien des paillettes d'argent dans les cloaques, ce qui n'est pas une raison suffisante pour aller remuer les cloaques. » Je n'insiste pas sur des théories littéraires de ce genre; mais qui n'admirerait la patience héroïque de ce grand esprit Marc-Aurèle, traînant attaché à sa personne ce froid et pauvre rhéteur qui réclame toujours pour son art toutes les préférences de l'empereur? Les doléances sont parfois comiques.
« Où est cet heureux temps, s'écrie-t-il, où, ne pouvant composer tout un discours, tu t'amusais du moins à recueillir des synonymes, à rechercher des expressions remarquables, à tourner et à retourner les membres de phrases des anciens, à communiquer de l'élégance aux termes vulgaires, de la nouveauté aux mots corrompus, à ajuster une image, jeter dans le moule une figure, la parer d'un vieux mot, lui donner avec le pinceau une teinte légère d'antiquité? »
Qu'on me permette d'ajouter à cette esquisse rapide d'un rhéteur célèbre le trait suivant. Fronton veut s'excuser auprès de l'impératrice de ne lui avoir pas encore écrit, mais il était occupé. Voici comment il se tire de son épître (elle est en grec).
«Par faiblesse et par impuissance, je suis dans le même état que cet animal appelé hyène par les Romains, et dont le col tendu en ligne droite ne peut, dit-on, se tourner ni à droite ni à gauche. Moi aussi, lorsque je travaille avec ardeur à une chose, je ne puis me tourner d'aucun côté ; je me sépare de tout ce qui n'est pas elle, et j'y suis tout entier attaché. On dit aussi que, semblables à l'hyène, les serpents à dard marchent en ligne droite, et ne vont jamais autrement. Les javelots et les traits atteignent plus sûrement le but lorsqu'ils sont lancés droit, sans être écartés par le vent ou détournés par la main de Minerve ou d'Appollon, comme ceux de Teucer ou des amants de Pénélope. De ces trois images sous lesquelles je viens de me représenter, il en est deux qui ont quelque chose de farouche et de sauvage, l'hyène et les serpents ; la troisième, celle des traits, a encore quelque chose d'inhumain et de bien fait pour effrayer les Muses. Si je parlais du souffle des vents qui pousse le vaisseau en droite ligne, et ne l'entraîne point vers l'abîme, cette quatrième image offrirait encore quelque chose de violent. Si, ajoutant encore une image tirée des lignes, je donnais la préférence
à la ligne droite, parce qu'elle est la plus noble, la plus antique des lignes, j'aurais choisi là une image non-seulement inanimée, comme celle des javelots, mais qui serait même incorporelle. Quelle image pourrais-je donc trouver qui fût vraisemblable, prise surtout de l'humanité, de la musique mieux encore? Elle serait pour moi la perfection, si on pouvait y mettre de l'amitié et de l'amour. Orphée pleura, dit-on, pour s'être retourné en arrière ; s'il eût regardé et marché droit devant lui, il n'aurait pas tant pleuré. Mais c'est assez d'images ; car celle d'Orphée elle-même n'est point vraisemblable, puisqu'elle sort des enfers, » etc., etc.
Auprès de ce galimatias, Balzac et Voiture sont des modèles de simplicité et de naturel.

§ III.

AULU-GELLE.

J'insisterai beaucoup moins, sur un autre personnage du même temps, Aulu-Gelle ( Aulus Gellius, et quelquefois par corruption Agellius). Ce n'est pas qu'il semble inférieur en esprit à Fronton, mais sa personnalité nous échappe. Il n'a pas eu comme le premier l'honneur d'être le précepteur des princes, il n'a pas été élevé au consulat, il n'a pas obtenu de statues. Rien de brillant dans sa vie, rien de prétentieux dans son oeuvre. Il n'a pas été un de ces hommes qui exercent une influence quelconque sur leur temps. Né à Rome, élève de Fronton dans sa première jeunesse, il le quitta pour aller, suivant l'ancien usage, achever son éducation à Athènes ; puis il revint à Rome, où il remplit une fonction publique, probablement celle de centumvir ou juré dans les affaires civiles. Il était marié, il avait des enfants, et consacrait à l'étude et à leur éducation les loisirs que lui laissaient les tribunaux.
De là, est sorti l'ouvrage intitulé les Nuits attiques (Noctium atticarum commentarium), en vingt livres, dont le huitième est perdu. Aulu-Gelle choisit ce titre de préférence à tous les titres ambitieux alors à la mode, parce qu'il lui rappelait les longues et douces soirées d'hiver passées dans son domaine de l'Attique à lire, à annoter, à extraire les anciens auteurs grecs ou romains. Les Nuits attiques ne sont pas autre chose en effet qu'une compilation. A mesure qu'Aulu-Gelle trouvait dans ses livres quelque particularité intéressante, il la recueillait; et il ne suivit jamais d'autre ordre que celui de sa fantaisie de chaque jour. Ajoutons que tous les livres lui étaient bons, et qu'il enflait le sien de toutes les questions qui se présentaient. Poésie, éloquence, philosophie, droit, médecine, religion, grammaire, usages nationaux ou étrangers, anecdotes piquantes, souvenirs personnels; tout est entassé confusément dans le recueil ; c'était, il le dit lui-même, comme un vaste cabinet à provisions. On le comprend, l'analyse d'un tel livre est impossible, on comprend aussitôt qu'il n'est pas dépourvu d'utilité pour nous. Bien des détails précieux nous ont été conservés par Aulu-Gelle seul, et il est juste de lui en savoir gré.
Mais ce qu'il importe surtout de remarquer en lui, comme un des signes du goût du temps, c'est sa prédilection bien accusée pour les anciens auteurs. En cela il est de l'école de Fronton, c'est un archéologue. Grâce à cette manie de la mode du jour, nous trouvons dans Aulu-Gelle un nombre considérable de fragments qui remontent au sixième siècle de Rome. Il est un des plus ardents admirateurs de M. Porcius Caton, qu'il cite à chaque instant. Ennius, Nævius, Pacuvius sont ses poëtes préférés ; il les mentionne, les commente avec amour, non pour admirer la puissante venue de leurs vers sauvages, mais pour relever telle expression curieuse, tel tour, ou tel détail d'archéologie. Lui-même dans ce commerce a contracté je ne sais quelle couleur archaïque, parure chère à son coeur assurément. C'est un homme qui vit dans la contemplation des vieilleries, qu'il adore comme vieilleries, ivre de joie quand il peut coudre à son vêtement moderne quelque lambeau de la toge antique de M. Porcius Caton !

§ IV.

APULÉE.

Apulée (L. Appuleius) est un tout autre homme ; il ne faut pas le confondre avec ces collectionneurs de bric-à-brac : c'est un être vivant, passionné, étrange souvent, mais ce n'est pas une vieille médaille usée.
Il est né à Madaura, sur cette terre brûlante d'Afrique, dans la patrie des superstitions, des prodiges, des passions emportées. Sa naissance se place dans les dernières années du règne d'Hadrien, et l'on ignore la date de sa mort. C'est à Carthage qu'il alla faire son éducation. Cette grande cité était alors plus corrompue encore que Rome, si c'est possible, et plus éprise assurément de beau langage. « Y a-t-il, dit Apulée, gloire plus haute et plus sûre que de bien parler à Carthage? La cité est un peuple d'érudits : c'est là que les enfants s'imprègnent de toutes les connaissances, que les jeunes gens en font
parade, que les vieillards les communiquent. Carthage, ô ma vénérable maitresse, Carthage, Muse céleste de l'Afrique, Carthage charme harmonieux de tous ceux qui portent la toge ! » De Carthage il passe à Athènes ; mais il n'y allait point chercher cette délicatesse et cette mesure attiques qui ne convenaient point à sa nature. Il y étudia la philosophie, puis se mit à courir le monde. Esprit curieux et qui se portait aux choses surnaturelles d'un singulier élan, il profita de ses voyages pour se faire initier à tous les mystères alors enseignés. Enfin il arriva à Rome, la sentine du genre humain ; il s'y perfectionna dans la langue latine, et réussit même à plaider avec succès. Mais toute son attention se porta bientôt sur les mystères d'Osiris et de Sérapis auxquels il se fit initier; il obtint même une des premières dignités dans le collége des prêtres. De là, il se rend à Alexandrie, autre centre religieux et littéraire fort considérable, puis nous le retrouvons dans la petite ville d'Eea où s'accomplit un des principaux événements de sa vie. Agé alors d'une trentaine d'années, beau, bien fait, éloquent, spirituel, il inspire une passion très vive à une veuve de quarante ans, fort riche, qui se décide à l'épouser. Mais les enfants et les collatéraux de Pudentilla défèrent Apulée aux tribunaux comme coupable d'avoir employé le secours de la magie pour se faire aimer et épouser. Il échappe à ce danger, perd ou abandonne sa femme et retourne à Carthage. Son éloquence y ravit tous les auditeurs, on lui dresse des statues. Que devient-il ensuite?On ne sait, mais on aime à croire qu'il n'est pas mort d'une mort vulgaire. Tel est le personnage. Comme on le voit, ce n'est ni un Romain ni un Grec, c'est un mélange d'africain, de grec d'Orient, et de domicilié à Rome. Ces trois caractères se retrouveront dans son oeuvre, non point fondus harmonieusement comme il arrive aux grandes époques littéraires, mais juxtaposés : de là des disparates étranges, monstrueuses parfois, mais non sans intérêt après tout. Ce personnage encore une fois n'est pas le premier venu.
Son premier ouvrage a pour titre : Les Métamorphoses ou l'Ane d'or en onze livres. C'est un roman, le seul, on peut dire, que nous ait transmis l'antiquité romaine, car le Satiricon de Pétrone n'a pas tout à fait ce caractère. On ignore quelle est la source à laquelle a puisé Apulée. Ce qu'il y a de certain, c'est que la fable du roman et les principales particularités lui sont communes ainsi qu'à Lucien. Ou il a imité de très près ce dernier, ou tous deux ont imité le même modèle. Celui-ci serait un certain Lucius de Patras, personnage d'ailleurs absolument inconnu. Quoi qu'il en soit, l'oeuvre d'Apulée est originale. Elle a des proportions, bien plus vastes que l'Ane d'or de Lucien. Elle renferme un plus grand nombre d'épisodes et particulièrement, celui des amours de Psyché qui forme deux livres.
Disons en deux mots le plan du roman. Un jeune homme de moeurs peu régulières, et passionné pour la magie, a recours à un sortilége pour se transformer en oiseau, mais il se trompe de fiole et le voilà changé en âne. Il garde l'intelligence humaine, la mémoire, et racontera plus tard les misères et les déboires de sa vie de bête. Enfin il réussit à manger des roses, ce qui est un remède souverain en pareil cas, il redevient homme et se fait initier aux mystères d'Osiris et de Sérapis. Apulée était fort jeune quand il écrivit ce roman. Il n'avait pas encore habité Rome, et il porta dans ses récits et son style un coloris d'une singulière chaleur ; et des élégances africaines à faire frémir les puristes; mais que d'esprit, que de verve ! Les anecdotes de haut goût, les détails licencieux, et pis que cela même, sont abordés franchement ; dans un genre détestable l'auteur du moins est original ; il sait peindre : il sait aussi raconter avec beaucoup de charme et de grâce ; et s'il n'évite point les polissonneries, on le voit pourtant comme toujours porté vers des choses plus hautes. L'histoire de Psyché et de l'Amour que notre La Fontaine, fin connaisseur, est allé chercher dans l'Ane d'or, est unmythe d'une pureté ravissante. Agréable repos ménagé dans le récit un peu monotone des épreuves d'un baudet, ce mythe, d'un symbolisme si transparent, trahit une préoccupation réelle des destinées de l'âme, du problème de la nature humaine, des expiations, des purifications qu'elle doit subir avant de s'unir définitivement à celui qui est la véritable vie et le véritable amour.
Les critiques ont été fort durs envers Apulée, faute d'avoir essayé de le comprendre. Y a-t-il dans toute la littérature latine un seul récit symbolique de cette valeur? Y en a-t-il même un seul? Et qu'on ne parle pas de magie et d'obscénité (c'est la définition qu'on impose à Apulée). Ici rien de tel. L'épisode de Psyché a un caractère religieux et philosophique à la fois. Je croirais volontiers qu'il naquit à l'ombre des sanctuaires et qu'il fut imaginé pour peindre aux initiés dans une allégorie poétique la nécessité des pratiques purificatrices sans lesquelles la béatitude céleste est refusée aux hommes. Mais ce n'est pas ici le lieu de développer cette hypothèse. Je ferai seulement remarquer que le onzième livre tout entier est consacré aux choses religieuses, et qu'il respire une onction remarquable.
Après les Métamorphoses, l'ouvrage le plus intéressant d'Apulée est celui qui porte indifféremment les titres d'Apologie ou sur la Magie. Ce sont deux plaidoyers prononcés par Apulée devant les juges pour repousser l'accusation de magie dirigée contre lui par le fils et les parents de sa femme. Il y a dans ces deux discours des détails bien curieux sur les moeurs, les habitudes, les préjugés et les superstitions d'une petite ville d'Afrique au deuxième siècle de notre ère, mais je ne puis m'y arrêter. Apulée gagna sa cause, et il était difficile qu'il en fût autrement. Il plaida avec beaucoup d'esprit et quelque peu de fatuité. « Vous prétendez que j'ai eu recours à des sortilèges pour me faire épouser de Pudentilla : mais, pauvres gens, que voyez-vous donc de si extraordinaire dans l'amour qu'un jeune homme beau, bien fait, spirituel, éloquent, inspire à une veuve sur le retour ? Ma bonne mine et mon esprit, voilà ma magie et mes charmes.» Vous ne trouverez plus, dans aucun orateur quel qu'il soit, ce ton simple et naturel, ce goût des arguments vrais. Quant au fond du débat, je renvoie les curieux soit à Apulée, soit à Bayle, qui dans son Dictionnaire critique s'est livré avec amour à l'examen du point en question : c'est un chef-d'oeuvre d'analyse pénétrante, je dirais presque sensuelle. Le style des Métamorphoses est singulièrement chargé de néologismes et d'archaïsmes ; c'est du punique déguisé en latin ; mais l'auteur est parvenu à l'âge de trente ans, il a passé à Rome de laborieuses années, il plaide sa propre cause : son style est épuré, sa diction élégante sans trop d'affectation : il ne lui manque que la mesure. C'est la qualité impossible à acquérir dans les époques de décadence. Je ne dirai que quelques mots des autres ouvrages d'Apulée. Ils n'ont rien de cette originalité qui recommande les Métamorphoses, et l'Apologie ; je les appellerais volontiers des résidus de lectures. Les Florides sont des extraits de morceaux oratoires destinés à produire de l'effet; on les enchâssait dans une plaidoirie, comme on pouvait; c'était un lambeau de pourpre pour éblouir. Les traités philosophiques sur les Dogmes de Platon, (De dogmate Platonis libri tres), sur le Monde (De mundo), sur Hermès Trismégiste (De natura Deorum Dialogus), ne sont que des traductions ou des amplifications de textes grecs. Parmi ces fragments on trouve des vers, des discours, des ébauches de compositions historiques. Cet esprit curieux, fouilleur, sétait tourné de tous les côtés. Combien il diffère par là de ses contemporains qui vivent plongés et abêtis dans l'étude des vieilles formes du langage, incapables de penser et croyant écrire !

CHAPITRE II

Les Panégyriques et les Historiens.

§1.

LES PANÉGYRIQUES.

L'éloquence, bien que toujours enseignée et étudiée dans toutes les parties de l'empire, mais particulièrement dans les Gaules et dans l'Italie du nord, ne produisit dans les trois derniers siècles de l'empire d'Occident que des rhéteurs et des harangues officielles. Le nombre en fut probablement considérable, car les empereurs se succédaient, se renversaient avec une grande rapidité : c'est à peine si les orateurs avaient le temps de célébrer le vainqueur et d'insulter le vaincu qu'ils avaient célébré la veille. Mais de bonne heure les amateurs de ces sortes de monuments firent un choix : aussi ne possédons-nous que douze panég yriques. C'est assez pour apprécier en connaissance de cause cette branche de la littérature impériale.
Les anciens panégyriques(panegyrici veteres) célèbrent les vertus de Dioclétien et de Maximien, de Constance et de Constantin, de Julien, de Gratien et de Théodose. Quant aux auteurs, la plupart d'entre eux sont restés parfaitement inconnus. Le nom d'Ausone seul a survécu, parce que Ausone a fait autre chose : quant aux deux Mamertins, à Euménius, à Nazarius, à Drépanius, ils n'ont laissé dans l'histoire et dans la littérature d'autre trace de leur passage que ces harangues mêmes. Je serai fort bref à ce sujet.
Si l'on envisage ces panégyriques au point de vue historique, on ne peut les considérer comme une source bien abondante ni bien sûre. Ils ne sont pas cependant sans importance. On sait combien l'histoire du quatrième siècle est obscure, à la fois par le manque de documents et par le caractère même des documents souvent contradictoires : la translation de la capitale à Constantinople, la lutte de plus en plus vive entre le christianisme et le paganisme, entre le christianisme et l'arianisme, les pérégrinations incessantes des empereurs et les sanglantes révolutions qui étaient comme la loi de ce temps misérable, en un mot une anarchie universelle qui dura plus de cent ans : voilà le tableau que présente ce siècle si tourmenté et si fécond cependant. On essayerait en vain d'en reconstituer la physionomie à l'aide des panégyriques.
C'est à peine si çà et là on peut recueillir un trait significatif, un détail intéressant dans le fade écoulement d'adulations banales. Ce qui m'a le plus frappé au milieu de cette stérilité de mort, c'est le silence absolu de chacun des orateurs sur le christianisme. Ainsi l'un de ces panégyristes (l'auteur de la huitième harangue, il n'est pas nommé) raconte dans les plus grands détails la fameuse victoire remportée par Constantin sur Maxence, et il ne fait pas la moindre allusion au fameux labarum qui parut dans les airs avec l'inscription : Hoc signo vinees. Nazarius, autre panégyriste, passe aussi sous silence ce merveilleux incident ; et ce qui rend plus étrange cette omission, c'est la relation d'un autre miracle qui assura aussi la victoire à Constantin : des escadrons célestes vinrent se joindre à ses troupes.
L'orateur rapproche cette intervention surprenante de l'apparition de Castor et de Pollux, qui combattirent pour les Romains à la bataille du lac Régille, et il ajoute : le miracle fait en faveur de Constantin nous oblige à croire celui de l'apparition de Castor et de Pollux. Puissamment raisonné ! Autre détail non moins curieux : Ausone, qui était peut-être chrétien, loue la piété de son élève Gratien, qui avait décerné les honneurs divins à Valentinien, son père. On sait du reste que Gratien, bien que chrétien, prenait encore le titre de Pontifex maximus, l'administration des choses de la religion était toujours une fonction de l'empereur.
L'auteur du panégyrique de Julien, un des deux Mamertinus, écrivain qui n'est pas sans mérite, ne dit pas un mot de ce que nous appellerions aujourd'hui la question religieuse. Il semble appartenir lui-même à cette élite de la société païenne de ce temps, qui ne voulait point paraitre acheter la faveur du prince au prix d'une conversion sans sincérité. Elle restait donc attachée, au moins de nom, à la vieille religion nationale; mais elle avait cessé depuis longtemps d'y croire. La religion pour elle était une forme populaire et inférieure de la philosophie. Je trouve dans Mamertinus cette phrase bien remarquable : « J'atteste Dieu immortel, et ce qui me tient lieu de la divinité, ma sainte conscience. » Enfin, dans le dernier de cep panégyriques, celui de Théodose par Drépanius, l'orateur, après avoir chanté la défaite de Maxime, s'indigne de la bassesse, de la cruauté, de la cupidité de ces évêques qui faisaient leur cour à l'usurpateur, et l'aidaient de leurs anathèmes contre les Priscillianistes, dans ses extorsions et ses exécutions. Il les représente de ces mêmes mains qui avaient manié les instruments de torture, touchant les objets sacrés. Ici l'orateur se rencontre avec Sulpice Sévère, qui a raconté deux fois ce lugubre épisode.
Tous ces renseignements ne jettent pas un grand jour sur cette époque. Il faut y joindre les détails qu'on rencontre çà et là sur les misères et les dangers incessants qni menaçaient l'empire. Les orateurs dont nous parlons félicitent parfois les princes de leur humanité envers leurs peuples. Les remises d'impôts étaient la forme la plus agréable sous laquelle elle pût s'exercer.
Ausone raconte avec plus d'esprit que de sérieux une scène bien curieuse dont.Gratien est le héros. Ce prince exempta des arrérages à payer toutes les provinces de son empire; et, se fiant peu à la générosité de ses successeurs, il voulut les mettre dans l'impossibilité de révoquer ce qu'il faisait : il ordonna en conséquence que tous les registres d'impôts fussent brûlés sur les places publiques. C'était une des plaies de l'empire ; les invasions des barbares, la révolte des Bagaudes en Gaule, en furent d'autres ; on en trouve de vifs souvenirs retracés par quelques-uns de ces panégyristes, sous de fausses couleurs, il est vrai; mais leurs aveux, si adoucis qu'ils soient, jettent de la lumière sur les ténèbres de ces temps malheureux.
Quant au mérite littéraire de ces compositions, il est à peu près nul. J'ai signalé dans l'examen du panégyrique de Trajan par Pline, les inconvénients inévitables du genre. Cependant Pline parle en homme convaincu; c'est un bon citoyen qui célèbre les vertus réelles du prince, une félicité relative dont l'empire lui est redevable. Rarement les panégyristes eurent cette bonne fortune. Les empereurs qu'ils louent ne sont pas des Trajans; souvent la matière est fort ingrate : de là, la nécessité de suppléer à la pauvreté du sujet par les ornements du langage. L'antithèse et l'hyperbole sont les grandes ressources de ces orateurs officiels. Ils opposent les crimes ou les vices du prédécesseur aux vertus et aux belles actions du prince régnant, et ils exagèrent dans les deux sens ; souvent même ils évoquent les souvenirs de la Rome républicaine pour en faire litière à leur maître. Cette profanation est, à vrai dire, ce qu'il y a de plus triste; car, pour le reste, tout est si vide, si plat et si prétentieux à la fois, que l'on n'a pas le courage de s'en indigner.

§ II.

LES HISTORIENS DE L'HISTOIRE AUGUSTE.

Nous possédons, sous le litre d'écrivains de l'histoire Auguste, un recueil de biographies d'empereurs, d'Hadrien à Carus et à ses fils (117-285). L'auteur de ce recueil est inconnu. Il semble avoir voulu, en réunissant ces vies des Césars, donner une suite à Suétone ; mais les biographies de Nerva et de Trajan manquent au commencement, et, dans le milieu de l'ouvrage, celles des Philippes et des Décius, et une partie de celle de Valérien. Telle qu'elle nous est parvenue, cette compilation, presque nulle sous le rapport littéraire, est d'une certaine importance au point de vue historique. Cette longue et confuse période pleine de guerres, d'anarchie, de désordres de tout genre, ne nous est guère connue que par l'histoire Auguste. L'auteur a fait parmi les nombreuses biographies des empereurs un choix quelconque, et les a rangées dans l'ordre qu'il lui a plu. Quant aux biographies elles-mêmes, elles n'ont pas été écrites par des témoins occulaires ou contemporains, si l'on en excepte Vopiscus. Tous ces historiens, personnages obscurs pour la plupart, sont de plats et inintelligents imitateurs de Suétone. Aucune considération élevée, aucun sens politique, rien de général ni de romain ; le monde entier est pour eux renfermé dans l'intérieur du palais impérial. Ce qu'ils nous apprennent, ce sont de petits détails, des particularités de la vie intérieure ; ils ne se doutent même pas que la véritable histoire du monde romain à cette époque se passe non dans les appartements de ces Césars renversés l'un sur l'autre, mais dans les provinces qui les élèvent, sur les frontières que les barbares vont envahir, ou au sein de cette société chrétienne que la persécution rend chaque jour plus puissante. Heyne à dit d'eux : « Les écrivains de l'histoire Auguste sont indignes du nom d'historiens: ce sont des abréviateurs et des compilateurs d'écrivains qui eux-mêmes ne doivent pas être salués du nom d'historiens ; ils n'ont en effet farci leurs ouvrages que de vains bruits populaires. » Ainsi, d'une part, l'inintelligence du temps, de l'autre, un manque absolu de critique et d'exactitude, des erreurs grossières, des répétitions parfois contradictoires, quand ils empruntent à deux auteurs différents le récit d'un même événement, sans se donner la peine de choisir l'une des deux versions: voilà pour nous à peu près la seule source historique pour une période de près de 160 ans. Quant à leur style, il est souvent incorrect et inintelligible, toujours fort médiocre. Ils ne s'en soucient point d'ailleurs. On ne le voit que trop. Voici l'ordre dans lequel ils sont rangés. Aelius Spartianus. Il vivait sous Dioclétien, à qui son livre est adressé. Il s'est proposé d'écrire l'histoire, d'abord pour satisfaire à sa conscience, ensuite pour soumettre à la connaissance de la divinité du prince les empereurs. Il avait, à ce qu'il paraît, l'intention d'écrire l'histoire de tous les empereurs; on ne sait s'il a donné suite à ce projet. On a de lui les vies d'Hadrien, d'Ælius Vérus, de Didius Julianus, de Sévère, de Pescennius Niger, d'Antonin Caracalla, de Geta, cette dernière dédiée à Constantin. Vulcatius Gallicanus vivait aussi sous Dioclétien. Il avait comme Spartianus conçu un plan plus vaste d'historiographie, qui ne fut pas mis à exécution. Il ne reste de lui que la vie d'Avidius Cassius, que Fabricius lui a même enlevée pour l'attribuer à Spartianus. Vulcatius est incorrect et sans ordre. Trébius ou Trébellius Pollio, contemporain de Dioclétien et de Constantin, est quelque peu supérieur aux deux précédents. Il reste de lui les vies de Valérien père et fils, des deux Galliens, les Trente Tyrans et Divus Claudius. Flavius Vopiscus, de Syracuse, vivait sous Constantin ; son père et son grand-père étaient amis de Dioclétien. Ils furent témoins de l'entrevue du futur empereur avec la druidesse qui prédit le meurtre d'Aper. Il a écrit les vies d'Aurélien, de Tacite, de Florianus, de Probus, de Firmus, de Saturninus, de Proculus, de Bonasus, de Carus, de Numerianus et de Carin. Il s'était proposé en outre de raconter la vie d'Apollonius de Tyane. Vopiscus est d'un degré supérieur aux autres biographes. Plus voisin des événements et dans une position qui lui permettait de les mieux apprécier, il mérite plus de crédit qu'aucun d'eux. Mlius Lampridius a écrit les vies de Commode, de Diaduménus, d'Héliogabal, d'Alexandre Sévère. Julius Capitolinus est auteur des biographies d'Antoninus Pius, de Marc-Aurèle, de L. Vérus, de Pertinax, d'Albinus, de Macrin, des deux Maximins, des Gordiens, de Maxime et de Balbinus.
Les derniers historiens de la fin du quatrième siècle sont Sextus Aurélius Victor, Eutrope, Sextus Rufus, et enfin Ammien Marcellin. Le dernier seul mérite d 'être consulté. Sextus Aurélius Victor, Africain d'origine et d'une naissance obscure, fut élevé par Julien aux plus hautes dignités de l'empire, et nommé par Théodose préfet de Rome. C'était un païen fort honnête homme. Ammien Marcellin en fait le plus grand éloge. De ses ouvrages qui embrassaient toute l'histoire romaine jusqu'à son temps, nous ne possédons plus que de véritables abrégés dont il a fourni les matériaux, mais dont il n'est peut-être pas l'auteur. Tel est le livre intitulé Origo gentis Romanae, qui est probablement 1'oeuvre d'un grammairien, qui a imaginé cette espèce d'introduction à l'histoire de Rome. L'ouvrage, qui porte le titre : De viris illustribus urbis Romae, a été attribué à Cornélius Népos, à Suétone, à Pline le jeune. Une histoire abrégée des Césars (de Caesaribus historiae abbreviatae pars altera) semble composée d'après des sources assez pures. Et enfin,l'ouvrage intitulé: De vita et moribus imperatorumromanorum epitome ex libris Aurelii Victoris à Caesare Augusto ad excessum Theodosii imperatoris, est un extrait d'Aurélius Victor, dont l'auteur est inconnu.
Une certaine indépendance s'y fait remarquer, et le style de ces divers ouvrages est en général assez pur.
Eutrope fut un personnage considérable sous les règnes de Constantin, de Julien et de Valens. Il fut consul, secrétaire des empereurs, suivit Julien dans son expédition contre les Parthes. Mais ce n'est pas un personnage politique. Il est appelé Sophiste, par les autres historiens. On sait qu'à cette époque, en Orient comme en Occident, les rhéteurset les sophistes jouissaient d'une haute considération. On a cru qu'il était chrétien ; le contraire est à peu près certain. Comme beaucoup de bons esprits de ce temps, il était détaché du paganisme sans avoir embrassé le christianisme. Il dit de Julien : « religionis christianae inseetator, perinde tamen ut cruore abstineret. » C'est le jugement d'un esprit sensé et impartial. Eutrope a écrit un abrégé de l'histoire romaine en dix livres, qui vont de la fondation de Rome à Valens. Il paraît que cet empereur fort ignorant lui avait commandé cet ouvrage pour sa propre instruction ; c'est une sorte de manuel. Eutrope se promettait d'écrire pour la postérité une histoire considérable de Rome; on ne sait s'il a exécuté son dessein. L'abrégé d'Eutrope fut accueilli avec la plus grande faveur; il s'en fit plusieurs traductions grecques ; les auteurs ecclésiastiques, Jérôme, Prosper d'Aquitaine, Orose, et les faiseurs de chroniques des premiers siècle du moyen âge le copièrent et l'étudièrent comme source unique. Le style d'Eutrope est généralement pur et simple, rare mérite dans ce temps-là.

§ III.

AMMIEN MARCELLIN.

Avec Ammien Marcellin, nous sortons des puérilités de la biographie anecdotique, et nous rentrons dans le domaine de l'histoire. Nous ne savons rien de précis sur ce personnage. Il est né probablement à Antioche ; il appartient à une bonne famille; il passa la plus grande partie de sa vie dans les camps, et mourut vraisemblablement à Rome, où il s'était retiré en quittant le service militaire. Il eût pu écrire des mémoires, car il fut témoin oculaire des principaux événements qu'il rapporte ; mais il ne se met jamais en scène; il ne lui arrive jamais rien d'extraordinaire, il est vainqueur ou vaincu comme le dernier de ses compagnons d'armes ; il n'accuse jamais les chefs de ne pas savoir distinguer le mérite ; il ne se vante jamais d'avoir donné au général un conseil qui eût sauvé l'armée. En un mot, l'histoire d'Ammien Marcellin se présente à nous avec tous les caractères de la plus franche impartialité ; de plus l'auteur ne parle que d'événements dont il a été le témoin, ou qu'il connaît d'après les documents les plus authentiques.
Ammien Marcellin avait écrit l'histoire de Rome, depuis la mort de Nerva jusqu'à celle de Valens (96-378). Mais les treize premiers livres, qui allaient de Trajan à Constance, ont péri. Nous ne possédons que les dernières années du règne de Constance, ceux de Julien, de Jovien, de Valentinien Ier et de Valens, en tout une période d'environ vingt ans, racontée en dix-sept livres, donc avec beaucoup de détails, ce qui nous autorise à penser que la partie perdue ne devait guère être qu'une sorte de résumé.
L'ouvrage d'Ammien Marcellin est la source la plus précieuse que nous ayons pour étudier une des époques les plus intéressantes de l'histoire du monde. A vrai dire, il est le seul écrivain de ce temps dont le témoignage ait une sérieuse autorité. Il n'est pas difficile d'en donner la raison. Les historiens qu'on appelle ecclésiastiques, Eusèbe, Socrate, Sozomène, Théodoret, et les autres, sont des chrétiens plus ou moins intelligents (ils le sont fort peu en général), et qui ne s'intéressent qu'aux événements qui touchent directement au christianisme ; à les lire, on croirait que les empereurs n'ont absolument agi, parlé, pensé, commandé, que pour servir ou combattre la religion chrétienne. Ils sont doux et partiaux pour les orthodoxes, sottement calomniateurs envers les hérétiques et les païens. Ils traitent Julien d'une façon qui serait odieuse, si elle n'était ridicule : mais aujourd'hui encore il y a des gens qui croient, ou font semblant de croire à l'honnêteté et à l'intelligence de ces chétifs auteurs, et se dispensent d'être équitables parce que les contemporains ne l'ont pas été. Quant à Zosime, le seul auteur païen de cette même période, il est suspect de partialité contre les chrétiens, mais c'est un autre esprit que ceux dont j'ai parlé. Reste donc notre Ammien Marcellin, écrivain d'une intelligence suffisante, et d'une impartialité manifeste. En effet, il n'est ni chrétien ni païen; c'est, comme on disait au siècle dernier, un philosophe.
Ceux qui ont songé à en faire un chrétien, ne l'ont pas lu sérieusement. Jamais un chrétien ne se fût exprimé de la sorte sur l'empereur Julien. A vrai dire, c'est le héros d'Ammien; il l'admire, il l'aime; c'est avec un véritable désespoir qu'il est forcé de lui trouver quelques défauts, mais la vérité avant tout. Il blâmera donc dans l'empereur ce fameux décret qui interdisait l'enseignement aux chrétiens; il blâmera ces sacrifices incessants, ces pratiques de dévotion puérile, en un mot tout ce qui jette une ombre fâcheuse sur cette noble figure du jeune stoïcien ; il aime à le comparer à Marc-Aurèle, sur lequel évidemment Julien voulut se régler. Il le représente faisant tous ses efforts pour imposer aux chrétiens la tolérance envers leurs dissidents, c'est-à-dire l'anarchie dans l'Eglise, adroite politique qu'ils ne lui ont pas pardonnée. Un chrétien eût parlé tout au long de la fameuse question de l'Arianisme qui remplit ce siècle; Ammien ne s'en occupe pas. Enfin un chrétien ne nous eût pas montré Damase et Ursin se disputant l'évêché de Rome à main armée, remplissant les rues de cadavres, et surtout n'eût pas ajouté que la chose était toute simple, car l'évêque de Rome recevait beaucoup de cadeaux des matrones et vivait fort opulemment. II est inutile de pousser plus loin cette démonstration, le fait est trop évident.
Ce n'est pas un païen non plus, ai-je dit. Les croyances religieuses d'Ammien Marcellin sont assez difficiles à déterminer. Il ne croit plus aux dieux du vulgaire, ni au Tartare, ni à toutes les vieilleries du culte national ; il s'en faut cependant que ce soit un esprit libre de préjugés. Il ne dit plus « les dieux » ni Jupiter, Mars, Junon ; il dit tantôt la divinité (superum numen), tantôt la justice, tantôt la fortune (Fortuna, fatum.) Il croit à l'action du destin, ce qui ne l'empêche pas d'admettre l'action de la Justice souveraine. Mais ce qui domine en lui, c'est sa croyance à la divination : c'est la grande maladie morale du quatrième siècle. Dans la ruine des croyances nationales, cela seul subsista, et avec une énergie que rien ne put abattre. Tous, grands et petits, sages et vulgaire, empereur et sujets, étaient tendus vers l'avenir, et voulaient lui arracher ses secrets. Tout homme qui consultait les devins était suspect au prince; il leur demandait s'il ne serait pas bientôt empereur. De tous côtés, en effet, s'éveillaient des ambitions, des convoitises, des hallucinations impériales. Aussitôt des perquisitions étaient faites ; on découvrait, ici, un manteau de pourpre, là, des brodequins, un diadème ; les exécutions commençaient; elles remplissaient les villes de sang. L'empereur voulait tuer celui qui rêvait sa succession. La prétendue conspiration de Théodoros inonda l'Orient de carnage. Ammien croit que la puissance supérieure, éternelle et par conséquent connaissant l'avenir, peut communiquer à un mortel une partie de sa connaissance. Chez lui le politique et le soldat valent mieux que le théologien. Il porte sur les divers princes qui ont passé sous ses yeux des jugements sérieux, bien motivés, impartiaux, et s'applique à dire le bien et le mal, ne dissimulant rien, et laissant au lecteur le soin de conclure. Il ne s'est pas proposé de présenter un tableau complet de l'empire romain au quatrième siècle, et l'on signalerait dans son ouvrage plus d'une lacune ; cependant les traits dominants qui caractérisent cette époque y sont fortement dessinés. Les questions d'administration intérieure étaient devenues secondaires pour ainsi dire : il s'agissait en effet pour l'empire d'être ou de n'être pas. Les barbares ne laissaient aucune trêve aux princes. En Orient, les Arméniens, les Perses; sur le Danube les Quades, les Marcomans, les Sarmates; sur le Rhin, les Allemands et les Francks, les Bretons eux-mêmes; puis les Goths, bientôt suivis des Huns, des Alains, des Suèves. Les empereurs étaient brusquement appelés de l'Orient à l'Occident, du Nord au Sud par les provinces envahies, dépouillées, mises à feu et à sang. Ammien Marcellin a combattu sur le Rhin, sur le Danube, dans les plaines de la Mésopotamie ; il a été vainqueur près d'Argentoratum, il a assisté aux désastres d'Amida et d'Andrinople ; Julien est mort sous ses yeux, il a vu la maison où Valens a été brûlé ; il a échappé avec quelques soldats au glaive des Perses maîtres d'Amida. Toutes ces campagnes sont racontées par lui avec une grande sincérité ; le récit est intéressant, un peu forcé de couleur et cherchant le dramatique, mais de fort beaux épisodes se détachent du cadre général, et produisent une impression forte. Je signalerai la mort de Julien, le traité conclu avec les Perses par Jovien, la bataille d'Argentoratum, celle d'Andrinople, le meurtre du roi d'Arménie, Para. Quant à la critique des événements, elle est généralement saine et honnête. Ammien Marcellin est sévère dans ses jugements sur les courtisans et les créatures des empereurs ; il a tracé de quelques-uns d'entre eux des portraits d'une rare énergie. C'est un honnête homme indigné qui flétrit des scélérats et des fripons. Le nombre en était grand.
L'administration de Rome délaissée par les empereurs était entre les mains de préfets tout puissants jusqu'au jour où un caprice du prince, une délation, une crainte superstitieuse, les renversaient. Le tableau que trace Ammien des moeurs romaines vers 370 est fort instructif, mais lamentable. Les nobles, la bourgeoisie (représentée par les avocats) et le peuple sont tour à tour mis sous nos yeux et dépeints sous les plus sombres couleurs.
Le Sénat n'a plus qu'un semblant d'existence; c'est le délégué de l'empereur absent qui est tout, et il règne d'après les lois du bon plaisir. L'historien n'invoque pas l'antique liberté perdue; il se borne à exiger des hommes en dignité un peu de désintéressement et d'honneur, qualités fort rares alors. C'est un moraliste sans rigorisme, ce qu'on appelle un honnête homme. Ce qui excite son indignation, ce sont les lâchetés, les perfidies. Plus d'une fois les généraux romains y avaient recours dans les périls extrêmes où se trouvait placé l'empire. Le préfet du prétoire, Trajan, invite à sa table le roi d'Arménie, Para, et le fait assassiner sous ses yeux. Ammien est révolté de ce guet-apens odieux ; il rappelle la générosité des anciens Romains, la belle lettre de Fabricius à Pyrrhus pour lui dénoncer la trahison de son médecin. Mais parfois il est plus indulgent, et semble accepter l'axiome immoral «dolus an virtus, quis in hoste requirat ? » il appelle «mesure sage » le massacre d'une troupe de Goths appelés sous prétexte de recevoir leur paye.
Tel est l'esprit de l'ouvrage ; je dirai peu de chose de la composition et du style. L'auteur a essayé de présenter un récit fidèle des événements ; mais le théâtre est trop vaste, la scène change trop souvent. L'unité du sujet échappe à l'historien ; elle est réelle cependant, un mot la résume : décadence. La confusion est partout ; il ne reste plus rien des antiques traditions ; les empereurs sont pris au hasard, par les armées en campagne ; l'empire est comme un avancement. Rome n'est plus la capitale de l'État romain; il n'y a plus de capitale, partant plus de centre, plus de direction unique, plus de suite dans la politique. On vit au jour le jour. Cette confusion se trouve dans l'ouvrage d'Ammien Marcellin; Gibbon lui-même n'y a pas échappé. Mais si l'on prend telle ou telle partie de l'oeuvre, soit une expédition contre les Allemands, soit une guerre contre les Perses, on ne peut que louer l'ordonnance du récit, la proportion des diverses parties, la gradation, l'intérêt. Les digressions nombreuses et généralement très faibles, auxquelles se livre l'auteur, sur les tremblements de terre, les comètes, les avocats, sont des hors-d'oeuvre qu'il est difficile de goûter. Il sait beaucoup, croit savoir, et n'a que des notions vulgaires et erronées. C'est un soldat qui s'est mis tard au travail et dont le jugement a été peu exercé.
Quant au style, c'est le traiter avec indulgence que de dire qu'il est dur ; il est affecté, emphatique, souvent barbare. Il y a des élégances qui font frémir. Ammien ne dit pas l'exil, mais le chagrin de l'exil (moeror exsularis) ; il ne dit pas la relégation dans une île, mais la solitude insulaire (exsularis solitudo). Va-t-il raconter une guerre, il dit: « cependant la roue rapide de la fortune, a changeant toujours la prospérité en malheur, armait Bellone en lui adjoignant pour compagnes les Furies. » En général, lorsqu'il se laisse entraîner à quelque réflexion philosophique, son langage revêt une teinte de barbarie très prononcée ; quand il se borne à raconter, il est plus simple, mais il écrit toujours mal.
Tel qu'il est, il est intéressant à lire, et son autorité n'est pas médiocre.

§ IV.

SYMMAQUE.

Symmaque est le dernier orateur qu'ait produit la société antique. On voudrait qu'en disparaissant, le génie romain se recueillît et jetât par un dernier effort quelque oeuvre puissante ; il n'en est rien. Après avoir longtemps langui, il s'éteint comme un feu sans aliments. Quelle inspiration possible pour un peuple qui n'a plus ni vie politique ni vie religieuse?
Ce qui a sauvé le nom de Symmaque de l'oubli où sont tombés tous ses contemporains, ce ne sont pas les nombreuses harangues qu'il faisait admirer aux sénateurs; ce n'est pas même le recueil de ses lettres divisées en dix livres et publiées avec un soin pieux par son fils : c'est une requête adressée à Théodose, et qui fut presque aussitôt vivement réfutée par l'évêque de Milan, saint Amhroise, et par le poête chrétien Aurélius Prudentius Clemens. Cette requête peut être considérée comme la suprême et impuissante protestation de la Rome païenne contre le christianisme.
Ce n'est pas un médiocre honneur pour Symmaque d'avoir pris la défense du culte et des institutions nationales dans un moment où il y avait plus de péril que de profit à le faire. Mais Symmaque n'était pas une âme vulgaire, et, de plus, il avait été comme préparé et désigné pour cette tâche par l'éducation qu'il avait reçue et la position qu'il occupait. J'ai montré avec quelle ardeur, parfois puérile, Pline le Jeune refaisait dans son imagination la vie publique qui n'était déjà plus qu'une ombre ; quelle importance il attachait à ces séances du Sénat qui étaient une vaine parade ; quel sérieux il apportait dans l'accomplissement de ses fonctions exercées sous la survellance d'un empereur ; avec quelle naïveté il établissait des rapprochements impossibles entre son temps et celui de Cicéron : c'est que, si tout avait changé, l'éducation d'alors préparait toujours le jeune Romain à la vie publique d'autrefois. Il s'en faut bien que Symmaque ait toutes les illusions de Pline, son époque ne le permettait pas ; mais, lui aussi, il est comme dominé par les traditions antiques; et, malgré les cruels démentis des faits, il se rejette sans cesse vers ce qui a été, et ne peut s'empêcher d'en souhaiter, d'en espérer même le retour. Cicéron était le modèle et l'idéal de Pline ; Pline est le modèle et l'idéal de Symmaque : tous deux se repaissent d'illusions.
Symmaque a rempli les charges les plus considérables de la république (on parlait encore ainsi) sous les règnes de Gratien, de Valérien, deValentinienet, de Théodose; il a été préfet de Rome en 384, consul et grand pontife en 391.
Suivant Cassiodore, il aurait composé un panégyrique en l'honneur de Maxime, l'usurpateur, et l'aurait prononcé en plein Sénat, ce qui l'exposa à une accusation de lèse-majesté à laquelle il n'échappa que par la clémence de Théodose. Le fait n'est pas impossible, surtout si on se rappelle que Maxime se présentait comme le restaurateur de la vieille religion nationale. Quoi qu'il en soit, Symmaque survécut. à Théodose et ne mourut probablement que dans les premières années du 6° siècle.
Le recueil de ses lettres offre bien peu d'intérêt. On ne s'explique guère une si absolue indigence d'idées et de sentiments. Il est probable que son fils, qui s'en fit l'éditeur, retrancha toutes celles où ce païen obstiné exprimait son opinion sur les hommes et les choses de son temps. La matière était riche ; chaque jour amenait des conversions au christianisme, et l'on ne sait que trop ce que valaient souvent ces conversions ; Symmaque était bien placé pour en apprécier la sincérité : « s'éloigner des autels, dit-il quelque part, c'est une manière de s'avancer. » On regrette de ne pas trouver plus d'indications de ce genre dans la correspondance qui nous est parvenue, et qui doit avoir été modifiée. Ces détails, qui eussent été si intéressants, sont remplacés par des pauvretés : tel livre tout entier ne renferme que des lettres de recommandation, des billets plus ou moins bien tournés; ailleurs, ce sont les menus événements de sa vie privée, à Rome, en Campanie, dans quelqu'une de ses nombreuses villas. Les moins vides de ces lettres sont celles où il se montre préoccupé de ses fonctions de consul ou de préfet; la tâche était souvent bien pénible : il fallait nourrir et amuser le peuple romain. Aussi l'annone d'une part, de l'autre, les jeux publics, tenaient sans cesse en éveil les malheureux magistrats.
La requête adressée aux empereurs fut justement inspirée par une circonstance de ce genre. L'an 384, il y eut une famine. Symmaque, alors préfet, et chargé de l'approvisionnement de la ville, ne put faire venir de l'Afrique qu'une quantité fort insuffisante de blé; il fallut attendre quelque temps l'arrivage d'une flotte apportant les blés de la Macédoine. Or, l'année précédente, l'empereur Gratien avait fait enlever du Sénat l'autel de la Victoire, ce symbole visible de la gloire de Rome dominatrice du monde. Aussitôt et la multitude et un grand nombre de sénateurs s'écrièrent que les malheurs de l'empire, les disettes, les invasions des barbares étaient un châtiment envoyé par les dieux dont on avait abandonné le culte. Rien de plus conforme aux idées romaines : on peut voir dans Tite-Live le discours si curieux de Camille après la prise de Véies, discours où il explique les succès et les revers de Rome par la scrupuleuse observance ou par l'omission des rites consacrés.
Symmaque se fit à plusieurs reprises, sous Gratien d'abord, puis sous Valentinien, l'interprète de la croyance populaire: il demanda le rétablissement de l'autel de la Victoire d'abord, puis la reprise de toutes les cérémonies du culte national que les princes chrétiens n'osaient pas encore proscrire, mais qu'ils laissaient tomber en désuétude. Le sujet était beau, favorable à l'éloquence. Qu'était-ce en effet que le christianisme d'alors, religion qui n'avait rien de national, qui ne se rattachait par aucun lien à l'histoire de la patrie, auprès de l'antique culte institué par Romulus, par Numa, et qui remontait même jusqu'aux dieux par Énée, le fondateur de la cité? Ce culte, on en retrouvait la trace vivante dans tous les souvenirs héroïques de Rome; le premier empereur, politique, avisé, en avait multiplié les cérémonies et accru la splendeur, tandis que ses poètes les Horace, les Virgile, les Ovide en célébraient l'incomparable majesté. Tant que le peuple romain était resté fidèle aux prescriptions de la religion antique, il avait exercé sur les nations soumises une domination paisible. Les premiers revers essuyés dataient justement de l'expansion du christianisme. Voilà ce que devaient se dire les païens convaincus, voilà ce que pensait certainement Symmaque; mais il n'osa pas exprimer toute sa pensée. La meilleure, la seule efficace manière de plaider pour le culte ancien, c'était, en le glorifiant, d'attaquer ouvertement et sans scrupule le christianisme. Encore une fois la religion nouvelle n'avait pas de racines dans la cité ; au fond, la cité lui était indifférente. Le temps était proche où saint Augustin opposerait à la vieille Rome prise par Alaric, la ville céleste, véritable et seule patrie du chrétien. Il fallait avoir le courage de condamner hautement le christianisme dans ses dogmes, dans sa constitution et surtout dans son esprit; de prouver qu'il faisait des saints et non des citoyens ; que la patrie n'avait rien à attendre de lui dans les périls qui la menaçaient; que les vainqueurs, quels qu'ils fussent, seraient toujours bien accueillis des chrétiens.
En plaidant ainsi la cause du culte national, Symmaque eût échoué, cela est certain : mais il échoua en la plaidant en avocat honteux, incertain, qui se tient sur la défensive au lieu de pousser vivement son adversaire. Il ne sut pas, il n'osa pas affronter un débat solennel, faire un dernier et éclatant appel au gouvernement d'une part, mais surtout au Sénat et au peuple romain. Quand on parle au nom de onze siècles de gloire, quand on est convaincu que toute cette gloire doit remonter à la religion comme à son principe naturel, il ne faut pas être humble et supplier, il faut parler haut et ferme, livrer le dernier combat et mourir. Symmaque était incapable de cet héroïsme : c'était un fonctionnaire. Il voulait bien adresser une requête aux empereurs, évoquer les glorieux souvenirs de Rome républicaine, les Gaulois, Annibal, que l'ombre du Capitole mettait en fuite ; mais la conclusion naturelle, impérieuse, il n'osait la lancer à la face de ses maîtres. Il se bornait donc, après avoir prouvé l'excellence du culte antique, à réclamer, quoi? la tolérance.
C'était une abdication. Et que l'on remarque qu'il avait pour lui non-seulement les traditions nationales, autorité imposante, mais la légalité même. C'était en effet au mépris des lois qu'on affectait à d'autres usages les fonds destinés au culte ; qu'on interdisait aux vestales de recueillir des héritages. D'où vient cette faiblesse de l'orateur? Il était peut-être convaincu de la bonté de sa cause, mais il avait peur de se compromettre. Les chrétiens étaient les plus forts ; les empereurs eux-mêmes devaient compter avec eux. Nous sommes à la veille de la pénitence publique infligée à Théodose par saint Ambroise ; et bientôt l'archevêque de Constantinople, saint Jean Chrysostome tiendra en échec l'empereur Arcadius dans sa propre capitale. Voilà pourquoi le polythéisme romain fut si faiblement défendu. La réfutation de saint Ambroise a un tout autre ton ; elle est triomphante et méprisante. Il n'accorde rien à Symmaque, ni dans le présent ni dans le passé. Que parle-t-on des dieux protecteurs des Camille et des Scipions, des dieux qui chassèrent les Gaulois et Annibal ?
C'est le courage des Romains qui a tout fait, les dieux n'ont jamais existé. L'orateur chrétien n'examine pas si les anciens Romains croyaient à l'existence de ces dieux, si la foi profonde qui les animait ne les a pas conduits cent fois à la victoire. Il condamne, il anathématise, il annonce le Dieu des chrétiens, le seul vrai Dieu. Comme jadis Scipion arrachait le peuple aux gradins du tribunal pour le mener au Capitole rendre grâces aux dieux de la république, ainsi saint Ambroise repoussait les vaines doléances de Symmaque, en montrant d'un geste dominateur le christianisme triomphant.

CHAPITRE III

Les derniers poëtes.

§1.

LES PETITS POETES.

Nous avons montré dans la période précédente ce qu'était devenue la poésie sous les derniers Césars de la famille d'Auguste. A partir du règne d'Hadrien, elle n'est plus qu'un misérable jeu d'esprit ou un moyen plus raffiné d'adulation. La plupart des écrivains de cette période sont inconnus; les érudits s'épuisent en recherches pour déterminer la naissance, la patrie, la position sociale et souvent même le nom de ces poëtes. Les curieux trouveront dans Wernsdorff reproduit par Lemaire, les oeuvres de ce temps, et les détails biographiques obscurs ou peu satisfaisants, réunis et peu digérés par cet estimable savant.
Le caractère général des poésies conservées est la stérilité d'invention ; une des formes sous lesquelles elle le traduit de préférence, c'est le genre didactique ou descriptif. C'est ainsi qu'à la fin du dix-huitième siècle, et sous l'Empire sembla près d'expirer la poésie française, lorsque d'un brusque élan elle se replongea aux sources vives. Dans les trois premiers siècles de l'ère chrétienne, il se produisit un certain nombre de manuels en vers sur la chasse, la pêche, sur les phénomènes célestes, sur la géographie. Nous possédons le poëme de Némésianus (qui pourrait bien s'appeler plutôt Olympius), intitulé: Cynegeticon ; il est fort inférieur à celui de Gratins Faliscus sur le même sujet. L'astronomie, qui était déjà fort à la mode deux cents ans auparavant, inspire à un certain Rufus Festus Avienus, personnage consulaire à ce que l'on croit, deux poëmes imités ou plutôt traduits du grec, les Phénomènes et les Pronostics d'Aratus. Ce savant personnage ne s'en tint pas là ; il emprunta encore à des originaux grecs la matière de deux poëmes géographiques, intitulés: Description de l'Univers, et Régions maritimes, absolument dépourvus d'intérêt, soit au point de vue scientifique, soit au point de vue poétique.
Un autre poëte du troisième siècle, Caius Julius Calpurnius Siculus, se livra à la composition de Bucoliques. Depuis Virgile nul ne s'était essayé dans ce genre ; il y occupe donc la seconde place, mais à une distance considérable du maître qu'il imite, disons mieux, qu'il copie souvent sans pudeur. C'est le même cadre, les mêmes sujets, les mêmes détails ; toujours des combats de chant entre deux bergers, ou des plaintes adressées à une infidèle. La seul innovation que se permette l'auteur, c'est d'appliquer au règne fortuné de Carus et de ses fils les descriptions de l'âge d'or qu'il emprunte à Virgile. J'y trouve cependant quelques détails dont celui-ci ne se fût pas avisé. Il n'aurait pas osé dire, par exemple : « Le Sénat enchaîné, marchant au supplice dans un appareil funèbre, ne lassera plus les bras des bourreaux, et, pendant que les prisons regorgent, la curie infortunée ne comptera plus le petit nombre de ses membres. » Mais les souhaits du poëte, ses supplications à l'empereur pour qu'il veuille bien ne pas devenir dieu trop tôt, c'est la menue monnaie des poëtes et des orateurs de cour. Combien les Césars auraient accédé avec empressement à leurs désirs, s'ils l'avaient pu !
Une de ces églogues se distingue des autres par le sujet : c'est une description des spectacles de Rome par le berger Corydon. Cette vision splendide l'a ébloui ; combien les champs et les bois lui paraissent froids et mornes désormais! Vous retrouvez ici l'auteur qui chante la campagne, enfermé dans son galetas. Combien l'autre thèse eût été plus poétique et plus intéressante ! Après ce triste disciple de Virgile, disons un mot d'un disciple de Phèdre, Flavius Avianus, personnage inconnu, qui composa et dédia à un certain Théodose également inconnu un recueil de quarante deux fables. Le but d'Avianus, c'est d'offrir à son protecteur un ouvrage « propre à charmer son esprit, à exercer son imagination, à calmer ses soucis, à le diriger dans la conduite de la vie. » Il est douteux que ce but ambitieux ait été atteint. Ces apologues sont froids et secs. La forme élégiaque adoptée par Avianus est peu propre aux récits. Cette chute monotone des vers, cette suspension forcée du sens, souvent même de la phrase, condamne le poëte à je ne sais quoi de heurté et d'écourté.
Ces défauts déjà sensibles dans Phèdre, qui lui aussi voulait enseigner au moyen de l'apologue ésopique, sont insupportables dans Avianus. Mais peut-être notre La Fontaine, si varié, si vif, si éclatant, si pittoresque, nous rend-il injuste pour ces fabulistes.
Il y eut aussi dans le troisième et dans le quatrième siècle un certain nombre de compositions en vers sur le jardinage. On se rappelle que Virgile avait laissé de côté ce sujet, faute d'espace, mais il avait eu l'imprudence d'ajouter : «je le laisse à traiter à d'autres ».
Plus d'un effort fut tenté pour combler cette lacune. Un certain Palladius écrivit un traité en vers sur la greffe des arbres (de insitionihus arborum) ; il y eut une foule de petits poëmes sur les Roses, entre autres une élégie assez gracieuse qu'on attribue à Ausone. L'auteur qui annonça formellement l'intention d'être le continuateur de Virgile, est Columelle (L. Junius Moderatus Columella). Il appartient à l'époque précédente ; il était contemporain de Sénèque ; et s'il n'est pas un grand poète, sa diction du moins est assez pure. Il a composé un grand ouvrage en prose, sans aucune originalité sur les travaux de la campagne (de re rustica).
Un de ses amis, un certain Silvinus, l'invita à écrire en vers le dixième livre consacré au jardinage. Columelle ne se fit pas prier et se mit résolûment à l'oeuvre. Il est difficile de partager l'admiration du docte Barthius pour ce travail consciencieux, qu'il qualifie de naturali venusiate elegans, ni pour le poëte, qu'il déclare égal aux plus illustres, poetarum primoribus accensendum. Columelle, comme tous les imitateurs, met à nu les vices inhérents au poëme didactique, la sécheresse et la monotonie. Virgile avait échappé à ce grave inconvénient à force de génie, et surtout parce qu'il avait le vif et profond sentiment des choses de la nature; Columelle tombe dans le catalogue. Son jardin est un fouillis de plantes et d'arbres inextricable ; il énumère, énumère impitoyablement; seulement il ajoute des épithètes aux substantifs, ce qui crée à ses yeux le style poétique.
Les épisodes sont sans relief, les digressions, visiblement imitées, n'ont aucune grâce. Il aime les détails crus, immondes; il enregistre les vieilles recettes malpropres de 151 superstition antique (v. 85, 105-360). C'est un compilateur et un archéologue. On se rappelle les admirables descriptions de Lucrèce et de Virgile sur le réveil de la fécondité au printemps; Columelle a essayé de refaire ce tableau. Il faut le lire pour se rendre bien compte de la différence essentielle qu'il y a entre un sec imitateur et des génies originaux.

§ II.

CLAUDIEN.

Claudien (Claudius Claudianus) termine cette longue et froide série des poëtes de la décadence. Avant lui presque rien, après lui, plus rien; nous tombons dans la pieuse et dure barbarie du Moyen âge. Dans ses vers la Muse latine jette un dernier éclat ; on pourrait croire à une renaissance prochaine, c'est un adieu éternel.
Claudien n'est ni un Romain, ni même un Italien, c'est un Alexandrin; mais son père était sans doute Romain d'origine, un de ces fonctionnaires qui accompagnaient les empereurs dans leurs fréquentes tournées.
Il écrivit d'abord en grec, et ne composa ses poëmes en langue latine que lorsqu'il se fut fixé soit à Rome, soit à Milan, où résidaient souvent les empereurs d'Occident. Stilichon, le tuteur d'Honorius, fut son protecteur, et il s'éleva aux premières dignités de l'empire. Arcadius et Honorius lui accordèrent une distinction plus flatteuse encore ; ils lui firent ériger une statue dans le forum de Trajan, avec une inscription fort élogieuse : « Bien que ses vers suffisent à sa gloire immortelle, cependant les très heureux et très doctes empereurs, voulant honorer son dévouement, ont, sur la demande du Sénat, fait élever sa statue dans le forum de Trajan. » Un distique grec ajoutait que Claudien réunissait en lui l'esprit de Virgile et la muse d'Homère. Voilà des princes qui payaient bien les éloges reçus. La faveur dont jouissait Claudien dura autant que celle de son protecteur. Quand Stilichon fut renversé du pouvoir par une de ces révolutions de palais, si communes alors, Claudien fut sans doute enveloppé dans sa disgrâce. C'était en 408, il devait alors avoir environ quarante ans; fut-il tué? fut-il exilé ?on ne sait, mais, à partir de ce moment, il disparaît pour nous.
C'est un poëte de cour. Tous ses poëmes, sauf deux essais très pâles d'épopée, sont des poèmes de circonstance. Il glorifie ses maîtres et ses protecteurs, célèbre leurs triomphes et leurs mariages, insulte à leurs ennemis abattus. Pour lui, le monde est renfermé dans l'enceinte du palais. Il chante Théodose le père des deux empereurs Arcadius et Honorius,il chante Slilichon le tuteur d'Honorius, il chante la femme de Stilichon et sa fille qui doit épouser Honorius. Quant à Arcadius qui règne à Constantinople, il le célèbre d'abord quand il vit en bonne harmonie avec son frère; mais, du jour où le faible empereur tombe sous l'autorité de Rufin et d'Eutrope, Claudien, qui approuve Honorius de se laisser gouverner par Stilichon, ne peut pardonner à Arcadius d'en faire autant. Mais c'est trop insister sur ce point; et il serait injuste d'exiger d'un courtisan qui fait des vers pour ses maîtres, de l'élévation dans les idées et de l'indépendance dans les sentiments. Il serait plus injuste encore de ne pas reconnaître les qualités remarquables qui brillent dans ces vers de commande, et assurent à Claudien une place distinguée parmi les poëtes de second ordre.
Il y a peu de variété dans l'oeuvre poétique de Claudien, et je ne crois pas utile de donner les titres des pièces qui forment son recueil. Essayons plutôt d'en bien déterminer le caractère. J'ai eu occasion de montrer, en parlant des derniers monuments de l'éloquence latine, comment des trois genres reconnus, le genre démonstratif était à peu près le seul qui eût survécu. La poésie subit aussi plus ou moins cette nécessité des temps. Claudien est le représentant accompli du genre démonstratif en vers. Il ne sait que louer ou invectiver, louer le maître et ses favoris, invectiver ses ennemis. Mais, dans ce cercle si étroit, il a déployé des mérites fort remarquables, et je ne crois pas qu'aucun poète de cour puisse lui être comparé.
Je prends un exemple dans les deux genres. Claudien veut chanter le 3e et le 4e consulats d'Honorius Augustus. Le sujet était difficile, car Honorius avait alors dix ans et onze mois ; mais son père vivait encore, Théodosc le Grand; c'est lui qui sera l'âme du poëme. L'enfant royal, tout brillant des espérances qui reposent sur lui, illustre déjà par son père, promet au monde un grand empereur. La pourpre lui sied, il est revêtu d'une majesté précoce ; sur son visage éclate une fierté guerrière qui rappelle les exploits sans nombre de Théodose. Il est né pour ainsi dire, il a grandi dans les camps: « A peine les peuples barbares ont-ils appris qu'un enfant était né au héros, sur les rives du Rhin, voici que les Germains commencent à trembler ; le Caucase effraye agite la cime de ses forêts, l'Égypte s'incline, et dépose ses flèches. Quant à l'enfant, il se traîne parmi les boucliers ; ses hochets, ce sont les dépouilles toutes fraîches des rois; c'est lui qui le premier embrasse son père, quand, tout farouche, il revient des combats. » A peine a-t-il atteint sa dixième année, il demande des armes. « Tel un lion qu'abritait l'antre de sa mère au poil fauve, et qui tétait sa mamelle, dès qu'il a senti croître les griffes à ses pattes, la crinière à son cou, les dents à sa gueule, il repousse cette molle nourriture, et quitte l'abri du rocher, il brûle d'accompagner son père errant aux déserts de Gétulie ; il menace déjà les étables, déjà il se couvre du sang d'un taureau superbe. »
C'est là la partie la plus originale des poëmes laudatifs de Claudien. Cette association de la gloire du père et des belles espérances que donne le fils, plaît à l'imagination. Le poëte sort du lieu commun, et il rencontre de belles images pour peindre ce qu'il y a de plus charmant ici-bas, les premiers rayons d'une destinée illustre. Les faits n'ont pas encore démenti ces belles promesses ; cet enfant qui grandit sera peut-être un second Théodose. Il convient aussi de louer les longues mais nobles recommandations du père à son fils. Cette espèce de testament politique est animé d'un souffle généreux. Le début ne manque pas d'une sorte de gravité antique. « Si la fortune t'avait assis sur le trône des Parthes, cher enfant, si, descendant des Arsacides, tu étalais aux yeux l'éclat barbare de la tiare orientale, la noblesse de ta race pourrait suffire ; tu pourrais, satisfait de la gloire de ton nom, consumer dans le luxe et la mollesse une vie inutile. Mais d'autres lois sont imposées à ceux qui dirigent les destinées de Rome; c'est sur leur vertu et non sur leur nom qu'ils doivent s'appuyer. »
Il y a même dans ce poëte courtisan un souvenir éloquent de la Rome républicaine. « N'oublie pas que tu commandes aux Romains, qui pendant longtemps ont commandé au monde entier : c'est un peuple qui n'a pu tolérer l'insolence de Tarquin, ni l'autorité usurpée de César. L'histoire te racontera les crimes d'autrefois. Tu verras que la honte ne meurt point. Qui ne flétrit et ne flétrira à jamais les monstruosités de la maison des Césars? Qui pourrait ignorer les meurtres de Néron, et les rochers de Caprée où s'alla cacher l'ignoble vieillard ? »
Il serait facile de détacher de ces poëmes plus d'un passage digne d'être admiré. Claudien, en effet, a de l'imagination, de l'éclat et une certaine élévation dans les sentiments. Si les princes qu'il loue ne méritent pas tous les éloges qu'il leur décerne, il sait du moins ce que c'est qu'un grand prince, ce que c'est que la gloire, la vertu, le désintéressement, la clémence ; il n'adore point, il n'encense point les viles passions des princes, il ne célèbre point leurs vices ; il veut voir en eux les vertus dont il a l'esprit possédé. Au fond, est-il plus excessif dans ses louanges que Virgile et Horace? Je ne le crois pas.
Après tout, Slilichon comme homme de guerre valait bien Auguste ; chanter, dans Honorius enfant, les espérances qu'il donne au monde, il n'y a là rien de trop exorbitant pour l'époque. Ce qui est insupportable, ce sont les épithalames, l'éloge de Sérena, celui de Mallius Théodorus, d'Olybrius, de Probinus. Sur ce point, j'abandonne Claudien.
Mais il excelle dans l'invective. Ses deux poëmes contre Rufin et Eutrope sont des oeuvres éloquentes et d'un singulier éclat. Je sais tout ce qu'il y a d'excessif, de faux et même de peu généreux dans les outrages amers, lancés à des vaincus, à des morts ; mais c'est le style du sujet et le ton de l'époque. Ce qui n'appartient qu'à Claudien, c'est la vigueur du pinceau et la chaleur du langage. Un historien, un philosophe aurait recherché et expliqué les causes de l'élévation de Rufin et d'Eutrope ; comment ces personnages de vile extraction, dont le dernier n'était pas même un homme, sont-ils devenus les véritables maîtres d'un grand empire? Il serait absurde de dire qu'ils n'ont dû leur haute fortune qu'à leurs vices : s'ils avaient peu de vertus, ils avaient assurément du mérite : un eunuque, vendu sur la place publique, ne devient pas consul et premier ministre s'il ne possède des qualités réelles: l'empereur préférerait après tout pour favori quelque descendant d'une noble famille : s'il accepte le joug d'un eunuque, c'est que celui-ci a su l'imposer. De tout cela le poëte ne tient nul compte; il ne voit que la bassesse du personnage ; il se complaît dans les peintures les plus violentes de son abjection première ; il en fait comme le rebut de la nature entière, un être qu'on ne peut nommer; puis il le montre revêtu de la pourpre et de la trabée, précédé des licteurs portant les faisceaux, donnant son nom à l'année; il évoque le souvenir des consuls de la vieille Rome, il les convie à la contemplation de cette infamie. C'est une joie pour lui que d'énumérer toutes les turpitudes de cette vie étrange, de fouiller dans les replis de cette âme souillée, et d'opposer sans cesse l'abjection de l'origine et celle de l'âme aux splendeurs dont l'eunuque a été revêtu. Ajoutez à cela une sorte de satisfaction, quand il nous rappelle que c'est à la cour d'Arcadius, en Orient, que de telles hontes s'étalent. Ce n'est pas à Rome ou à Milan qu'un Rufin ou un Eutrope pourraient se faire jour jusqu'aux premiers honneurs de l'État. La vieille majesté romaine vit encore à la cour d'Honorius ; et c'est lui ou Stilichon qui purgera l'empire d'Orient de ces deux monstres qui le déshonorent. Voilà les procédés de l'invective dans Claudien.
Malgré la diffusion et les déclamations trop ordinaires en pareil sujet, on ne lit pas sans plaisir ces virulentes satires. Le sentiment est sincère, honnête ; il y a dans ce poëte de cour une indignation réelle. Les souvenirs de l'ancienne Rome le soutiennent et l'inspirent ; si ce n'est pas un citoyen qui parle, c'est du moins un admirateur des temps où il y avait des citoyens. Claudien a de l'imagination; il fait un emploi assez heureux de la religion et des machines poétiques, surtout quand il s'indigne; il a du coloris et de l'énergie. Il est dépourvu de mesure. Les sujets de ses chants étaient maigres; il leur donne un embonpoint factice au moyen de développements et de répétitions souvent fastidieuses.
Ce qu'il y a de plus remarquable en lui, c'est la versification ; souple, variée, harmonieuse surtout, elle est une imitation savante de Virgile et de Lucain.

§ III.

RUTILIUS NUMATIANUS.

Ce n'est pas un Romain, ni même un Italien qui ferme la série des poëtes de cette dernière période, c'est un gaulois, Rutilius Numatianus.
On ne sait s'il est né à Toulouse ou à Poitiers, mais il n'y a pas de doute sur sa nationalité; lui-même nous apprend qu'il a quitté l'Italie et s'est rendu en Gaule où l'appelaient les malheurs de sa patrie.
C'est là un sentiment généreux. La Gaule tout entière était alors en proie à la dévastation ; les barbares la ravageaient périodiquement, et l'Italie, envahie à plusieurs reprises, conquise par Alaric, ne pouvait porter secours aux provinces. Les catastrophes se succédaient; le vieil empire tombait en ruines, et sur ses débris commençaient déjà à apparaître les États nouveaux d'où sortiront les sociétés modernes.
Il y avait là une riche matière pour un poète. Quelle révolution dans le monde que la chute de Rome ! Quelles perspectives offertes à l'imagination dans cette longue agonie de l'empire ! Quels seront les successeurs des maîtres du monde? Que de peuples barbares se sont déjà précipités sur les provinces ouvertes, ont accumulé les ruines et ont disparu! La ville éternelle survivra-t-elle à ce débordement des nations? Les anciens oracles seront-ils confondus? Apparaîtra-t-il un sauveur? Et quand même le poëte ne chercherait point à pénétrer les voiles sombres de l'avenir, ne suffirait-il pas d'égaler les lamentations aux calamités présentes?
Mais Rutilius Numatianus a l'imagination légère et agréable plutôt que forte. C'est bien un Gaulois, un Gaulois romanisé; mais la solide gravité romaine n'a pu transformer la nature primitive. C'est de plus un fonctionnaire. Son père, Lachanius, avait été proconsul en Toscane, et les habitants du pays, satisfaits de son administration, lui avaient élevé une statue. Rutilius, lui aussi, était entré dans les charges publiques. En 417, il était préfet de Rome, dignité considérable jadis. C'est en 419 ou 420, pendant ou peu après le voyage qu'il fit en Gaule, qu'il publia le poëme qui a sauvé son nom de l'oubli. Ce poëme a pour titre: Itinerarium. Il ne nous en reste que le premier livre et une soixantaine de vers du second. Nous ne possédons point la partie de l'ouvrage où l'auteur décrîvait l'état de la Gaule, sa patrie, et les sensations qu'il dut éprouver à la vue de cette désolation.
Le poëme est écrit en vers élégiaques, d'un tour assez facile et non sans élégance, un peu durs cependant. Le choix de ce mètre indique la portée de l'oeuvre. Elle ne renfermera pas de grands tableaux ; elle n'aura point un mouvement ample et grave: ce seront de petits détails juxtaposés, une série de silhouettes agréablement jetées sur un fond sombre. Rutilius dépeint les lieux qu'il a non pas traversés, mais vus dans son voyage, et qu'il a vus à une certaine distance. En effet, ce haut fonctionnaire, ce préfet de la ville, n'ose voyager par terre : les Goths sont partout, et ces barbares seraient capables de ne pas s'incliner devant la majesté d'un magistrat romain. Aussi Rutilius voyage par mer ; il rase les côtes, et, de loin, il distingue les contours des régions dont il n'ose approcher. Quels rapprochements s'offrent à l'esprit ! Un préfet de Rome forcé de se cacher, et cela aux portes mêmes de Rome ! Cette dure nécessité n'imposait-elle pas pour ainsi dire le ton et la couleur du poëme? Il fallait un Jérémie pour peindre de tels désastres ; Rutilius n'est qu'un diminutif
d'Ovide. Comme lui, il colle ses baisers aux portes qu'il doit abandonner, il pleure, les sanglots étouffent sa voix ; il supplie Rome de lui pardonner cet abandon. Que pense-t-il de Rome? C'est la reine superbe du monde qui lui appartient : c'est la mère des hommes et des dieux et il énumère les exploits de la cité victorieuse, et cela après qu'elle est tombée aux mains d'Alaric ! Dans cette invocation fastueuse et vide, deux vers se détachent : le poëte a entrevu un des côtés sérieux de la grandeur de Rome, l'unité des peuples accomplie par elle. Il y avait là matière à de belles et fécondes idées, à de nobles peinturcs; mais il tombe aussitôt dans le vide de la mythologie ou dans les souvenirs héroïques, si cruellement déplacés. Voilà le patriotisme de Rutilius : il est sincère, mais qu'il est borné et puéril ! Comment peut-il croire que Rome va reprendre d'une main ferme la domination du monde, quand tout lui échappe à la fois, quand lui-même, il n'ose toucher le sol de l'Italie? Le dernier souvenir, la dernière impression qu'il emporte de Rome, c'est le bruit des applaudissements qui retentissent au cirque. Est-ce sur les gladiateurs qu'il comptait pour chasser les barbares ? Rutilius, si plein d'illusions sur l'avenir de Rome, n'a que le plus profond mépris pour le christianisme. Cela devait être : pouvait-il comprendre la révolution religieuse qui s'accomplissait, lui qui se refusait à voir la révolution politique accomplie ? Mais il n'ose guère épancher sa haine et son dédain. Heureusement il lui tombe un juif sous la main. Juif, chrétien, pour lui c'est tout un ; il en est resté à l'opinion de Tacite sur ce point. A ce juif, il adresse les injures " dues à cette race dégoûtante".Elle a le coeur froid, comme le froid sabbat qu'elle célèbre; elle condamne le septième jour à un honteux repos, symbole de la fatigue de son dieu. Il regrette enfin que Titus ait soumis la Judée. Puissamment imaginé ! Après les juifs, les moines ont leur tour. En longeant l'île de Capraria, il a entrevu des êtres sales qui fuient la
lumière. «Ils s'appellent moines, dit-il, d'un mot grec, parce qu'ils veulent vivre seuls et sans témoins. Ils fuient les faveurs de la fortune, parce qu'ils en craignent les revers. Ce sont de vils esclaves ; un fiel noir gonfle leurs coeurs. » Que d'ignorances et de préjugés sots dans ces quelques vers! Quelle légèreté surtout! Bientôt, en effet, la barque de Rutilius glisse le long des rivages de Pise et de Cyrnos, et le poëte envoie à un de ses amis, qui a fui le monde pour se faire moine, un adieu mélancolique d'un tout autre ton. « Je me détourne avec douleur de ces rochers qui me rappellent une douceur récente : c'est là que s'est enseveli vivant un concitoyen égaré. Hier, il était des nôtres ; jeune, d'illustre naissance, sa fortune était brillante, il était marié à une femme digne de lui: le délire le saisit,
il abandonne les dieux et les hommes; sottement crédule, il va s'exiler, se cacher dans une vile retraite. Malheureux ! il croit que les misères et la saleté sont chères aux cieux ; il se torture lui-même, cent fois plus cruel que les dieux outragés. Cette secte, je le demande, n'est-elle pas plus funeste que les poisons de Circé? Autrefois, cétaient les corps qu'on changeait, aujourd'hui, ce sont les âmes. Ainsi Rutilius Numatianus assista à la plus grande, à la plus complète révolution qui se soit acomplie dans le monde, la chute de l'empire romain et l'établissement du christianisme, sans se douter du spectacle imposant qu'il avait sous les yeux.

FIN DU TOME SECOND

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